Les Grecs célèbrent Dieu à coups de dynamite

FYI.

This story is over 5 years old.

reportage

Les Grecs célèbrent Dieu à coups de dynamite

Lucas Grisinelli a documenté les traditions explosives de la Pâque orthodoxe.

Christos Anesti en grec, ça veut dire « Le Christ est ressuscité ». Cette fête religieuse a lieu chaque année le jour de la Pâque orthodoxe, soit le dernier dimanche avant le Carême, à la fin du mois de mars. La célébration que j'ai prise en photo, avec les explosions de dynamite, a lieu sur la petite île de Kalymnos, dans l'archipel du Dodécanèse, au sud-sud-est des territoires grecs – on y voit les côtes turques de l'autre côté de la mer Égée.

Publicité

D'un point de vue général, les orthodoxes sont un peu moins cool que les catholiques modérés français ; ils n'ont pas pardonné à Judas. C'est lui que l'on peut voir brûler sur plusieurs images (c'est d'ailleurs aux enfants d'y mettre le feu). Aussi en Grèce, Église et État ne sont pas séparés et ne le seront probablement jamais.

Bien que mes photos aient été prises dans leur majorité le dimanche de la fête, les préparatifs s'étalent sur plusieurs mois. Les protagonistes font venir en speed boat de la poudre explosive depuis la Turquie et transforment le tout en pains de dynamite dans leur garage. Les mecs se retrouvent ensuite sur la falaise qui domine l'île. Ils positionnent leurs pains de mastic pour être prêts en fin d'après-midi. Enfin, le soir, ils font sauter la dynamite depuis les hauteurs de la ville, à plusieurs dizaines de mètres au-dessus des habitations.

C'est impressionnant et très beau. Le son est assourdissant, on peut sentir son corps entier vibrer pendant des heures. La ville est en forme de cuvette, c'est pourquoi les explosions résonnent énormément. Les vitres des maisons les plus proches se brisent parfois. Il arrive que les explosifs décrochent des morceaux de roche qui s'envolent en direction des protagonistes ou dans les rues de la ville. Les gens crient, exorcisent au moins autant qu'ils « fêtent » la résurrection du Christ.

La cérémonie a lieu seulement sur l'île de Kalymnos. Il a fallu des circonstances politiques et géographiques particulières pour que cette journée se déroule de cette façon. L'île est rocailleuse et il n'est pas possible de cultiver quoi que ce soit – le job traditionnel ici, c'est pêcheur d'éponges. Après la première guerre mondiale, navires et avions ont coulé en mer, et les pêcheurs ont plus tard retrouvé des bombes qui n'avaient pas servi. Ils les ont remontées, et c'est ce qui semble être le point de départ de cette célébration.

Publicité

Il n'existe aucune revendication particulière mais formellement, c'est assez dur de ne pas accorder à Christos Anesti une certaine dimension politique. Je veux dire, ce n'est pas anodin que des mecs se disent à un moment : « Tiens, et si on transformait cette poudre en pains d'explosif et qu'on montait au point culminant de l'île pour la faire sauter le jour de la Résurrection, juste devant le pays voisin, musulman, avec lequel on a des tensions territoriales ? »

Le jour J, je me suis pointé assez tôt. Quand je suis arrivé en haut de la falaise, j'étais parmi les premiers gars sur place. J'ai à peine eu le temps de m'approcher que déjà trois mecs me hurlaient dessus en grec – j'ai reconnu plus loin plusieurs types qui m'avaient donné rendez-vous plus tôt dans la semaine. J'ai dû parlementer une bonne heure pour expliquer aux mecs que je resterais à distance. Au fur et à mesure, j'ai eu le droit de m'approcher, quoique le mot d'ordre restât le même : « NO FACE. »J'ai passé quinze jours sur l'île. La célébration a eu lieu le 12e jour. Les protagonistes étaient pour le moins discrets ; on a eu droit à des explosions éparses, seulement quelques-unes par jour jusqu'au dimanche midi, dans le port ou du haut de la falaise bordant la ville. J'ai été trimballé de rendez-vous manqué en faux plan. Chaque jour, j'ai attendu plusieurs heures des rendez-vous avec des participants qui n'ont jamais eu lieu. Finalement, la veille de Christos Anesti, je me suis dit qu'il valait mieux chercher l'accès à la falaise pour anticiper l'endroit où les types allaient faire exploser leur dynamite.Les îles du Dodécanèse sont encore aujourd'hui un sujet de tension avec la Turquie. Une histoire raconte qu'il y a trente ans, un homme serait allé sur l'une des nombreuses micro-îles pour y planter un drapeau grec, et qu'il se serait fait tirer dessus par les Turcs. Depuis, on assiste à une montée identitaire et territorialiste sur les zones mitoyennes. Aujourd'hui plus que jamais, Christos Anesti sonne comme un message qui dirait aux populations turques : « Venez, nous sommes prêts. »Le climat politique et les positions des différents partis grecs ont évolué tellement vite ces dernières années que je ne saurais pas dire où se situent les gens qui célèbrent Christos Anesti. Lorsque je suis passé à Kalymnos, Aube dorée n'avait pas l'éclat qu'il a aujourd'hui. Dans ces îles, il n'y a pas vraiment d'immigration ; il n'y a pas de travail et les gens n'y sont pas particulièrement riches. Si tu mets de côté le soleil et la mer translucide, il ne s'agit pas tout à fait d'un eldorado pour immigrés pauvres. Lors de mes échanges avec les locaux, j'ai ressenti un grand rejet de la politique en général ; j'ai entendu plusieurs fois : « On est nés ici, on mourra ici. Nos bombes sont trop importantes pour les faire péter au Parlement. » J'ai senti une sorte de fierté qui avait tendance à se transformer en territorialisme, mais ça n'a rien à voir avec ce que l'on connaît des nationalistes grecs. Les graffitis étaient même plutôt de tendance anarchiste ou extrême gauche.

Publicité

Les participants avaient peur que leur tradition soit mise en danger en devenant plus populaire. Cette journée est un truc très important pour eux, un exutoire. Certains portaient des cagoules, d'autres gardaient leurs visages masqués par des foulards et ne me laissaient pas les approcher – notamment les 5, 6 mecs qui ont étendu le drapeau grec. Encore une fois, je ne veux pas leur attribuer de discours ; ils manipulent des symboles mais n'ont pas de revendications.

Dans les années 1980, il y a eu un gros accident lors d'une cérémonie. À l'époque, les explosifs étaient lancés depuis une autre falaise, de l'autre côté de la ville. L'un des pains de dynamite a été reposé par l'un des participants, qui pensait que la mèche n'avait pas pris. Pourtant, elle s'est rallumée une fois dans le tas et une centaine de pans d'explosifs ont explosé d'un coup, faisant plusieurs morts, des blessés graves et décrochant une partie des rochers. Une chapelle a été construite à cet endroit et les lanceurs ont décidé de migrer sur une falaise de l'autre côté de la ville, loin de la colline maudite. L'année où j'étais présent, il n'y a pas eu de problème mais les accidents sont fréquents. J'ai rencontré un mec qui avait perdu deux doigts il y a cinq ans. Ces vingt dernières années, il y a eu plusieurs blessés graves mais ça n'a jamais ralenti le mouvement.Comme les photos en attestent, Christos Anesti est un truc assez masculin. Je n'ai vu aucune femme sur place au moment où les pains ont été lancés. D'une manière générale, les différences entre hommes et femmes sont très marquées dans le coin. Il y a la place des hommes et la place des femmes. Les femmes ont tout de même fini par se manifester dans l'après-midi et ont amené quelques feux d'artifice pour le final dans la soirée – et des boîtes de café lyophilisé.

Publicité

Christos Anesti from Lucas Grisinelli on Vimeo.

Lucas Grisinelli est un jeune photographe français. Il a un site web et termine actuellement son projet en quatre séries autour des rituels et des communautés.