Il n’existait quasiment aucun livre sérieux en langue française sur le sujet. Journaliste d’investigation, Jean-François Dupaquier publie ce mois-ci un livre salutaire Les Seychelles. L’envers de la carte postale qui vient combler ce vide. Vous pourrez désormais aller vous dorer la pilule dans cette petite dictature en toute connaissance de cause.
Le régime en place dans l’archipel a aidé Bachar el-Assad à bombarder sa propre population, soutenu le régime d’apartheid en Afrique du Sud et livré des armes aux génocidaires rwandais. Pour vous aider à préparer vos vacances, nous nous sommes longuement entretenu avec l’auteur pour discuter de tous ces points.
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VICE : Vous avez enquêté seul ? Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
Jean-François Dupaquier : Oui absolument. J’ai commencé l’enquête il y a trois ans, ça m’a pris du temps. C’est un pays où les journalistes ne vont pas en général, sauf invitation par des agences de tourisme. Il n’y a pas de marché de l’information donc les rédactions n’envoient personne. On passe quand même à côté de beaucoup de choses…
Vous vous êtes rendus sur place ?
Je m’y suis rendu comme touriste. Je n’ai pas dit que j’étais journaliste, ce n’était pas la peine de m’attirer des ennuis. La dernière fois qu’il y a eu un assassinat politique c’était une Française, il y a seize ans.
Pour introduire le livre, vous jouez à fond sur le cliché des Seychelles, îles touristiques et paradisiaques…
C’est vrai et c’est choquant. C’est une destination touristique de rêve ou les Français sont parmi les premiers à partir puisqu’il y a environ 45 000 Français qui vont chaque année aux Seychelles sur environ 300 000 touristes. C’est énorme. Il y a beaucoup de désinformation envers le public français pour présenter les Seychelles comme le paradis sur terre, l’Éden retrouvé et tous ces trucs-là…
Comment vivent les Seychellois ?
Il y a une sorte de contrat passé avec le régime, un système de redistribution sociale apparemment assez avantageux en échange d’un silence et d’une résignation politique absolue. Ce système consiste à faire penser au Seychellois qu’il est un petit peu complice, à la foi du système financier offshore qui permet de mettre à l’abri des fortunes, mais aussi de l’épuisement des ressources halieutiques avec la surpêche.
Si je suis séduit par le storytelling des tours-operators et que je vais en vacances aux Seychelles, est-ce que j’ai une chance de voir tout cela de mes propres yeux ?
Non, il y a très peu de chance que vous voyez tout cela. Vous ne verrez même pas les taudis dans lesquels s’entassent environ 40 % des Seychellois parce que c’est en dehors des routes que vous emprunterez.
Jusqu’en 2016, la sodomie était punie de 14 ans d’emprisonnement…
Ce sont des lois qui datent de l’époque victorienne. C’est aberrant, mais ça participe au contrôle de la population. Évidemment, la sodomie est pratiquée aux Seychelles comme dans tous les pays du monde. Les touristes la pratiquent autant que les autres, mais jamais un touriste n’a été condamné pour sodomie. Par contre, un Seychellois, on trouve toujours dans la législation quelque chose pour le persécuter…
De votre côté, comment avez-vous découvert cet archipel ?
J’ai été alerté sur ce déficit d’information par un ami belge. C’est quand même très choquant que depuis l’indépendance en 1977, rien n’ait été publié en français sur la réalité de cette dictature. Le monde francophone a complètement oublié les Seychelles.
Récemment, les banques seychelloises ont notamment permis à Bachar el-Assad de contourner l’embargo sur les armes et les carburants pour ensuite larguer des barils d’explosif sur la population civile. Comment en est-on arrivé là ?
Aux Seychelles s’est installée une toute petite oligarchie prédatrice qui a fait argent de tout. En Syrie, la dictature manquait surtout de kérosène pour alimenter ses hélicoptères et les banques Seycheloises lui ont permis de contourner cet embargo. Elles sont en quelque sorte complices des crimes horribles commis par la dictature de Bachar el-Assad. Ce sont des personnes qui cherchent absolument à s’enrichir par tous les moyens depuis le premier président France-Albert René.
Les Seychelles sont à la base un paradis fiscal socialiste. Comment expliquer une telle contradiction ?
Il y a un personnage très significatif dans cette articulation qui s’appelle Mario Ricci. C’est quelqu’un qui a copié l’organisation de la mafia en Italie et qui l’a installé aux Seychelles. Il a réussi à convaincre le président de se remplir les poches. Il avait tellement d’entregent qu’on l’a vite surnommé le « vice-président des Seychelles ». Tout le monde a été séduit par ses promesses. Il leur a effectivement fait gagner beaucoup d’argent avant de périr dans un mystérieux accident de chasse en Afrique du Sud.
Dans l’ombre du président autocrate, il y a donc ce Mario Ricci. Qu’est-ce qui attire cet Italien en Afrique ?
C’est un petit escroc qui a commencé par être condamné en Suisse pour un trafic de fausse monnaie. Il s’est réfugié en Somalie avant d’en être chassé dans des conditions assez étranges qui restent à déterminer. Il s’est fait une place aux Seychelles et il a prospéré. Disons que pour lui, c’était une sorte de Far West.
C’est le seul pays au monde où se sont déployés des soldats nord-coréens. Les années 80 aux Seychelles, c’est du délire en fait ?
Oui absolument. C’est une dictature tellement ubuesque que Moscou, qui soutenait le régime des Seychelles, n’a jamais invité son président parce qu’il sentait le soufre dès cette époque. On était moins regardant à Pyongyang et à Cuba. France-Albert René était un grand fan de la Corée du Nord jusqu’à ce qu’il change son fusil d’épaule.
Vous revenez longuement sur l’aide apportée par les Seychelles au régime raciste d’Afrique du Sud…
C’est le pire crime des Seychelles. Ce régime serait tombé longtemps avant 1994 s’il n’avait pas réussi à contourner l’embargo pétrolier instauré par l’ONU. Je pense que c’est lié aux abus commis directement par l’État français qui lui-même violait allègrement l’embargo sur les armes. Willem Petrus Ehlers, l’un des go-between de Mario Ricci, était un homme de la DGSE [renseignements extérieurs français NDLR] formé en France. Il a participé au trafic d’armes vers l’Afrique du Sud. Les Seychelles travaillaient avec les mêmes personnes que la France.
À cette époque, François Mitterand, un président français, noue des relations avec les Seychelles et soutient également le régime raciste à Prétoria. Ça nous semble complètement fou en 2019…
Ça paraît paradoxal, mais c’est la réalité. Il faut se rappeler aussi que l’assassinat de Dulcie September, l’une des principales représentantes de l’ANC, s’est déroulé à Paris [en 1988 NDLR]. À l’époque, le gouvernement français s’est bien gardé d’investiguer. La complicité avec le régime d’apartheid est absolument évidente, y compris sous Mitterrand.
Les grosses révélations de ce livre concernent le Rwanda. Vous avez déjà beaucoup travaillé sur la question. Pouvez-vous expliquer ?
Depuis des années, j’enquête sur la conspiration du génocide. Parce que, bien évidemment, ce génocide a été soigneusement préparé. Au vu et au su des militaires français qui contribuaient à soutenir les forces armées rwandaises (FAR). L’un des pires crimes du régime seychellois a été de fournir au gouvernement génocidaire au mois de juin 1994 plus de 80 tonnes d’armes dans des conditions que j’explique de manière détaillée dans le livre.
C’est terrible.
C’est terrible et c’est sans doute l’un des crimes où l’implication de Paris est la plus avérée. Dans cette affaire, il y a des indices concordants très forts qui indiquent que la France est derrière cette livraison d’arme, juste avant l’opération Turquoise [opération militaire controversée de la France à la fin du génocide NDLR].
Alors que la majorité des victimes, Tutsi et Hutu modérés, ont déjà été exterminées, les Nations Unies votent un embargo total sur les armes au Rwanda en mai 1994. Les génocidaires qui épuisent rapidement leur stock vont miraculeusement en trouver aux Seychelles ?
À la mi-juin 1994, il y a déjà eu 800 000 morts, assassinés par des hommes que soutient l’entourage de François Mitterrand. La livraison d’arme des Seychelles correspond assez bien à la demande qu’avait faite le gouvernement génocidaire à l’Élysée quelques semaines plus tôt. J’explique dans le livre que c’est plus qu’une simple coïncidence.
Theoneste Bagosora, principal architecte de la tragédie rwandaise, se rend en personne dans l’archipel en plein génocide. Ça paraît délirant…
Et il va y passer quinze jours. Ça montre l’importance de cette livraison d’arme. Cet homme, qui est le grand organisateur du génocide, n’hésite pas à quitter le Rwanda pendant cette période pour aller négocier ces livraisons d’armes dont il pense que les FAR ont absolument besoin. C’est impressionnant de voir les efforts qu’il va déployer.
Une banque française apparaît dans le financement de ces stocks d’armes. Que vient faire la BNP dans toute cette histoire ?
Pour financer une livraison internationale d’arme, il faut une banque de référence qui va garantir le transfert de fonds en Europe. L’oligarchie seychelloise réclame que ces armes soient payées avant livraison. Dans une situation de génocide, on ne peut pas faire de crédit… C’est la BNP qui va accepter.
Pourquoi fait-elle cela ?
La question se pose encore. Les bénéfices représentent peut-être quelques dizaines de milliers d’euros maximum. Or, le risque, c’est que les dirigeants de la BNP soient condamnés à perpétuité pour complicité de génocide qui est un crime imprescriptible. Les juges d’instruction en France sont saisis d’une plainte. Les dirigeants de la banque devront un jour répondre.
Quelles ont été les conséquences quand l’ONU a découvert cette transaction ?
Malheureusement, si on vous propose un travail d’expert à l’ONU, il faut savoir que vous serez très bien payé pour ne rien découvrir. Le poids de Paris, membre permanent du conseil de sécurité, est considérable. Ceci a pesé lourd dans la création du périmètre du Tribunal pénal international pour le Rwanda. L’ONU a sagement laissé ses enquêteurs conclure qu’il n’y avait rien à investiguer.
Où en sont les Seychelles aujourd’hui ?
Le régime dictatorial a dû s’ouvrir au multipartisme et l’opposition a remporté les élections législatives malgré de nombreuses fraudes. Mais ce régime est tellement présidentiel que le système se maintient. On attend les élections présidentielles l’an prochain pour, espérons-le, voir un démocrate renverser ce régime qui dure depuis 40 ans.
Pour finir, vous conseilleriez à quelqu’un d’aller en vacances aux Seychelles ? Vous pensez que l’on peut faire abstraction de tout cela ?
Oui bien sûr. Il faut y aller comme touriste, mais en essayant de comprendre dans quel pays on est. Il n’y a pas seulement des tortues géantes centenaires, du sable et une mer très chaude. Il y a des habitants qui ont une grande résilience et qui ont réussi à conserver leur bienveillance malgré la terreur, les disparitions, les emprisonnements et les lois hyper-répressives. Ils méritent des encouragements.
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