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Rugby des clochers : Benjamin Roquebert, le phénomène de Saint-Sul

Dans cet épisode 3, on vous présente le fidèle trois-quarts centre de 118 barres de Saint-Sulpice-sur-Lèze, qu'on a rencontré chez lui dans la ferme familiale.

Dans l'ombre du Top 14 et de ses stars bodybuildées, tous les dimanches à 15 heures se joue un autre rugby. Celui des copains, des interminables déplacements en car, des troisièmes mi-temps à rallonge, des lundis matins difficiles. De véritables aventures humaines et sportives dont on raffole chez VICE Sports.

Du coup on a décidé d'aller dans une petite bourgade de Haute-Garonne, à Saint-Sulpice-sur-Lèze, pour vivre une saison de rugby, un autre rugby même, avec l'Union Sportive Saint-Sulpicienne. L'équipe fanion du club évolue en Fédérale 1, la première division des rugbymen amateurs. Les joueurs ne sont pas payés et, sur le terrain, ils vont devoir s'envoyer pour permettre au club de perdurer au plus haut niveau amateur, au milieu d'équipes qui rêvent d'accéder au monde professionnel et dont certains joueurs sont grassement rémunérés. Saint-Sulpice-sur-Lèze nous a gentiment ouvert les portes de son stade et de ses vestiaires.

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Il est le joueur dont les Saint-Sulpiciens m'ont parlé avant tous les autres quand j'ai débarqué pour la première fois au club, au cœur de l'été. « Tu verras, c'est un phénomène », m'ont-ils promis. L'emphase, cela s'entend, m'a incité à la prudence. J'avoue même avoir soupçonné ces gens d'un brin de chauvinisme. Toutefois, intrigué par autant de louanges, j'ai aussi eu hâte de juger par moi-même. J'ai commencé par ''googliser'' le nom du prodige, découvrant alors que l'animal passait des pénalités de plus de 60 mètres en ne prenant que trois pas d'élan. Bon… Puis je l'ai observé, pendant les entraînements, et, à fortiori, lors des deux matches de préparation joués par l'USSS contre les espoirs de Colomiers et le Stade bagnérais.

La sincérité m'oblige à admettre que je n'ai jamais croisé un joueur aussi complet à son poste. Il me fallait en apprendre davantage sur ce mec qui ''pue'' le rugby.

Les leçons à tirer de ces rencontres amicales ont beau inciter à la mesure, j'ai néanmoins vite compris que ce type-là a un truc en plus. En réalité, il est hors norme, stricto sensu. Âge : 28 ans. Taille : 1,84 mètre. Poids : 118 kilos. Poste : trois-quarts centre. Une allure de bibendum raidi, au jeu parfois bœuf, parfois subtil, fort d'une dextérité de pianiste ballon en main et doté d'une catapulte en guise de pied droit. La sincérité m'oblige à admettre que je n'ai jamais croisé un joueur aussi complet à son poste. Il me fallait en apprendre davantage sur ce mec qui ''pue'' le rugby. Je voulais aussi comprendre comment un tel surdoué, dans ce microcosme de l'ovalie où les étoiles de son genre excitent les recruteurs, a échappé à son destin de rugbyman professionnel. J'ai donc pris rendez-vous avec Benjamin Roquebert.

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Nous nous sommes retrouvés à la ferme familiale, juchée sur les hauteurs de Capens, petit village voisin de Saint-Sulpice-sur-Lèze, où il arrive que certains joueurs déboulent pour profiter du grand air lors des troisièmes mi-temps qui s'éternisent. Ambiance agricole : vue imprenable sur les champs, odeur de fumier, silence absolu – n'étaient les claquements de queue des vaches – et là, tapi près de sa mère, un veau de trois jours, déjà bien charpenté. Jean-Paul Roquebert, 56 ans, le papa, turbine ici comme un âne, seul, pour assurer la pérennité de l'exploitation qui se transmet de génération en génération depuis le Moyen-Âge. Pendant que nous discutons, les bêtes, alignées en régiment, se délectent d'une mixture à base d'orge. « Tout ce qu'elles mangent est produit ici », m'explique le taulier, sosie caché du Raymond Domenech des ''eighties'' avec sa moustache de gaucho argentin. « Je ne travaille pas en circuit court, mais en circuit très très court », sourit-il. De fait, sa viande atterrit non loin de là, chez Coledan par exemple, boucher à Eaunes et à Saint-Sulpice-sur-Lèze. Benji aide de son mieux dès qu'il le peut, tout comme son frère Jérémie, de quatre ans son aîné, lui-même redoutable joueur de rugby mais dans un moins artistique, paraît-il ! « La réalité économique fait que je ne peux pas les embaucher, témoigne leur père, par ailleurs bénévole au club de l'USSS. Sinon, je ne pourrais plus continuer à investir. Le métier est devenu très difficile, vraiment… » Quand il ne joue pas au rugby, Benjamin Roquebert travaille donc la terre aux Écuries de Montaut, un village tout proche.

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Il en revient justement ce mardi en fin d'après-midi pour répondre à toutes mes interrogations. La ferme est vaste, la place ne manque pas. Nous nous apprêtons à trouver un coin tranquille pour discuter quand soudain, ''Farou'', comme on l'appelle à Saint-Sul, me propose un tour de tracteur. Évidemment, j'accepte ! Nous voilà donc parti dans un engin incroyable pour l'ancien citadin que je suis. Autoradio, clim', la machine envoie du lourd ! « Et encore, celui-là n'a pas le GPS », me dit Benjamin qui ajoute : « Tu sais combien ça vaut ? »

– « Bah non… »

« 115 000 euros. Le prix d'une maison. Et on est obligé de faire ce genre d'investissement pour continuer à travailler. Tu comprends mieux pourquoi ce n'est pas facile tous les jours ? »

Dès qu'il a un moment de libre, Benjamin aide son père Jean-Paul dans l'exploitation familiale. Photo P.K.

J'ai oublié de préciser que le champ sur lequel nous nous trouvons est en pente. En pente douce, certes, mais suffisamment descendante pour me donner quelques sueurs froides, voire le mal de mer, lors de ce périple en cabine. La fierté m'impose de prendre sur moi. Je passe outre le vrombissement du moteur qui m'oblige à redoubler d'attention. ''Benji'' assure comme un chef au pilotage : marche-arrière, demi-tour, trajectoires parfaites, je vois bien qu'il est dans son élément. « J'ai toujours vécu ici, me raconte-t-il. Je n'ai rien connu d'autre. J'aimerais m'installer, faire construire, là, sur une partie du terrain. Pour l'instant, ce n'est pas possible. » Il vit avec sa petite amie Mathilde un peu plus bas, dans le village de Capens. « C'est pour rester ici que je n'ai jamais voulu quitter le club de Saint-Sul, m'explique-t-il. A 20 ans, je suis parti à Colomiers. Je n'ai tenu que trois mois. Je ne m'y retrouvais pas. La muscu, tout ça, ce n'est pas mon truc. Pour moi, le rugby, c'est deux entraînements par semaine avec les copains, le dîner du jeudi soir au club house, le match le week-end et la bringue ensuite. A Saint-Sulpice, c'est comme ça qu'on tient. Et il y a de sacrés poivrots ! »

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Inutile d'essayer de le raisonner : je tente de lui faire remarquer qu'avec ses dispositions exceptionnelles, une carrière professionnelle de premier ordre lui tendait les bras. Manifestement, il s'en fout. « Quand on est redescendu de Fédérale 1 en Fédérale 2, il y a deux ans, j'ai reçu un message de Péméja, de Montauban. Il voulait me prendre. Je ne savais même pas qui il était… Mon père m'a dit d'y aller, que Sapiac est un magnifique endroit avec une bonne ambiance, mais je ne l'ai jamais rappelé… » Xavier, si tu nous lis…

Photo P.K.

A Saint-Sulpice-sur-Lèze, Benjamin Roquebert est la star de l'équipe. S'il réfute ce qualificatif, il reconnaît volontiers que son statut demeure un peu particulier. Ses primes de match seraient en rapport avec son standing. Pas volées. Il est aussi un ''déglingo'' de première. La saison dernière, il a réussi à faire pénétrer sa voiture dans le club house. Mais, un peu fatigué par les effluves de la soirée, il a eu beaucoup de mal à la ressortir, vers deux heures du matin. Son truc sale, le plus inavouable ? « Quand j'étais plus jeune, j'allais tirer des pigeons ou des ragondins. Et je les glissais discrètement dans les sacs des coéquipiers… » L'odeur, l'horreur… Il se marre comme un gosse. « Il a toujours été déconneur, explique Xavier Déjean, 32 ans, le demi de mêlée de l'USSS, qui le connaît depuis l'enfance. Il y a deux ans, il n'a pas pu jouer le 16e de finale retour de Fédérale 2 contre Nafarroa parce que, la veille, il s'était fait mal en se retournant avec un quad… Il a joué au foot à Carbonne et il a débarqué ici à l'âge de 11 ans. Il a commencé talonneur. Mais, déjà, il butait. Il est un des leaders de l'équipe aujourd'hui. Il est là à tous les entraînements. Et à tous les apéros. »

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Sa morphologie atypique ? Peut-être des gènes hérités du côté maternel. « Je ressemble beaucoup à ma mère », m'assure Benjamin. Tandis que Jean-Paul tient l'exploitation, France Roquebert, elle, bosse à la CAF de Toulouse, dans un quartier populaire, auprès d'un public difficile. Pas épanouissant tous les jours… Son papa me donne une autre explication : « Quand il était au collège, à Carbonne, il rentrait souvent à pied à travers les collines, plutôt que d'attendre le bus pendant une heure. Il y a quand même 6 à 7 km… Il arrivait parfois en même temps que le bus. Regarde ses mollets : ça vient de là, pas de la muscu ! » Benji a toujours été costaud. « Peu après son retour de Colomiers, poursuit Xavier Déjean, alias ''Choco'', il s'est pété les croisés lors d'un match contre Palavas. Mais sur le coup, il est juste sorti du terrain pour se faire strapper et il est revenu en jeu. Comme si de rien n'était… »

Le tracteur me secoue toujours comme un prunier mais je tiens bon sur le siège passager tandis que Benji enchaîne les manœuvres comme un poisson dans l'eau. « C'est pour ça que je ne m'entraîne pratiquement pas à buter, me confie-t-il. Je préserve ce genou au maximum. » Son poids, forcément, n'aide pas à épargner son articulation. « Il faudrait que je perde 15 kilos, rigole-t-il. Mais c'est aussi ce poids qui fait ma force. Quand ça ne va pas dans un match, il faut reprendre l'axe et, ça, je sais faire… » Mais que ne sait pas faire sur un terrain de rugby ce joueur qui a évolué dans toutes les lignes durant sa carrière : pilier, talonneur, troisième ligne centre, ailier, ouvreur et finalement trois-quarts centre ? Il a même joué le tournoi de Hong-Kong de rugby à 10 ! « C'était en 2014, s'épanche-t-il. A la fin d'un match de Fédérale 2, à Bizanos, un mec vient me voir et il me dit : ''Toi, je ne sais pas d'où tu sors mais tu es un phénomène. Je prends ton contact''. Quelques mois plus tard, il m'a effectivement appelé pour me proposer de partir à Hong Kong avec l'équipe de Pyrénées Rugby Seven. Je me suis retrouvé avec des pros comme Samiu Vahafolau, Florian Ninard, Dave Vainqueur… Et c'est Jack Isaac qui nous entraînait. » Bien sûr, ''Benji'' n'était jamais parti aussi loin.

A lire aussi : Rugby des clochers, épisode 1 : bienvenue à Saint-Sul

Dimanche dernier, il s'est rendu jusqu'en Seine-Saint-Denis. Il a raté une paire de drops sur la pelouse de Bobigny, d'où l'USSS est malgré tout repartie avec un point de bonus probant, inespéré même, le temps d'un match coincé entre deux voyages nocturnes en train-couchettes. ''Farou'', au retour, ne s'est pas échappé, faisant honneur à la cochonaille et au rouge. Comme à son habitude. Il a aussi remis un peu d'ordre dans les rangs des plus turbulents, avec cette diplomatie de la gifle, paume bien ouverte, dont il sait faire preuve lorsque le besoin s'en fait sentir. Lundi matin, le pied à peine posé sur le quai de la gare Matabiau, il n'a pas traîné pour se rendre au boulot. « La journée fut assez longue… », souffle-t-il. Mardi, il ne s'est pas entraîné, laissant au repos des adducteurs sur lesquels il avait beaucoup tiré pour châtier du Balbynien. Il ne voulait pas prendre le moindre risque : la réception de Rodez, ce dimanche à 15h30, est le premier grand rendez-vous de la saison à Gaston-Sauret pour l'USSS. Un match que les locaux veulent absolument gagner. Vice Sports y sera car il n'y a plus de temps à perdre pour voir Benjamin Roquebert à l'œuvre : « Je me donne encore deux ans. Après, il est probable que j'arrête. »

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