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Comment le Dark Polo Gang a bouleversé le rap italien

Marques de luxe, lyrics arrogants et prods intouchables signées Sick Luke : Rome n'a jamais autant ressemblé à Atlanta.

Les Français ont une fâcheuse tendance à se plaindre du retard de leur scène rap vis-à-vis de son homologue américaine. Ils devraient relativiser en jetant une oreille de l'autre côté des Alpes, où la moitié de l'Italie est restée bloquée dans les années 90, et refuse toute tentative de ralentir un beat en deçà de 95 bpm. Quelques scènes locales parviennent tout de même à faire évoluer les choses, notamment du côté de Milan, une ville qui a toujours eu tendance à regarder vers l'avenir quand le reste du pays préférait s'embourber dans le traditionalisme. Une situation particulièrement critique à Rome, où l'on refuse plus facilement qu'ailleurs tout ce qui semble trop neuf, trop novateur, ou trop en décalage avec les codes déjà en place.

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Dans ce contexte très conservateur, l'arrivée dans le game romain d'un groupe comme le Dark Polo Gang a fait figure de tremblement de terre –un peu comme si le paysage français était encore dominé par Akhenaton et Rockin Squat en 2017, et que Kekra et Sch débarquaient du jour au lendemain. En clair : des mecs biberonnés à la trap et à l'autotune, plus inspirés par Young Thug et Gucci Mane que par le Wu-Tang Clan, et dont le discours délaisse toute revendication sociale ou politique pour se concentrer sur des thématiques beaucoup plus terre-à-terre : argent, drogue, et grandes marques.

Le Dark Polo Gang, ce sont quatre jeunes adultes qui ont grandi à Rome, et qui déferlent sur le rap italien depuis un peu moins de deux ans. Ils s'appellent Pyrex, DarkSide, Tony Effe et Wayne, et leur premier véritable album, Full Metal Dark, est disponible en téléchargement gratuit depuis juin 2016. Depuis, tous les membres du groupe ont eu l'occasion de travailler sur des projets solo, et adoptent le même type de méthode que PNL ou Kekra en France : pas ou peu de featurings, et un rapport très détaché vis-à-vis des médias. La quasi-intégralité des projets du Dark Polo Gang sont produits par Sick Luke, le fils de Duke Montana, un célèbre rappeur romain qui a notamment bossé avec le Wu-Tang à la fin des années 90.

Internet ne proposant que peu d'informations concrètes sur le groupe, j'ai pris l'initiative d'entrer en contact avec Pyrex, qui m'a redirigé vers Sandro (aka ALXSSVNDROMAN, le réalisateur de leurs clips), qui a réussi à m'organiser une rencontre avec eux quelques jours plus tard. Le rendez-vous se déroule dans un appartement situé juste au-dessus du studio dans lequel ils enregistrent, tout près de Lungo Tevere, un boulevard romain qui longe le Tibre, et où le groupe a tourné le clip de « Neve a Settembre » [Neige en septembre], le premier single extrait de Crack Musica, projet commun de Tony Effe et DarkSide, sorti en fin d'année dernière.

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Pour comprendre qui se cache derrière le phénomène Dark Polo Gang, il faut bien comprendre que ce petit groupe a dû faire face à tous les antagonismes régionaux italiens, qui sont bien plus exacerbés qu'en France : partir de Rome pour finir au sommet de Milan n'est pas un mince exploit. Après avoir salué les membres du groupe, je m'installe donc chez eux, dans une grande pièce avec deux canapés en cuir noir et quelques chaises. Il y a bien un balcon juste derrière nous, mais la fenêtre restera rigoureusement fermée pendant toute l'interview, jusqu'à ce que la pièce se transforme en une sorte de hamam naturel.

Commençons donc avec les questions. La première chose à mettre au clair quand on évoque le cas de Dark Polo Gang concerne le fait que ces mecs n'en ont absolument rien à foutre de ce qu'on peut penser ou dire de leur musique, et acceptent sans sourciller toutes les éventuelles conséquences inhérentes à cette mentalité- comme le fait de passer pour des personnes particulièrement arrogantes. Evidemment, le groupe est heureux de gagner continuellement en popularité, mais il est principalement concentré sur l'idée de continuer à produire sa musique de la façon dont il sait le faire, avec une esthétique particulière faite de textes centrés sur le ghetto : « Ce qu'il se passe, c'est qu'on fait nos bails, et qu'on n'en a rien à foutre du reste. C'est un peu comme quand tu parles mal d'une meuf et qu'elle t'appelle dans la foulée », m'expliquent-ils en riant. J'ai du mal à comprendre s'ils me prennent pour un con ou pas…

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Le trait le plus distinctif du Dark Polo Gang, c'est justement la spontanéité avec laquelle sont écrits leurs couplets, et il suffit d'écouter leur musique pour percevoir qu'ils sont exactement comme ils apparaissent dans leurs clips, sans filtres, censures, ou processus créatifs télécommandés. « Cavallini », le titre qui a fait connaitre le groupe, est sorti en avant-première chez Noisey IT, à une époque où personne ne savait encore qui étaient ces gars. Le morceau a été construit sur un beat de Charlie Charles –que l'on connait en France pour « Cartine Cartier » qui figure sur le deuxième album de Sch-, et le premier couplet est signé Sfera Ebbasta, mais le titre est entièrement crédité au nom de Dark Polo Gang. Le simple fait de ne pas ouvrir eux-mêmes leur single le plus célèbre pourrait poser pas mal de questions (il suffit de penser à toutes les critiques reçues par Earl Sweatshirt quand il a choisi de faire débuter son premier album par un couplet de Vince Staples), mais ces mecs n'ont probablement pas pensé une seule seconde à ce genre de choses.

« Quand j'écris une chanson, je raconte juste ce que je suis en train de penser à cet instant précis. Aujourd'hui, je vais peut-être te dire que j'ai mangé du poulet au curry et pas des sushis, et demain je te dirai le contraire. On pense tous différemment : Tony, par exemple, aime les sushis, alors que moi, ça me dégoute », m'explique DarkSide au sujet de ses textes. Les références du Dark Polo Gang vont des héros du foot romain que sont Totti et De Rossi aux grandes marques comme Fendi ou Gucci, en passant par Brooklyn ou les grammes qu'ils trimballent dans leurs jeans. Dans l'intro de Full Metal Dark, Pyrex dit même « tu sais que je suis du genre G-Star », le genre de chose qui le ferait passer pour un gros beauf à Paris, mais qui signifie beaucoup de choses à Rome –où, vous l'aurez compris, la marque est particulièrement cotée chez les jeunes en ce moment, notamment parce que les boutiques G-Star proposent aux clients de personnaliser sur place leurs jeans. Ce genre de détail fait du Dark Polo Gang un groupe à l'identité romaine particulièrement marquée, ce qui lui a permis de toucher un public qui jusqu'ici n'avait entendu du rap que pendant la mi-temps du Stadio Olimpico, lorsque les hauts-parleurs diffusent Radio Italia.

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Le truc, c'est justement ça : le Dark Polo Gang peut potentiellement atteindre l'adolescent qui passe ses dimanches au stade à préparer et exhiber des banderoles ; en somme, le groupe a crée un nouveau public hybride, qui n'avait encore jamais pris la peine de s'intéresser au rap, et qui était resté bloqué à l'époque de « In Da Club » de 50 cent. Cette nouvelle frange du public, plus attirée par les références et l'imagerie du groupe que par la musique en elle-même, s'inscrit dans une tendance déjà active depuis quelques temps en Italie, peut-être depuis « PES » du groupe Club Dogo. Peut-être que ce nouveau public, celui de Sfera Ebbasta, du nouveau Achille Lauro, de Ghali, est déjà entré dans une phase d'évolution générale des goûts artistiques, et peut-être que dans un an, toute l'industrie du rap en sera bouleversée ? Eux, en tout cas, n'en savent rien : « On a agi sans aucune planification ou schéma d'approche : toutes ces choses, nous les avons en nous ». Peut-être que ce sont simplement toutes ces références très spontanées et absolument pas calculées qui permettent au Dark Polo Gang de toucher un public d'adolescents (mais pas seulement) sans véritables bases culturelles hip-hop. Tout l'univers du groupe forme un ensemble homogène fait de beats et de concepts originaux, où l'esthétique vidéo fait partie intégrante du succès, et représente même l'un des points les plus fondamentaux.

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Quand j'essaye de leur tirer les vers du nez à propos de leur milieu d'origine, ils me répondent que la proximité de leurs quartiers leur a permis de s'entendre rapidement entre eux, et de se retrouver facilement depuis qu'ils sont petits. Mais, une fois n'est pas coutume, tout cela n'a rien à voir avec le fait d'avoir grandi en banlieue : ces mecs viennent tous du centre de Rome. « On vient de Rione Monti, Trastevere, Campo de' Fiori… Le contexte romain nous a rapproché, les soirées en ville et la drogue nous ont permis de faire partie d'une sorte de mouvement. On ne vient pas de milieux particulièrement pauvres, on n'a pas grandi dans la merde, on a des bases culturelles qui nous ont même poussé à avancer ».

Ce sont justement les expériences communes qui ont scellé leur amitié, et la musique est juste un moyen un peu plus facile de s'exprimer et de raconter la réalité qu'ils côtoient à Rome : « On se connait tous depuis tout-petits, on a toujours été comme des petits frères entre nous. On s'est toujours retrouvé dans des situations un peu particulières, qui ne correspondaient pas forcément à ce que faisaient les autres garçons du même âge, et on a rapidement compris qu'on pouvait en parler par l'intermédiaire du rap. », me disent-ils. La rencontre avec Sick Luke a alors été déterminante : « C'est lui qui nous a offert nos premières vraies prods, et qui nous a fait comprendre qu'on pouvait faire les choses sérieusement. Avant lui, on faisait les choses comme ça, un peu en l'air, mais quand il est arrivé … tout a changé, et à partir de là, tout s'est concrétisé. Quand on a commencé à faire nos premières vidéos avec Sandro, on a compris qu'il y avait un fil qui nous unissait tous. »

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Sick Luke m'explique le processus créatif derrière chaque instru, et me raconte à quel point il est difficile de contenter quatre personnalités différentes en trouvant des compromis qui puissent correspondre au mieux aux caractéristiques de chacun. « En général on se pose en studio et on fait le beat au moment où on en a besoin, mais ça dépend un peu du type de disque sur lequel on travaille. Je prends l'ensemble du projet en compte, parce que si tu écoutes Pyrex, il va donner tel type de son, mais si tu prends Wayne, ce sera autre chose, et ainsi de suite. Full Metal Dark sonne différemment en comparaison avec les autres projets, justement parce que chaque album doit avoir ses propres sonorités. Et puis, en studio on fait vraiment énormément de choses, dont la plupart ne sortent même pas à la fin. »

Même sans vouloir « être contre quelqu'un », comme ils me le répètent plusieurs fois pendant qu'on discute, ils tiennent tout de même à prendre leurs distances vis-à-vis de la figure traditionnelle du rappeur italien, plutôt rassurante. « Le rap classique est un autre courant, d'une certaine manière c'est quelque chose qui ne nous appartient pas. On ne veut pas non plus sonner comme du rap romain, parce que c'est quelque chose qui fait partie d'une autre génération que la nôtre. On ne se sent pas blasés par la vie : on baise, on rit, on fume, et on s'amuse à faire ces choses. D'ailleurs, ça s'entend dans nos chansons », soutient Wayne.

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Leurs principales influences viennent du rap américain plus que du rap italien, et leurs rappeurs préférés ont une seule chose en commun : « L'oseille. J'ai du respect pour ceux qui font de l'oseille. Et puis, on aime ceux qui savent casser les codes : Young Thug, Gucci Mane, Justin [Bieber] ». Quand ils étaient plus jeunes, ils écoutaient tout de même du rap de chez eux, comme le TruceKlan, un collectif romain : « surtout Noyz Narcos, à une période, ça tournait beaucoup à Rome ».

Le tissu culturel romain ne permet pas forcément à des sonorités trop éloignées des codes classiques du boom-bap de se faire une place, et quiconque essaye de s'aventurer sur des terrains musicaux un peu trop atypiques ou inhabituels à Rome aura comme seule réaction la perplexité de ses auditeurs et devra aller tenter sa chance ailleurs. Les premiers à avoir su se démarquer du traditionalisme local -avec des parcours forcément très différents de celui du Dark Polo- s'appelaient Gemitaize & Madman, ou plus récemment –et plus proche artistiquement- Achille Lauro. Et pourtant, eux aussi ont dû essuyer une pluie de réactions négatives avant de se faire accepter, aussi bien par les professionnels de l'industrie de disque que par les commentateurs tout-puissants sur Youtube et sur les forums. En ce moment, le Dark Polo Gang se démarque de tout ce qui vient de Rome, et le phénomène Dark Polo se base quasiment exclusivement sur le charisme de ses membres qui se sont construit une esthétique très caricaturale, ce qui rend leur musique et leurs clips immédiatement reconnaissables : « On peut parler de phénomène, mais en fait, on ne se rend pas vraiment compte de ce genre de choses. On a ce truc qui fonctionne tout seul parce qu'on est tous différents, et on va continuer à faire les choses de cette manière. Le Dark Polo Gang s'habille en Gucci, tout le monde le sait. Une marchandise chère, qui plait à tout le monde, qui te va forcément bien, et qui te rend frais. Même avant le rap, on a toujours eu cette obsession pour la sape. Avec l'argent, sans l'argent, on a toujours voulu avoir du style. On est les mecs les plus fashion du monde. »

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« Je porte du Kenzo rose saumon », chante Tony Effe dans le single « Super Sayan ». À propos du featuring avec Sfera Ebbasta et Charlie Charles, les gars me disent que tout a parfaitement fonctionné, non seulement parce qu'il y a un respect réciproque entre eux, mais aussi parce qu'ils partagent le même type de démarche artistique : « On a connu Sfera à Milan, on est resté quelques jours ensemble, puis il est descendu à Rome pendant l'été. On a chillé et puis en août, on a enregistré, tourné le clip, etc. Il avait déjà ce refrain, et on a fait le morceau en quelques minutes, à la vitesse de l'éclair » m'explique Tony, dit Il Fantino [le Jockey].

La vidéo a été tournée dans une trap-house en plein centre de Rome. Et puis, Sfera Ebbasta et Charlie Charles ont récemment signé pour le roster Roccia Music. Comme pour confirmer l'allergie locale à certains types de sonorités, il faut rappeler qu'il y a quelques temps, Roccia Music a justement été contraint d'annuler un concert à Rome à cause d'une affluence trop faible.

Il semble évident de se dire que sans avoir commencé par monter sur scène à Milan, les mecs du Dark Polo Gang n'auraient jamais joué à domicile ; on dit que Rome est une ville qui ne laisse pas leur chance à ses propres talents. « À Rome, on a fait seulement deux soirées, mais c'était plutôt des espèces de fêtes privées entres amis… À Milan, par contre, il y avait vraiment beaucoup de monde. Tellement de monde que plus de 300 personnes n'ont pas pu entrer dans la salle, parce qu'elle était blindée ! » Il paraît aussi qu'un mec s'est évanoui et est resté allongé sur une table pendant tout le concert.

Les collaborations du Dark Polo Gang se comptent sur les doigts d'une seule main : parmi elles, mention spéciale à « Pezzi », de DarkSide et Ketama126, un titre particulièrement entêtant, potentiellement encore plus viral que « Cavallini ». Et puis, il semble évident que les membres du groupe, qui sont nés et ont grandi dans un tel contexte culturel, ont dû miser sur leur propre confiance en eux, et sur rien d'autre. « On n'a jamais voulu faire partie de l'entourage d'untel ou d'untel. On joue avec nos propres règles. Quand Sandro s'occupe de nos clips, en sachant qui on est et ce qu'on a vécu, il peut travailler au mieux sur notre esthétique. Notre beatmaker est un des meilleurs en Italie. On est sur une autre planète… Sur Avatar ! » Et tout le monde éclate encore une fois de rire.

Leur méthode de travail est donc très autarcique, une situation qui s'est quasiment imposée d'elle-même, étant données les bases de départ. Les choses sont tout de même en train de bouger à Rome, et la ville, même si elle continue à être une « prison qui utilise un silencieux » (c'est ainsi qu'elle est décrite dans le titre « Naître et mourir à Rome »), semble tout de même ouvrir enfin ses horizons. Moins de préjugés, moins de politique, et un peu plus de place pour des visions artistiques nouvelles –et ce n'est pas à nous de juger si elles sont bonnes ou mauvaises.

L'autre marque de fabrique du groupe, ce sont les refrains –tu les écoutes une fois, et ils te restent en tête à tout jamais. Quant au fameux triple-sept que nos amis répètent régulièrement, y compris dans le refrain que je viens de citer, Side m'explique : « 777, c'est le chiffre qui correspond au jackpot aux machines à sous : riches pour toujours, on veut toujours gagner. On ne croît pas aux matchs nuls, qu'ils aillent se faire enculer ». Le Dark Polo Gang devrait donc continuer longtemps à jouer sur le terrain de la trap, et puis, qui sait, peut-être qu'il contribuera à faire changer les choses. Le groupe a peut-être inconsciemment huilé les dynamiques du game italien, en tirant la corde du côté ludique et décomplexé du rap, jusqu'à contraindre une ville entière à laisser de côté tous ses pré-requis culturels établis.

Alors que je suis dans le métro pour rentrer, Sandro m'appelle pour me dire que j'ai oublié le chargeur de mon téléphone dans l'appartement du groupe. Décidément, cette ville ne pardonne vraiment rien.

Un article de Matteo Contigliozzi revu et corrigé par Il Genono.