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À la rencontre des types qui désirent devenir aveugles

Perdre une jambe, ou se faire retirer le cristallin – les patients atteints de TIIC ont des lubies étranges.

Photo via Flickr

Bobby porte une paire de lunettes à la correction démesurée. Pourtant, cet Européen de 56 ans n'a aucun problème de vue. Depuis la fin de son adolescence, Bobby émet le souhait de devenir malvoyant. Ce désir est si viscéral qu'il l'a conduit à adopter un style de vie qui reproduit celui des aveugles.

« C'est difficile à expliquer », avoue-t-il à propos de cette envie, sibylline au possible. « J'ai toujours voulu être malvoyant. Toujours. » Il précise que la technique qu'il emploie pour simuler une mauvaise vue – porter des lunettes par-dessus ses lentilles de contact pour rendre sa vision totalement floue – le fait se sentir « cool, complet, et satisfait ».

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C'est à l'âge de 20 ans que Bobby a commencé à feindre un handicap visuel. Au début, il portait des lunettes si épaisses qu'il ne pouvait pas traverser la rue sans regarder le dos de la personne devant lui. Puis il s'est mis à porter un cache-oeil – un bout de plastique utilisé pour renforcer les yeux des enfants – et à mettre des lunettes par-dessus ses lentilles de contact afin de simuler la myopie.

La volonté de Bobby d'être malvoyant est une manifestation d'un Trouble Identitaire relatif à l'Intégrité Corporelle (TIIC ou apotemnophilie), une pathologie si rare et controversée qu'elle n'est pas encore entrée dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux . Le cas le plus « commun » de TIIC se manifeste chez les personnes qui veulent se faire amputer d'un membre en parfaite santé; bien plus rares sont les cas de types qui souhaitent devenir aveugles, sourds, ou castrés.

Le premier cas recensé de TIIC remonte au 18e siècle, quand un homme en parfaite santé a demandé à un chirurgien de lui couper une jambe. Le terme n'a été inventé qu'en 2004 quand le docteur Michael First, professeur de psychiatrie clinique à l'Université Columbia, a publié un article phare sur le sujet dans la revue Psychological Medecine .

D'après ses recherches, les désirs des patients atteints de TIIC naissent généralement pendant l'enfance. Ces derniers évoquent « la conviction que leur corps a quelque chose d'anormal », comme le précise Michael First. L'un de ses patients disait se sentir « trop complet » avec deux jambes saines – il n'en voulait qu'une.

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Récemment, des neurologues se sont joints aux recherches du docteur First. Ils évoquent les TIIC par l'intermédiaire d'un néologisme : la « xénomélie », du grec xeno (étranger) et melos (membre). De nombreuses recherches ont été menées, et une équipe de neurologues de Zürich a détecté la présence d'une épaisseur corticale inférieure à la moyenne dans les lobes pariétaux supérieurs des patients atteints de TIIC – cette zone correspond aux repères dans l'espace des êtres humains.

Pourtant, cela ne prouve pas que le trouble est purement neurologique. Les spécialistes le disent eux-mêmes : « Il reste à définir clairement si les altérations structurelles sont la cause ou la conséquence de l'incompatibilité durable et générale entre le corps du sujet et lui-même. » En d'autres termes, si quelqu'un utilise davantage sa jambe droite que sa jambe gauche parce qu'il souhaite s'en débarrasser, il est possible que son cerveau se modifie de façon à intégrer sa préférence.

Quand je faisais semblant d'être aveugle, je me sentais libre.

Alors que le désir d'amputation d'un membre en bonne santé a été évoqué par certains films, le désir de cécité ne bénéficie pas de la même visibilité. C'est pour briser ce tabou qu'une femme nommée Jewel Shuping – qui simulait sa cécité – a attiré l'attention des médias en prétendant s'être versée de l'eau de javel dans les yeux.

« Ma vue était comme une prison, m'a-t-elle avoué. Quand je faisais semblant d'être aveugle, je me sentais libre. » Comme Bobby, elle a du mal à se remémorer l'origine de son trouble. « Ma mère m'a dit qu'elle m'avait trouvée en train de marcher dans le hall en pleine obscurité quand j'avais trois ans. Quand j'ai eu six ans, j'ai commencé à fixer le soleil. » Aujourd'hui, Jewel a l'air heureuse. Sa biographie sur Twitter précise qu'elle est « une aveugle comme les autres, qui essaye de mener une vie comme les autres ».

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La plupart des gens qui simulent la cécité ne sont pas aussi ouverts au sujet de leur mode de vie. Alors que le docteur First estime à plusieurs milliers le nombre de patients atteints de TIIC, ils sont très peu nombreux à admettre publiquement leur maladie. Seuls quelques proches de Bobby connaissent l'existence de son « secret ». Sa compagne ne l'accepte toujours pas. « Elle ne comprend pas, dit-il. Je n'en parle jamais avec elle. »

Si quelqu'un souffre de TIIC, est-il acceptable d'endommager un corps en bonne santé ?

Pendant longtemps, Bobby a lutté sans ne rien dire à personne. Il décrit cette période de sa vie comme « solitaire et étrange ». Par la suite, il est entré en contact avec de nombreuses communautés sur le web. Il a alors ressenti un sentiment de soulagement intense. « Imaginez que vous ayez six doigts. Vous pensez être l'unique personne au monde à être comme ça. Puis vous trouvez des gens pareils que vous. Vous vous dites que vous n'êtes plus seul et que vous n'êtes pas si bizarre, au final. »

La communauté en ligne des malvoyants « simulateurs » est un endroit où s'échangent des astuces et des montages photo de célébrités portant des lunettes épaisses. Les conversations y sont étonnamment techniques. Les membres s'aident à calculer la « distance vertex » et le « pouvoir effectif sur la cornée ». Ils réfléchissent à plusieurs aux moyens de simuler la myopie. Ils résolvent des équations complexes à propos de l'intensité des prescriptions. Ils parlent – avec prudence – des hôpitaux de Jalisco et Tijuana qui seraient prêts à retirer le cristallin de leurs yeux.

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Ils s'aident également à trouver des réponses aux questions inévitables qui surgissent de la bouche de leurs amis ou de leur famille. Dans une discussion sur eyescene.net, un site présentant une sous-section dédiée à l'imitation de la cécité, un utilisateur suggère : « Le truc pour éviter tout commentaire est de conserver le même style de monture. La plupart des gens ne font pas autant attention aux verres qu'à la monture. »

« Personne ne fait semblant d'être aveugle parce qu'il pense que c'est quelque chose de drôle », précise Bobby. « Personne ne fait ça pour rigoler. On le fait parce qu'on a besoin de le faire. » Ce besoin viscéral fait surgir des questions très difficiles. Si quelqu'un souffre de TIIC, est-il acceptable d'endommager un corps en bonne santé ?

Le docteur First estime qu'il existe entre 20 et 30 personnes qui ont été amputées parce qu'elles le désiraient. Avec un membre en moins, ces patients se sentent sans doute plus complets. C'est pour cela que le docteur First ne s'oppose pas explicitement à la chirurgie, mais préconise trois conditions pour que l'opération ait lieu : « Premièrement, la personne doit être en mesure de prendre la décision et doit comprendre les risques et les bénéfices. Deuxièmement, l'opération doit être conçue comme un traitement. Enfin, il faut avoir des raisons de croire que le traitement sera efficace. »

Il ne s'agit pas d'un choix. On ne peut pas décider d'arrêter. On ne peut pas combattre.

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Les personnes atteintes de TIIC peuvent aller très loin dans leur recherche d'un accord entre leur corps et leur esprit. Ceux qui souhaitaient se faire amputer ont pu utiliser de la glace carbonique pour s'infliger des blessures nécessitant une amputation. D'autres ont construit des guillotines chez eux, ou tenté d'écraser leur membre avec des voitures. En 1998, un homme est mort de la gangrène après une amputation clandestine réalisée au Mexique. Ces drames ont conduit certains médecins à défendre la mise en place d'opérations sûres et respectueuses des normes d'hygiène. Mais d'autres spécialistes continuent à préconiser l'utilisation de la psychothérapie pour traiter les TIIC.

Le lendemain de notre première rencontre, Bobby m'a envoyé un long message sur Facebook. Il voulait être certain d'avoir été bien compris.

« Quelque chose au fond de nos pensées, de notre âme, nous implore de prétendre être aveugle, m'a-t-il écrit. Il ne s'agit pas d'un choix. On ne peut pas décider d'arrêter. On ne peut pas combattre. Si l'on essaye, il arrive un moment où ça gratte, ça brûle, et où on ne peut rien faire d'autre que d'aller chercher des lunettes. Crois-moi, ce n'est pas une vie facile. »

Le trouble qu'il décrit a modifié ma vision de la souffrance. D'habitude, on l'évoque là où il y a un manque. Mais il ne s'agit pas là de la seule façon de ressentir de la peine. Une personne atteinte de TIIC se sent en permanence « trop complète ». Alors que la plupart d'entre nous tremblent à l'idée de perdre un membre, pour eux, il s'agit d'un désir profond. Ils ont trop reçu. Ils n'en veulent pas. Ils n'avaient rien demandé, d'ailleurs.

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