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Une interview du rappeur visé par une plainte de Bernard Cazeneuve pour son clip « anti-flics »

Jo Le Phéno nous a raconté sa vie depuis qu'il est recherché par l'État et BFM.

Jo Le Phéno chez lui dans le 20e arrondissement de Paris. Photo via sa page Facebook.

Jusqu'à jeudi dernier, Jo Le Phéno était un rappeur parisien sans histoire. Du haut de ses vingt et un printemps passés entre Ménilmontant, Père Lachaise et Gambetta, l'autoproclamé phénomène n'en revient toujours pas de l'impossible polémique qu'il a déclenchée sans le vouloir. Largement aidé, disons-le, par le triptyque Twitter-BFM-gouvernement de Manuel Valls.

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Le problème vient manifestement de son dernier clip. Celui-ci s'intitule « Bavure », un morceau qui, comme son titre le laisse entendre, dénonce les comportements fâcheux des forces de l'ordre. Dans cette vidéo, publiée sur YouTube il y a déjà un mois, on retrouve Jo coiffé d'un t-shirt et posant avec ses potes devant un graffiti en hommage à Lamine Dieng, mort des suites d'une interpellation le 17 juin 2007 à l'âge de 25 ans. Comme Lamine, Jo a grandi dans le 20e arrondissement, et plus exactement dans le quartier de la Banane. « Où sont les condés, on va les dompter. Combien de décédés, on peut plus compter », lance Jo en guise de refrain. Agrémenté par des inserts de contrôles et d'interpellations filmées par Jo le Phéno lui-même, le clip montre aussi le rappeur cracher sur ce qui semble être une voiture de police.

Jusqu'ici rien d'incroyable, dirons les lecteurs des sites Booska-P ou Rap2France, déjà sensibilisés à l'esthétique et à la dramaturgie du rap hexagonal.

Pourtant, jeudi 15 septembre dernier, plusieurs syndicats de police dont Alliance, décident de lancer la charge contre le Phéno et sa vidéo qui, à ce moment-là, a été vue moins de 100 000 fois. Un assaut en deux temps qui débute par un communiqué commun des syndicats dénonçant un clip « outrageant », lequel inciterait selon eux à la violence. Au même moment, le pavé parisien retrouvait ses manifestants anti-Loi Travail, ses tirs de flashballs, ses jets de cocktails molotov. Résultats : un œil perdu et une jambe brûlée, entre autres. Dès le lendemain, vendredi 16 septembre, le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve porte plainte contre Jo le Phéno pour « haine anti-flic ».

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C'est donc vendredi, juste après l'annonce de la plainte de Cazeneuve, que j'ai retrouvé Jo et un pote à lui au métro Jaurès. Les traits tirés, il m'a expliqué qu'il passait son temps en studio et dormait peu ces temps-ci. Pour ne rien arranger, pas mal de journalistes cherchaient à lui parler – BFM TV a même essayé de le capter à la Banane, en vain. Pour répondre aux accusations, il venait de rédiger un long message sur son profil Facebook. Souriant mais un peu las de cette histoire, il a exceptionnellement accepté d'en parler avec moi, face à face, entre gars du 20e.

Photo via la page Facebook de Jo Le Phéno.

VICE : Dire du mal des forces de l'ordre est un motif assez commun dans le rap français. Pourquoi c'est contre toi que l'on porte plainte, à ton avis ?
Jo Le Phéno : Franchement, je ne sais pas du tout. Peut-être parce que la vérité blesse. Et aussi parce que, comment te dire… Parce qu'ils ont été touchés par cette vérité. Et puis Cazeneuve, en vrai, il sait peut-être pas comment ça se passe chez nous dans les cités de Paris. Il ne sait peut-être pas comment les policiers font leurs contrôles.

Comment as-tu été mis au courant de cette histoire ?
On a commencé à me mentionner sur les réseaux sociaux, de partout : « Ouais, regarde ce site qui parle de toi, regarde ci, regarde ça… » Bon, je suis parti voir et j'ai vu que c'était du grand n'importe quoi : « Incitation à la haine », etc. Des journalistes ont commencé à essayer de me joindre et tout.

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Que cherchaient-ils à savoir ?
Ils m'ont dit : « Ouais, on aimerait vous rencontrer pour parler de la plainte de la police contre vous. » Ils voulaient « comprendre », avoir mon « ressenti », etc. Bon, les médias quoi. Et c'est pas trop mon truc, les médias.

Revenons au début – pourquoi as-tu fait ce morceau et réalisé ce clip ?
À la base, c'était une revendication par rapport aux bavures. Y'en a plein un peu partout, chez moi et ailleurs, partout en France, et dans le monde entier. Tous les jours, je vois des choses qui me donnent l'inspiration pour écrire ce genre de morceaux.

Quel genre de choses ?
Les contrôles au faciès, les keufs qui ne parlent pas avec respect. Franchement, ça me tape sur le système. Il faut qu'ils fassent leur travail mais on dirait qu'ils font tout pour chauffer la tête des gens du quartier. En fait, il faut le vivre pour le comprendre. Chez nous, la police fait des descentes, ils contrôlent pour rien. Ils mettent des gifles aux petits, sortent des phrases racistes… Après, c'est triste à dire mais je commence à avoir l'habitude – et c'est une mauvaise habitude.

Pourrais-tu citer des exemples de ces dérives policières ?
Je vais te raconter une anecdote, c'était il y a quelques jours : un petit de 11 ans vient me voir et me raconte que des policiers l'ont contrôlé avec son t-shirt « La Banane ». L'un d'eux lui demande : « Pourquoi t'as un t-shirt La Banane ? » Le petit répond que c'est le nom de son quartier et là le keuf lui dit : « Ah ouais ? T'es sûr que c'est pas plutôt parce que ça te rappelle ton pays ? ».

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Sérieux ?
Je te jure. Partout ça se passe comme ça. Et maintenant, dès qu'on dit le moindre mot de travers, ils en font une affaire d'État.

Dans ton clip, c'est un peu plus qu'un mot de travers. On te voit cracher sur une voiture de police à un moment.
Oui, j'ai craché sur la voiture de police. Mais bon, c'est pas un meurtre, c'est pas un crime. OK, j'ai craché sur une voiture mais eux, ce qu'ils font c'est pire que ça et ils ne sont jamais punis. Perso, depuis que je suis né, je n'ai jamais entendu parler d'un policier qui, après une bavure, a fini à Fleury ou à Fresnes tu vois. En plus la voiture, je ne sais même pas si je l'ai vraiment touchée.

Photo via la page Facebook de Jo Le Phéno.

Tes proches, qu'en pensent-ils ?
Ils me soutiennent, ils sont de tout cœur avec moi et ils me disent de ne pas lâcher, de continuer le combat. Parce que c'est un combat. Un combat pour arrêter cette persécution contre nous, les mecs de cités. Il y a beaucoup de diffamations, beaucoup de mensonges. Tout va trop loin pour rien.

Penses-tu que, quand on t'attaque toi et ton clip, on attaque plus généralement les mecs de cité ?
Ouais, carrément. Regarde BFM TV, y'a un mec qui parle, je sais pas ce qu'il raconte mais j'ai juste retenu : « Ce délinquant d'une cité » [ N.D.L.R. : le passage en question se trouve dans cette vidéo où le même représentant d'un syndicat de police établit un parallèle discutable entre la démarche de Jo et celle de Daech ]. Il connaît pas ma vie le gars, il parle de nous mais il sait pas. Il nous a stigmatisés comme des délinquants de cité, tu vois. Pourquoi, à ton avis ? Parce qu'on fait du rap et parce que le rap ça vient de la rue ? OK mais bon, n'importe qui fait du rap aujourd'hui.

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Après c'est un peu l'image que tu donnes dans beaucoup de tes clips. Ce clip, il y a pas mal de gens qui l'ont perçu comme une provocation.
C'est peut-être parce qu'ils se font des films. Moi, je n'incite personne à la haine.

Tu n'as pas l'air de quelqu'un de haineux, en effet.
Je peux être quelqu'un de haineux quand même, hein ! [Rires]. Si on s'attaque à moi, je suis… Opportuniste, on va dire. Mais je ne suis pas un malade mental. Je n'incite personne à la haine, ni au meurtre comme certains l'ont dit. Je suis un croyant. Les propos hardcore du clip, je les assume. Mais en gros, c'est parce que je suis un rappeur – je ne fais pas du zouk, tu vois. Et puis, la liberté d'expression existe, non ?

Sur ton profil Facebook, on trouve également une vidéo où tu fais un freestyle devant plusieurs flics. À tous les coups, ça a dû les énerver aussi.
Mais je ne vois vraiment pas pourquoi. J'ai fait mon freestyle, la police était derrière. Je n'ai forcé personne à rester devant la caméra. Mon freestyle a duré trois minutes. S'ils n'avaient pas envie de rester derrière, ils se seraient poussés. Ils auraient stoppé le truc ou procédé à un contrôle.

Ce prétexte revient dans la plainte du ministre de l'Intérieur. Dans le clip de « Bavure », on t'accuse d'avoir « filmé des policiers sans leur accord ».
Dans la vidéo, on ne voit vraiment qu'un seul policier, et je rappelle que celui-ci me filme aussi.Aujourd'hui, on veut tout filmer. Notamment parce que ça permet d'éviter les bavures. Les contrôles se passent généralement un peu mieux depuis qu'on fait ça.

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Dans une interview sur LCI, un représentant de syndicat de police t'accuse d'avoir voulu « te faire un nom » avec ce clip.
Sérieux, on ne pouvait pas savoir que ça allait buzzer. Ce clip aurait pu passer inaperçu. Je ne suis pas du tout à la recherche du buzz, je suis dans un combat. Je suis avec les miens et j'essaie de montrer dans mes morceaux et mes clips ce que l'on ressent tous.

Les conséquences, avec le tribunal, etc. Tu es prêt à assumer ?
J'assume complètement, quoi qu'il arrive. Mais je n'y pense même pas en fait. Franchement, hier j'étais au studio toute la soirée. J'ai pas le temps pour ça. Gros, j'ai pas le temps d'aller en zonz pour un clip. J'ai pas le temps. Là j'ai beaucoup de sons qui vont arriver et c'est pas ça qui va m'arrêter, hein.

On a l'impression que tu minimises un peu le truc.
Non, mais je ne suis pas l'ennemi numéro un non plus. C'est rien : c'est du rap, c'est de la musique. J'ai fait un son qui n'a pas plus au Ministre, voilà. Il y a des clips bien pires que ça, avec des armes, etc. En plus, je suis quelqu'un de cool moi. J'ai même pas un casier judiciaire incroyable.

Tu vas continuer à faire des clips dans ce genre-là ?
Ça dépendra de mon inspiration.

Merci beaucoup Jo.

Pierre est sur Twitter.