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Vies et morts d’un cheminot

Maxence m'a raconté son expérience de conducteur à la SNCF et du jour où il avait vu un homme sauter sous son train.

Photo via WikiCommons

Un accident mortel peut arriver n'importe où et n'importe quand. Les gens ne tolèrent pas les retards quand ils voyagent en train, même si les accidents peuvent également survenir avec d'autres moyens de transport. On est obligé de le subir, on ne peut pas faire autrement. Dans ces cas-là, notre priorité consiste à secourir les personnes concernées. On essaie de ne pas penser qu'au temps, surtout si ça peut nous permettre de sauver quelqu'un. Le jour de la collision, j'ai dû faire une annonce aux voyageurs : « Ce train vient de subir un accident de personne. Nous allons patienter plusieurs instants, ce sera assez long, prévenez vos employeurs. Nous attendons l'arrivée des secours et le feu vert de la police pour repartir. »

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J'ai 29 ans. Je conduis des trains à la SNCF depuis trois ans, rattaché au dépot de Versailles. Je suis mécanicien sur le RER C. Avant cela, j'étais agent de maintenance et je réparais les trains dans un atelier. Je me suis engagé dans la formation afin de devenir mécano par attrait pour la conduite – mais aussi parce que j'en avais marre d'être enfermé huit heures d'affilée dans un atelier.

Avant de nous laisser prendre les commandes d'une machine de plusieurs centaines de tonnes, on ne nous dit pas grand-chose sur les accidents – si ce n'est le fait qu'ils sont rares. D'après les statistiques des formateurs de la SNCF, cela arrive une fois en moyenne dans la vie d'un conducteur. Après ça, les conducteurs sont censés avoir un suivi psychologique. Mais c'est très flou, très vague. Le sujet n'est pas creusé et reste un peu tabou. Je pense qu'ils font de leur mieux pour ne pas nous faire peur. On s'est tous dit que ça pouvait arriver, que ça faisait partie du boulot, mais en formation, on n'y pense pas trop. On potasse nos bouquins, tout en se disant que ça n'arrive qu'aux autres.

Maxence, conducteur à la SNCF. Photo publiée avec son aimable autorisation

Mais au bout de deux ans et demi de bons et loyaux services à la SNCF, c'est tombé sur moi. C'était une petite journée tranquille et ensoleillée, lors d'un aller-retour Versailles/Paris en RER C. Je faisais mon dernier trajet, et je me voyais déjà à la maison. J'arrivais à la gare des Ardoines, dans un train direct de Bibliothèque François Mitterrand jusqu'à Versailles, donc assez rapide, à 110 km/h. De loin, j'ai vu un homme qui s'avançait et qui reculait en bordure du quai, à quelques centaines de mètres de moi.

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Sur le coup, je me suis dit que c'était étrange – pourquoi est-ce qu'une personne seule s'amuserait comme ça ? On croise souvent des jeunes qui s'amusent. Mais là, c'était différent. L'homme ne cessait de s'avancer et de reculer sur le quai, avant de s'avancer à nouveau. J'ai immédiatement fait siffler le train. Quand je suis arrivé à son niveau, il a sauté. Nos regards se sont croisés avant qu'il passe en dessous de la cabine.

Alors que je continuais de siffler, j'ai appuyé sur le Bouton Poussoir d'Urgence pour arrêter le train. Mais à cette vitesse-là, il m'a fallu 600 mètres pour m'arrêter. J'ai eu l'impression que le temps s'était stoppé net. J'ai appuyé sur les boutons d'alerte, pour prévenir les autres trains. La procédure je la connais, mais je n'ai pas cessé de me demander si ce que je vivais était bien réel. C'était le 17 octobre, vers 11h45. Le train a fini par s'arrêter. J'ai tout de suite avisé le régulateur : numéro de train, accident de personne. Tous les trains autour ont été arrêtés. J'ai appelé les secours et 10 minutes plus tard, les pompiers sont arrivés avec la police.

Photo via WikiCommons

Pour me préserver, je ne suis pas allé voir. Je ne pouvais pas le secourir. Il était plus ou moins resté sur le quai. J'ai aperçu une boule inerte. J'ai attendu les pompiers, qui m'ont dit que j'avais bien fait de ne pas venir. Ils m'ont expliqué qu'il était parti sous le train et que ça faisait une sorte de boule de viande. Il y avait du sang sur la machine, et en dessous. J'ai vu des bouts de vêtement accrochés sous le train.

Après l'événement, j'ai d'abord dû voir le médecin et le psychologue. Le médecin m'a conseillé d'appeler le psychologue si ça n'allait pas – autant dire qu'il ne m'a pas servi à grand-chose. Je trouve ça dommage qu'il n'y ait pas de suivi plus complet. Je ne suis pas une personne très loquace, et j'aurais bien aimé qu'on me force à parler – mais ils se contentent du minimum réglementaire. J'aurais aimé aller voir des psychologues, et qu'ils créent des groupes de parole pour pouvoir discuter avec d'autres conducteurs ayant vécu ce type d'accident. Au moins, ça nous permettrait d'en parler, car personne n'ose aborder le sujet. Le jour de l'accident, j'ai pris le taxi pour rentrer. Au moindre coup de frein, je me sentais mal. Les premières semaines étaient très dures, surtout le premier mois. J'y pensais en permanence, je repensais à l'impact, au bruit. C'est plus le bruit que l'image qui m'a marqué.

J'ai une femme et trois enfants. Au début, après l'accident, j'étais un peu distant. Alors que je faisais des travaux chez moi, ma femme m'a appelé en criant, j'ai eu une peur bleue. Ce n'est pas la petite peur que l'on peut avoir lorsque l'on est surpris, c'est plutôt la peur que l'on ressent quand on craint pour sa vie. Avec la chair de poule, les sueurs froides, et le cœur qui s'emballe. J'étais effrayé. Comme si un danger était proche, que quelque chose de grave allait arriver. Ça ne m'était jamais arrivé d'avoir peur quand on m'appelle. C'est là qu'on se dit qu'il y a des choses que l'on ne peut pas contrôler. C'est le cerveau qui décide.

Il y avait un train qui me croisait au moment de l'impact. J'ai retrouvé le conducteur, et on a bien parlé. Le pauvre est resté quasiment une heure devant le corps. Je lui ai demandé s'il était suivi, mais pas vraiment. Il a repris la conduite juste après. Ce qui n'est pas facile, c'est que je repasse devant le lieu de l'accident quasiment tous les jours. Au moment de l'accident, j'ai été arrêté pour 15 jours. J'ai repris après la visite médicale. Les premiers jours, je n'étais pas à l'aise. Maintenant ça va mieux, mais je suis beaucoup plus attentif aux quais. Je me dis que ça peut arriver n'importe quand, n'importe où, et que n'importe qui peut sauter. Ce qui me fait moins peur, c'est que je me sens plus préparé. Je me sens prêt, psychologiquement, si ça arrive à nouveau – ce que je ne souhaite absolument pas.