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Nos indignés campent à la Défense

Des plaids colorés un peu partout, des écriteaux de fortune et une bonne centaine de personnes.

Des plaids colorés un peu partout, des écriteaux de fortune taggués au marker, quelques tables de victuailles et une bonne centaine de personnes. C'est le paysage qui s'offre à la vue de tous, en ce moment devant la Grande Arche de la Défense.

Depuis le début du mois, les indignés sont réunis sur le parvis du quartier des affaires de Paris et protestent contre la crise économique actuelle. Plus nombreux et mieux organisés que lorsqu'ils squattaient Bastille au printemps dernier, ils s’inspirent aujourd’hui de Occupy Wall Street, l'exemple américain de la protestation par l'occupation des quartiers financiers. En fait, ils font exactement pareil.

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Leur présence suscite toutes sortes de réactions, entre élans de sympathie et incompréhensions (plus d'incompréhensions, en général), et au final, tout le monde a quelque chose à dire sur ces mecs qui dorment dans des tentes et qui s'en foutent de votre avis.

Certains soirs, les indignés se font charger par les CRS. Leurs tentes Decathlon–2 secondes et leurs bâches sont confisquées. But de l'opération : empêcher tout campement et les décourager de dormir sur place (surtout les nuits où il pleut, histoire d'éviter les potentielles hypothermies). Le week-end dernier, sept personnes ont été interpellées par la police.

Les échauffourées ont été restransmises en direct sur Internet. Ici, un mec s'est retrouvé au sol, inanimé, avant d'être transporté par les pompiers.

Depuis, la solidarité se met progressivement en place. Mardi de la semaine dernière, les indignés ont même reçu une livraison de pizzas commandée depuis le sud de la France. Sans véritable base politique, Occupy Defense semble être un rassemblement de personnes dont le dénominateur commun est « l'indignation » face aux inégalités sociales. On a été voir sur place pour jouer de la gratte avec eux, prendre des photos trop sombres et comprendre ce qui les indigne.

Jérôme, 19 ans, venu des Hautes Alpes en caisse.

VICE : Qu'est-ce qui t'indigne ?

Jérôme : Je suis papa, tu vois. Et je n'ai aucune envie que ma fille grandisse dans un monde gouverné par l'argent. La marchandisation du tout me fait gerber. Voilà pourquoi je suis venu.

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Tu penses que le mouvement va vraiment prendre, ici ?

On est installés dans le quartier des finances. Lève les yeux, regarde tout autour de toi : ces rangées de tours illuminées, tous les capitaux qu'il y en en jeu ici… Symboliquement, on tape fort. On veut s'indigner au milieu des traders.

Tu vas rester jusque quand ?

Aussi longtemps qu'il le faudra. Je viens de loin. Je suis venu pour soutenir le mouvement.

Quelle est la réaction des travailleurs qui vous voient tous les matins en allant au boulot ?

Ça dépend des jours. Mais en ce moment, ils sont plutôt amusés de nous voir là, ils ont l'air intrigués. Ils viennent nous parler, ou parfois on essaie d'en alpaguer certains. On discute. Hier, j'ai parlé avec un trader qui m'a raconté qu'il songeait à quitter son boulot pour faire autre chose. Je l'ai convaincu, en attendant, de venir nous soutenir en dormant un soir au campement. Il a dit qu'il reviendra ce soir avec son duvet. On verra.

Y'a peu de chances qu'il se ramène, pas vrai ?

Oui.

Raphaël, 17 ans, Nanterre

VICE : Toi aussi tu trouves que les gens ont de la sympathie pour le mouvement ?

Raphaël :Bof. Lundi, ils avaient l'air super énervés qu'on soit là, ou alors super blasés qu'on soit encore là. Y'en a qui ont l’air de nous prendre pour des charlots.

Ça fait cinq nuits que tu dors dans le froid. Qu'est-ce qui t'a amené ici ?

J'adore le camping et me faire foncer dessus par les CRS.

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Je vois.

Non, en vrai : je suis là parce que je suis indigné par la société telle qu'elle est aujourd'hui. Il y assez de thunes pour que tout le monde vive bien sur cette planète, et ce n'est pas le cas. Je suis ici pour protester contre les inégalités.

OK. Comment se passe la vie au campement ?

Là je suis un peu deg, le noyau dur du mouvement est parti. On se relaye un peu ; les autres sont chez eux et se reposent. Du coup, y'a plus personne pour passer de la bonne musique le soir.

C'est vrai qu'on s'ennuie un peu, quand même.

Il reste une distraction : trouver une meuf. Y'a des indignés amoureux depuis vendredi dernier, ils se sont rencontrés ici.

Et comment ils font ?

Bah, il y a les tentes, tu vois.

Hilmar, marcheuse espagnole

VICE : Vous venez d'où ?

Je suis une indignée espagnole. J'ai marché jusqu'à Paris pour soutenir le mouvement.

Qu'est-ce qu'il se passe ? Vous avez l'air préoccupée ?

Il faut qu'on arrête de ramener des bières. J'ai peur que ça dégénère. Faut dire aux gens de ramener du café, du riz déjà cuit, ça oui. Mais les bières, c'est pas une bonne idée.

Les gens sont ivres, ici ?

Oh, ça arrive souvent mademoiselle.

Kevin, 29 ans, Nantes, qui a l'air de s'inquiéter que les caméras filment les bières

VICE : Qu'est-ce qu'il se passe ?

Kevin :Faut qu'on fasse attention. Y'a quelques bières qui circulent et c'est pas forcément une bonne idée que la presse filme ça. Faut pas que ce petit apéro–qui n'a rien de méchant, en plus–soit le seul truc que l'opinion publique retienne de nous.

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Que fais-tu ici ?

Je suis précaire dans la vie. Ce rassemblement est une occasion presque unique au monde de vraiment montrer son mécontentement, et de prouver que les gens en galère ne sont pas isolés. Au contraire : on forme une majorité.

Maéva, 20, étudiante en physique-chimie

VICE : Tu manges quoi ?

Maéva :Une salade de riz. T'as faim ? On a sorti les casseroles, tu peux aller te servir. C'est sur les tables, là-bas.

Merci. Alors, comment as-tu entendu parler de Occupy Defense ?

J'étais à Lyon au printemps dernier, et j'ai vu quelques petits rassemblements dans la ville. Ça a éveillé ma curiosité, et quand je me suis retrouvée en Espagne cet été, et que j'ai vu ce qu'il se passait à la Puerta del Sol, ça m'a enthousiasmé. Je partage des idées communes avec ce qui se dit ici.

C'est à dire ?

Je n'ai pas envie de crever de faim.

Ça se tient.

Oui, alors je reste ici.

C'est le moment où l'AG commence. Un mec empoigne le mégaphone, et invite « ceux qui ont un truc à dire » à venir s'inscrire sur la liste pour s"exprimer. Un second mec arrive et se lance dans un discours de mec chiant. « Je vais ouvrir un peu ma gueule, mais c'est nécessaire : faut qu'on pense à bien foutre tous nos déchets dans des sacs poubelles, mégots de clopes compris. Il est hors de question qu'on se fasse passer pour des gros malpropres que l'opinion publique peut critiquer. Un peu d'organisation s'il-vous-plaît, ou on va vite être décrédibilisés, OK ? » Gangster.

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Blaise, 27,  actuellement « en dilettante »

VICE : Tu ne participes pas à l'AG ?

Blaise : Y'en a souvent. C'est dur de trouver la motivation pour participer à toutes. Mais je me repose un peu, je joue de la gratte dans mon coin.

Qu'est-ce qui t'a amené ici, à part ta guitare ?

C'est dur de résumer en une phrase. Mais globalement, j'ai un coup de gueule à passer contre la déshumanisation de nos sociétés. C'est marrant parce qu'on squatte là, en bas des grandes tours d'argents de la Défense. Les mecs peuvent nous regarder de leurs fenêtres, puis se replonger dans leurs ordinateurs. À l'arrivée, ils voient la même chose : des hommes devenus des chiffres et des chiffres tout courts. C'est absurde.

Ça se passe bien, sur le campement ?

Oui. Tu vois, ma mère habite la région parisienne et si je le voulais, je pourrais revenir chez elle me reposer certains soirs. Mais j'ai même pas envie. Elle s'occupe de mon petit frère qui est à la fac, elle a autre chose à faire ; et moi je suis bien ici, à jouer de la gratte avec ceux qui ont envie d'un peu de musique, à discuter, à échanger sur nos expériences.

Y'a eu des échauffourées avec la police ?

Le premier jour, ils ont été hyper virulents. Ils nous ont chargés, ils se sont postés aux embouchures de métro pour confisquer les plaids que les gens ramenaient–ça gueulait de partout. Là, ils sont plus calmes, ils fument leurs clopes à quelques mètres de nous, ils discutent. Y'en a même un qui m'a dit « Je soutiens votre truc, mais je suis là pour faire mon job. Je ne peux pas démissionner, j'ai une femme et une petite fille à nourrir. Mais je vous soutiens. »

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Bon esprit.

C’est con, parce que c’est le profil-type des gens qui ne nous rejoindront que lorsqu’ils seront dans la merde. On serait plus nombreux encore si tout le monde venait dès maintenant.

La Voix, 22 ans

VICE : Donc ton surnom c'est la voix ?

La Voix : Ouais. Je fais partie de ceux qui s'occupent de tout mettre sur Internet. Je fais le streaming : je me balade avec mon iPhone entre les rangs, et je parle aux gens en les filmant. Tout est retransmis sur le net.

C’est quoi l’ordi que t’as dans les mains ?

C'est pour recharger mon iPhone. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour combler l'absence d'électricité. On se débrouille comme on peut.

Comment tu te sens, après ces quelques jours de mobilisation ?

À la fois désespéré et plein d'espoir. Quand j'écoute ceux que les gens ont sur le coeur, je suis désespéré. Mais quand je lève les yeux et vois que le désespoir nous conduit ici parce qu'on veut tout changer, je suis plein d'espoir.

OK. Quelles sont tes revendications à toi ?

Je suis indigné de voir que la société, soit le truc le plus beau que l'humanité ait construit, se retrouve à ce point amochée au fil des années. J'ai la conviction qu'il faut que tout change, dès maintenant. Sinon, je ne nous donne pas plus de 20 ans à vivre convenablement.

Ah.

Tu vois, l'homme est la forme la plus aboutie des êtres vivants sur notre planète. On fonctionne à l'image de la terre : elle a des rivières et des fleuves – on a des vaisseaux sanguins. Elle a des connections entre ses continents – et nous, on a tout un métabolisme à l'intérieur de nous. Elle s'auto-régule ; nous aussi.

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C'est vrai.

Eh bien de la même façon que l'on peut tomber malade parce que nos anticorps ne sont pas assez puissants, la planète, elle, est en train de tomber malade parce qu'on en fait de la merde. Il est temps de se poser les vraies questions, d'arrêter de surproduire et de réfléchir à la déshumanisation de notre société. Putain, j'en peux plus. Je sais pas pourquoi j'ai les larmes aux yeux comme ça.

[Un vieux légèrement bourré, s'énerve contre un jeune homme venu le saluer : « putain mais barre toi ! Laissez moi, putain ! Bougez ! » Autour de lui, tout le monde essaye de le calmer. « C'est la fatigue, c'est la fatigue » tempère une dame, l'air désolée.]

Putain, et lui aussi ! Il me fait chialer. Y'a tellement d'énergie positive ici. Pourquoi venir tout gâcher ?

Merde, tu pleures pour de vrai là.

Ouais putain, je sais pas pourquoi. Mais ça commence à vachement me retourner le ventre, tout ça. Je suis ému. Je ne suis pas triste. Tu sais, j’en suis conscient, j'ai tout pour plaire : je fais des études, j'ai de l'argent, une famille qui m'aime, des potes, une passion–le breakdance.

Alessandra, 18, sans emploi

VICE : Alors comme ça, t'as plus de voix.

Alessandra :Je crois que j'ai attrapé froid. Mais c'est pas grave, je vais parler doucement.

Qu'est-ce qui t'amène ici ?

J'ai grandi à Strasbourg, mais je suis partie vivre à Paris pour suivre mon copain. J'ai trouvé un job dans une banque, le truc pépère. Et au bout de quatre mois, sans comprendre pourquoi, on m'a virée.

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Tu es en colère ?

En colère et surtout, je ne comprends pas pourquoi. J'avais cette colère à canaliser quelque part, et puis mon mec m'a dit « tu as vu ce qu'il se passe à la Défense en ce moment ? » J'ai immédiatement accouru. Avec un duvet sous le bras.

Ça fait combien de temps que tu es là maintenant ?

Quatre nuits. Et je ne suis pas prête de partir. Une fois que tu es là et que tu rencontres tous ces gens, tu as du mal à partir.

Tu arrives à dormir, la nuit ?

Je dors très peu. Y'en a qui sont épuisés par la journée et trouvent vite le sommeil. Moi je fais des veillées, je discute, je débats. Les gens ne s'endorment véritablement que vers 2h du matin. Et encore : y'en a toujours un pour jouer de la gratte jusqu'à 4h.

Axel, 20 ans, originaire de Picardie 

Qu'est-ce qui t'indigne ?

J'ai eu un diplôme, il y a quelques années : un BTS métiers du bâtiment. Ça m'a permis de bosser sur un chantier. Je devais poser des kilomètres de bordures de route et j'étais payé une misère. J'ai même chopé une hernie discale à cause de ça. Aujourd'hui j'ai 20 ans et mon dos est ruiné à vie.

Merde.

C'est pas normal de se défoncer autant au travail, et d'être obligé parce que tu dépends d'un employeur, qui lui même fait partie d'un patronat. J'ai développé l'envie de me soustraire à cette logique de lobotomie. Aujourd'hui, je vis selon les logiques de l'autogestion.

C'est quoi la logique de l'auto-gestion ?

Je suis parti de chez mes parents. Au début, ils ont eu du mal à accepter, mais quand j'ai commencé à mettre des mots sur ma révolte, ils ont compris. Depuis, je suis sur les routes. Là j'étais au contre-G20 à Nice puis je devais rejoindre une ferme de traction animale en Ardèche. Entre temps, j'ai reçu un texto m'annonçant que des gens occupaient la Défense. Alors j'ai fait un petit détour, et voilà où je suis ce soir.

[Au loin l'AG continue et cette fois-ci, au mégaphone une jeune fille s'inquiète du « manque d'organisation dans le campement ».]

Faut pas qu'ils stressent trop. On est plutôt bien organisés, pour un début. Tout est une question de temps. Aujourd'hui quand tu veux une salade, tu sors de chez toi et tu vas à Auchan. Et si planter une salade dans ton jardin, même si ça suppose attendre, était plus gratifiant ?

Mouais. Il paraît que tu as eu un coup de sang hier soir avec les flics ; t'as pourtant l'air calme et raisonné.

J'ai été hyper violent pendant une bonne partie de ma vie. J'avais cette haine, que je ne savais pas où mettre. J'étais agressif. J'allais taper du facho avec mes potes militants. Depuis, j’ai mûri. Mais parfois, ma tentative de tout pacifier vole en éclat.

INTERVIEWS ET PHOTOS : ÉMILIE LAYSTARY