
C’est vautré dans le douillet wagon-bar d’un TGV fonçant vers l’inconnu que je vous fais part de mon bonheur d’écouter une musique aussi oxygénée qu’une aire d’autoroute. Mind Over Mirrors est le projet solo de Jaime Fennelly (Peeesseye, Acid Birds, Manpack Variant) et son nouveau LP,
The Voice Rolling
, compte parmi les disques qui m’accompagneront sans doute toute ma vie. Si écouter les bourdons d’un harmonium indien saturés d’effets électroniques dans un demi-sommeil provoque la vision de scènes aléatoires de votre existence à la façon d’un
found footage
en Super 8, alors ce disque est fait pour vous. Pour ma part, ces drones sans équivalent connu m’ont entraîné dans les recoins brumeux de mon cerveau où je me repassais en boucle des flashbacks de
La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner
de Herzog tout en me laissant enivrer par les senteurs Nature & Découvertes distillées par les pissotières de la SNCF.
J’ose espérer que vous ne bâillerez pas en écoutant l’album
Exmilitary
de Death Grips, un groupe créé par Zach Hill et emmené par le flow survéner d’un renoi toxico (?). Ce groupe d’ores et déjà idolâtré par les noise kids suscite un débat enflammé au sein de la rédaction de
Vice
, entre puristes hip-hop qui revendiquent la légitimité du flow caillera et prétendent que « c’est un disque de rap pour les gens qui écoutent du trip-hop » et les ardents défenseurs (juste moi en fait) du swag hardcore sans concession qui n’a effectivement plus grand-chose à voir avec les prods hip-hop aux basses rondelettes et aux mélodies R&B qui crachent dans le boomer des caisses tunées du 93. Vos gueules les post-ados de mauvaise foi, vous me faites chier avec vos dogmes puérils ! Ce disque est une tuerie fatale, même si moi aussi je suis dosé à la longue par les beuglantes de
crackhead
schizo. Et la ramenez pas trop avec votre ghetto cred alors que vous tétez encore le sein de vos profs marxistes de Sciences-Po.
Question authenticité, testez le dernier EP de MMM, le duo berlinois composé d’Errorsmith et Fiedel qui fout le feu dans les clubs depuis 1994 sans avoir pris une ride. Adorateurs de ghetto dance populaire du monde entier (kuduro, cumbia, coupé-décalé, shangaan, guarachero) autant que de rave music pur jus, les artisans de MMM ont le génie de la précision la plus
cutting edge
. Voilà une techno confectionnée à partir de logiciels maison, d’une énorme sub-bass et de bons vieux claps de 808. Deux faces, deux morceaux, soit deux bonnes raisons de danser comme un sauvage.
Les fans de synthwave devraient s’exciter sur le superbe coffret consacré à Tara Cross, figure incontournable de la scène new-yorkaise des années quatre-vingt. Cette personnalité à part de la scène postpunk a un nombre incalculable de morceaux à son actif, enregistrés à la bonne franquette dans son home studio new-yorkais, avec un synthétiseur Electro-Harmonix, un sampler, une Roland MC202 et quelques pédales de delay (voilà pour le passage dédié aux geeks). Ces quatre LP compilent des enregistrements qui laissent entrevoir à quoi pouvait ressembler la vie intérieure d’une jeune artiste DIY. Cette bedroom pop synthétique me fait l’effet d’un hybride entre Cosey Fanni Tutti et Robert Wyatt. En 1997, Tara Cross a ouvert un salon de coiffure et elle doit à l’heure actuelle pleurer de joie de voir enfin advenir un semblant de reconnaissance autre part que dans le monde du cheveu.
Par chance, il existe encore des génies vrillés en ce bas monde, et Eric Copeland, de Black Dice, est l’un d’entre eux. Parti se ressourcer quelques semaines à Copenhague où il a probablement mâchouillé des plantes hallucinogènes au passage, Copeland a accouché d’un disque niqué sorti sur le label de Goodiepal. J’ai rarement entendu une musique qui me fait autant penser à de la dance music mutante jouée par une fanfare extraterrestre s’amusant à dégommer dans un joyeux carambolage tout ce que la pop a enfanté depuis un demi-siècle ;
Waco Taco Combo
peut concourir sans trop de problème au titre de disque le plus
fucked-up
de l’année. Je ne peux pas mieux décrire cette chose inouïe que Goodiepal en personne : « spastic noise dance ritual extravaganza. » C’est un peu épuisant mais c’est exactement ça.
J’ai toujours rêvé de voir un jour des groupes français qui ne seraient pas des petites merdes arrogantes prêtes à vendre leur mère pour se faire une place dans le crypto show-business de l’indie métrosexuelle (où les hommes portent des sacs à main). Mes vœux sont exaucés grâce à quelques découvertes qui m’ont récemment convaincu que la France pourrait bien être le prochain centre névralgique de l’underground intéressant. Tonton Macoute s’est formé en 2006 et leur album
Mureedil
, sorti en CD-R en 2007, est réédité aujourd’hui sous la forme nettement plus séduisante d’un disque vinyle, et c’est sans doute le meilleur truc français que j’aie entendu depuis pas mal de temps. Ce trio regroupe trois fans de vraie bonne musique (This Heat, Dead C, Brise-Glace, tout ça) et sont totalement dévolus à la frénésie avant-rock psychédélique qui fascine surtout les gens vieux. Quant à Cankun, c’est l’un des nombreux pseudonymes de l’hyperactif Vincent Caylet (Archers by the Sea, The Pistil Cosmos). Avec High Wolf et Holy Strays, c’est l’un des trésors secrets de notre Hexagone, respectivement sur Hands in the Dark et NotNotFun. Des paysages d’harmonies diffuses, des guitares languides, des drones délicats et de la reverb sur des voix qui s’évaporent, Cankun est un genre de Ducktails à la française qui aurait répété ses arpèges en écoutant en boucle
Endless Summer
de Fennesz. Sa musique me donne la vague impression d’avoir simultanément chopé une insolation, de m’être fait larguer par ma meuf et de sentir que l’été touche à sa fin. Son prochain album devrait s’intituler
Tropical Melancholia Overdose
.
MIND OVER MIRRORS – The Voice Rolling (Digitalis Recordings)
DEATH GRIPS – Exmilitary (Third Worlds)
MMM – Dex/Rio (MMM Germany)
ERIC COPELAND – Waco Taco Combo (Escho)
TARA CROSS – 1982-89 (Vinyl-on-Demand)
TONTON MACOUTE – Mureedil (Les Productions Fluorescentes)
CANKUN – Ethiopian Dreams (Hands in the Dark)/Jaguar Dance (NotNotFun)