Mon voyage initiatique à Twin Peaks, en l’an 2000
L’auteur et sa copine, quelques jours avant d’arriver à Twin Peaks. Collection de l'auteur

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Culture

Mon voyage initiatique à Twin Peaks, en l’an 2000

Immense fan de la série de David Lynch et Mark Frost, j’ai décidé il y a plus de 15 ans de partir sur les traces de la femme à la bûche, des sycomores et du meilleur café de la vie de Dale Cooper.

À l'été 2000, j'ai pris l'une des plus grandes décisions de ma vie. J'ai rejoint un pote parti faire son « semestre des Beaux-Arts à l'étranger » en Californie. À Los Angeles, précisément. Un vieux fantasme qui nous habitait tous les deux, et que je ne l'imaginais pas concrétiser sans moi. J'ai débarqué chez lui en juillet, dernier mois de son semestre, en compagnie de celle qui allait devenir ma femme. Quelques jours plus tard, je m'engueulais avec lui et partais avec ma copine vivre un mois d'amour intense qui nous mènerait de ville en ville sur la côte ouest dans une caisse pourrave, louée chez Rent-a-Wreck – soit Loue-une-Épave, ce qui, à l'aune du standard de Los Angeles, équivaut à une bagnole qui a roulé 100 kilomètres.

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Bien sûr, nous nous arrêterions dans des grandes villes – Las Vegas, San Francisco, Portland, Seattle – des parcs naturels emblématiques, près de monuments célèbres – comme la Tour du Diable – mais aussi dans des patelins, dont deux bleds qui me faisaient fantasmer depuis près de 10 ans. Deux bleds de l'État de Washington, qui aujourd'hui résonnent un peu plus qu'à l'époque : North Bend et Snoqualmie, les deux villes qui ont accueilli le tournage de la série Twin Peaks. Loin de moi était l'idée d'entreprendre une enquête sur le tournage de la série qui m'avait formé, à l'instar d'Axel Cadieux dans son bouquin Voyages à Twin Peaks. Non, bien plus premier degré, mon but était simplement de fouler les terres qui m'avaient transporté pendant 23 épisodes, à l'image de ce que j'avais fait huit ans plus tôt en passant un week-end dans le village gallois de Portmeirion, qui avait abrité le tournage du Prisonnier. Ma copine, aussi bonne pâte qu'aventurière, voulait bien m'aider à exaucer ce vœu, d'autant que rien ne l'excitait plus que de trouver le chemin de bleds paumés dans une région du monde où elle n'avait jamais mis les pieds, à une époque où ni Google Maps, ni la 4G, ni le WiFi n'existaient. Notre seul guide s'appelait Rand McNally. Version papier de 152 pages. Sa bible.

La Corvette de Leo Johnson ? Peut-être, s'il l'avait repeinte en noir.

Si notre pause à Seattle quelques jours plus tard fut, existentiellement parlant, autrement plus exaltante que les deux jours passés à North Bend et Snoqualmie, il n'en demeure pas moins que ceux-ci furent assez mémorables. Non pas qu'ils aient été à la hauteur de ce que j'en attendais, mais parce que justement, nous nous sommes retrouvés comme deux glands à errer dans deux villages paumés du nord-ouest des États-Unis, là où l'évocation de Twin Peaks provoquait au mieux un acquiescement timide, et bien souvent un regard interrogateur doublé d'une incompréhension manifeste.

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En 2000, à North Bend et Snoqualmie, tout le monde avait oublié Twin Peaks, son tournage, et les lieux sur lesquels il s'était déroulé. Un constat relativement alarmant pour le fan que j'étais, qui comptait bien s'émerveiller devant le Great Northern Hotel, sa cascade, le Double R Diner, le pont sur lequel on découvre pour la première fois Ronette Pulaski, l'usine Packard ou encore le commissariat du Shérif Truman. Sans parler de la maison des Palmer, la station essence de « Big » Ed Hurley, la forêt, les sycomores et la fameuse route sur laquelle s'ouvrent tous les épisodes de la série. Des lieux mythiques désormais cartographiés sur divers sites, mais qui étaient à peine référencés à l'époque, puisque North Bend et Snoqualmie, je le comprenais vite, avaient tourné la page sans penser un jour célébrer le début des années 1990. Twin Peaks était derrière les habitants, qu'ils aient ou pas vécu le tournage de la série. Qu'ils l'aient même vue, ou non.

Nous avions décidé de commencer par North Bend, pour je ne sais plus quelle raison. Peut-être que le village était le premier à se trouver sur notre route. Ce qui ne nous avait pas empêchés de nous perdre alentour avant de débarquer dans un motel miteux – le premier sur lequel nous étions tombés –, le Mt. Si Motel, à propos duquel il m'avait fallu quelques minutes pour reconnaître qu'il s'agissait – les auspices avaient l'air d'être de notre côté – du motel dans lequel Leland Palmer découvre Teresa Banks et Laura Palmer dans le film Fire Walk With Me. C'était d'autant plus réjouissant que notre hôte, un Américain buriné au tabac, portait sur ses épaules le même poids du monde qu'Harry Dean Stanton, et semblait ne pas saisir notre excitation quand nous découvrions ses deux animaux de compagnie surgir de sous une lampe tue-mouche. Ma copine avait beau ne pas être absolument fan de Twin Peaks, elle savait reconnaître la beauté de l'étrange quand elle la saisissait. Et devant un chien blanc géant directement sorti de Princesse Mononoké, elle commençait à comprendre que nous venions d'entrer sur des terres qui, à une époque tout du moins, avaient abrité assez d'étrangeté pour en dispenser pendant quelques années encore. Le chat, un sac d'os sur pattes, était rasé le long du dos. L'absence de poils laissait apparaître une opération de la colonne vertébrale fraîchement recousue. Mais le spectacle ne s'arrêtait pas là. La pauvre bête avait beau essayer de miauler, aucun son ne sortait de sa bouche.

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Malheureusement, le chien, le chat et la lampe tue-mouche s'avéreraient les trucs les plus « Twin Peaks » que nous nous apprêtions à croiser.

Le Mt. Si Motel se trouve sur la East North Bend Way, au bout de laquelle s'étend le petit village de North Bend, qui, à l'instar de nombreux patelins américains, ne possède guère plus qu'une Main Street, baptisée ici Bendigo Boulevard. C'est au coin de Bendigo et de North Bend que je tombais nez à nez avec le Twede's Cafe – alias le Double R Diner, le célèbre café de Norma Jennings. David Lynch avait pris soin d'y tapisser les fauteuils de rouge. Première désillusion : le Twede's Cafe, qui affichait sa glorieuse insigne rouge, jaune et bleue, était fermé pour travaux, après avoir été ravagé par un incendie.

J'avais l'habitude d'une telle déconvenue. La première fois que je m'étais rendu au Vatican, le plafond de la basilique Saint-Pierre était en restauration. Quelques années plus tard, à l'Alhambra de Grenade, c'était la célèbre fontaine de la Cour des Lions qui était en réparation. Plus tard encore, à Kyoto, le plus beau jardin d'un temple renommé était recouvert d'une bâche. En ce qui concerne le tourisme, je suis ce qu'on appelle un poissard. Mais si passer à côté de tous ces hauts lieux historiques ne m'avait que peu peiné, je ravalais difficilement ma bile en découvrant qu'il m'était impossible de commander un café et une part de tarte à la cerise au Double R.

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La vitrine affichait un petit mot qui expliquait que le lendemain à 18 h 30 le cinéma local projetait X-Men pour financer une partie des réparations – auxquelles je comptais bien participer. Peiné, mais pas désespéré, je me mettais en tête de découvrir les lieux secrets qui avaient accueilli l'enquête de Dale Cooper. Malheureusement, North Bend n'avait rien d'un « Disneyland de Twin Peaks », et le village n'allait pas s'offrir si facilement à moi. De ce que me disait la vendeuse de l'une des rares boutiques qui semblaient pouvoir me renseigner, la chaîne ABC n'avait pas donné l'autorisation officielle d'exploiter le nom de Twin Peaks, ou la réputation de la série. Condamnés à ne pas pouvoir s'enrichir sur le dos de la création de Lynch et Frost, les habitants du coin ne semblaient même pas avoir tenté de violer le copyright. Moi qui comptais trouver un mug du Twin Peaks Sheriff's Department… Pas de pot. Ni mug, ni t-shirt, ni rien. À peine une carte super moche qui indiquait très grossièrement des points d'intérêt. Même ma copine, pourtant bien équipée en sens de l'orientation, ne comprenait rien à cet enchevêtrement de routes vaguement dessinées et de forêts hideuses retranscrites au crayola. Cette même vendeuse était la seule à pouvoir m'indiquer où se trouvait le Great Northern Hotel (le Salish Lodge & Spa, dans la vraie vie) – loin de là, à Snoqualmie. À 10 minutes en voiture, en fait.

Mais pour retrouver le reste, c'était une autre paire de manches. L'usine ? « Un peu à droite, puis à gauche ! » Rien. Le commissariat ? « En face de l'usine ! » Raté. Et le pont ? « Au dépôt de wagons où ils ont aussi tourné l'assassinat de Laura Palmer. » Problème : à North Bend ou Snoqualmie, rien ne ressemble plus à un pin Douglas qu'un autre pin Douglas. Et rien ne ressemble plus à un beau pont en fonte qu'un autre beau pont en fonte. Autant dire qu'en 2000, s'il n'était pas difficile de s'imprégner de l'atmosphère unique d'un petit patelin du nord-ouest des États-Unis – Twin Peaks devait d'ailleurs s'appeler Northwest Passage, à l'origine – le tourisme n'était pas parfaitement au point. On a vu un pont. Était-ce le bon pont ? Impossible à dire. On a vu des cabanes dans les bois. Étaient-ce les bonnes cabanes ? Après tout, qu'importe. Je sais qu'on a vu des cabanes dans les bois de Snoqualmie. On a évidemment vu la cascade du Great Northern Hotel et la silhouette du Salish Lodge qui se profilait derrière. Mais c'est à peu près tout ce que j'ai vu du Twin Peaks. C'était peu. Mais assez pour m'y sentir bien. M'y sentir chez moi.

Un sentiment retrouvé le lendemain en allant voir X-Men au cinéma de North Bend. La petite communauté qui se réunissait pour reconstruire son café historique n'a pas pris la peine de demander à ma copine ou à moi ce que nous faisions là. Nous étions probablement les seuls étrangers.

Je n'avais pas pu laisser de tip à Shelly Johnson. Je n'avais pas pu sentir le bois fraîchement débité sortir de la scierie des Packard, ni faire le plein à la Big Ed's Gas Farm. Mais qu'importe. Le temps d'une séance, j'ai habité Twin Peaks, entouré de ses habitants, participant à sa vie locale, celle d'une petite communauté du nord-ouest des États-Unis qui se moquait bien qu'un jour un réalisateur, aussi génial soit-il, soit venu concrétiser un petit caprice qui marquerait à jamais une génération de téléspectateurs dans les décors de son quotidien. Et ce sentiment, aucun café, aucune tarte à la cerise, et aucune carte dénichée sur Google n'auraient jamais pu me l'apporter.