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J’ai été voyante par téléphone à l’aube d’Internet

Comment j'ai pressenti le 11-Septembre dans mon bureau parisien, entre une hotline gay et deux plantes vertes.

L'Attente – un des dessins réalisés par Olivia à partir des dates de naissance de ses clients

« Je dois vous demander si vous utilisez de la magie noire ? » C'était une des premières questions qu'on m'a posé, le jour où on m'a contacté pour un travail dans une service de voyance téléphonique. Non, je ne touche pas à ça. Juste avant, on m'avait demandé si j'étais bien voyante. J'ai répondu oui, alors qu'à l'époque, ce n'était pas vraiment le cas. C'était les débuts d'internet, et je commençais tout juste à m'intéresser au psychisme. Lors de mon entretien d'embauche pour ce service Audiotel, je n'avais même pas mon propre jeu et j'ai dû emprunter celui d'une amie. On m'a fait tirer les cartes à une personne au téléphone sous la supervision d'un autre voyant, un homme d'une soixantaine d'années. « Oui, je vois que Jules va vous appeler samedi », ai-je prédit. J'ai été embauchée aussitôt, et j'ai commencé à travailler en juillet 2001.

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C'était un énorme plateau de 200-300m2 dans le sud de Paris, découpé en petit boxes. Mon espace de travail se limitait à un petit bureau pourvu d'un téléphone. L'espace était divisé entre départements – la voyance, les chats pour adolescents, les chats gays, le sexe. Les mecs qui bossaient pour le chat gay racontaient des bobards. C'était supposé être une vraie plateforme de rencontres, mais eux se faisaient passer pour des gays du quartier d'où les mecs appelaient. Parfois, pour se marrer, ces enfoirés donnaient rendez-vous à la cabine téléphonique juste en bas de notre immeuble, sur laquelle le département chat gay avait une vue. Tout le monde s'amusait à regarder ces pauvres garçons, attendre un amant qui ne viendrait jamais.

Nos services étaient hors de prix. Le client ne savait jamais quand il allait tomber sur quelqu'un. 0,34 centimes hors taxe hors coût de la communication, et au bout de 25 minutes, la plage de Télécom coupait automatiquement. Il fallait donc faire la queue, les gens pouvaient attendre 20 minutes pour avoir quelques minutes de consultation, avant de devoir rappeler et se taper encore plus d'attente. Ils dépensaient des sommes incroyables en voyance. Et encore plus pour le sexe, bien sûr.

La Justice

Moi j'étais Olivia08, voyante. C'est mon deuxième prénom, facile. Je reçevais des appels en tous genres. Plus de femmes que d'hommes en voyance, souvent pour les mêmes histoires de boulot et de cul. Le client devait enregistrer son prénom et sa ville. Quand c'était à son tour, j'avais l'annonce de son nom : Marie de Nice, Martine de Briançon, Irène de Toulouse, Max de Toulon… Les appels venaient de partout en France, de métropole ou d'outre-mer, de Belgique, du Luxembourg. « Bonjour, c'est Olivia. Votre date de naissance et votre question, s'il vous plaît ». J'y ai très vite pris goût. C'était comme un boulot d'animatrice radio, sans les coupures pubs.

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Souvent, la première question qu'on me posait, c'était : « Qu'est-ce que vous voyez sur moi, Olivia ? ». C'est là qu'il fallait instaurer la confiance. Si du premier coup je réussissais à deviner quelque chose, la personne restait avec moi tout le long de la consultation. Pour les premiers clients, les cinq premières minutes sont là pour prouver qu'on voit vraiment, les cinq minutes suivantes définissent la question, et les dix minutes qui restent étayent une prévision solide.

Je me suis rendu compte très vite que j'étais douée à ça. On me rappelait, on me disait que telle ou telle prédiction s'était réalisée. J'avais des habitués, qui connaissaient mes plages horaires pour pouvoir retomber sur moi. Ils pouvaient passer une soirée entière à essayer de m'appeler. Je travaillais surtout les soirs et les week-ends. C'était un boulot payé au SMIG, 27h par semaine, donc je m'en sortais à peu près, mais avec tout juste de quoi survivre. J'avais arrêté d'être artiste, j'écrivais un bouquin à côté et c'était éreintant. Et bien sûr, il y avait un épuisement psychologique : les gens pouvaient te miner, te raconter des histoires terribles. Il y avait des manifestations psychiques très intenses.

Le jour du 11 septembre, j'étais chez une amie. On a tiré un jeu de tarot, et j'ai vu qu'on ne retrouverait pas Ben Laden avant un bon moment.

En août 2001, une femme de Nancy m'a appelée. C'était une Américaine, installée en France avec un boulanger. Ils avaient un jeune enfant et le projet de retourner s'installer à New York. Elle voulait partir en éclaireur, histoire de trouver un job et un appart. Je lui ai tiré les cartes, et je lui ai dit ce que je sentais : N'y allez pas maintenant. Je n'étais pas capable de dire pourquoi, mais je le sentais. Elle n'a pas compris et s'est mise à vouloir trouver des explications logiques, à me déballer sa vie : c'est parce que mon mari m'a trompé avec ma soeur ? Parce que mon ancienne chef m'a dit que je ne retrouverais jamais du travail ? J'ai re-tiré les cartes, même conclusion : n'y allez pas maintenant, partez avec votre mari et tout se passera bien. Elle a fini par m'insulter et me raccrocher au nez, complètement excédée. Le jour du 11 septembre, j'étais chez une amie, et j'ai vu la deuxième tour s'effondrer en direct. On a tiré un jeu de tarot, et j'ai vu qu'on ne retrouverait pas Ben Laden avant un bon moment. On a balayé les cartes et ce n'est que plus tard que je me suis rappelé de cette femme. Je n'ai jamais su si elle était partie.

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J'ai fait un peu de psychanalyse, et sans mentir, j'ai toujours su bien présenter les choses, même si les cartes n'étaient pas forcément bonnes. Ce qui est dingue dans ces services, c'est que les gens se mettent en position de vulnérabilité, face à des personnes qu'ils ne connaissent pas. Il faut savoir que tout le monde peut faire voyant dans un service audiotel – il suffit d'apprendre à tirer les cartes. Un vrai voyant possède son cabinet, et les employés de ce genre de boîte sont considérés comme des charlatans. Bien sûr, sans y croire un minimum, les candidats ne tenaient pas longtemps. Et certaines personnes malveillantes préféraient raconter des saloperies, sans se soucier du client. C'est un cercle vicieux – plus le client est anxieux, plus il appelle.

Certains voient ça comme une thérapie, comme cet enseignant qui avait un problème avec les femmes en détresse. Je l'ai guidé pendant ses consultations, et il a fini par rattacher son comportement avec un traumatisme lié à son père. Il m'a rappelé un jour pour me dire qu'il allait mieux. Ça l'a vraiment fait évoluer. C'était l'aspect sympa du boulot – des relations saines et des gens qui confrontent leurs problèmes. Mais parfois, ça ressemblait plutôt à de l'assistance sociale. Des gens qui appellent en larmes, à qui on doit expliquer comment payer telle facture, quelles économies faire, comment négocier, payer en plusieurs mensualités. Mais encore une fois, je trouvais ma réponse dans les cartes.

Trahison

Des clients avaient juste besoin d'entendre certaines choses. « Bonjour Madame. Il faut absolument que vous m'aidiez, j'ai un gros problème avec le voisin qui vit au dessus de chez moi. En fait il faut que je vous le dise franchement : mon voisin est un sorcier. » J'ai reçu cet appel de la part d'une femme, qui soupçonnait son voisin d'être un succube et d'accomplir des rites masturbatoires sur des poupées de chiffon pour l'envoûter. Elle l'accusait d'être sorti de son corps, comme le font les succubes, et d'avoir traversé les murs à la pleine lune pour abuser de son âme. Mais elle s'était battue. Je lui ai dit ce qu'elle voulait entendre : Bravo Madame, vous avez combattu les forces du mal, bravo. Vous êtes si forte. Accrochez-vous, je vous le dis : la lumière dominera les ténèbres. Elle m'a rappelé quelques jours plus tard. Finalement le voisin n'était pas un sorcier, juste un homme d'Afrique du Nord qui aimait la fête et la musique, et avec qui elle couchait désormais.

Je tirais, et je tire toujours, avec un jeu anglais. Quand une amie m'a tiré les cartes pour la première fois, j'étais terrorisée par certaines d'entre elles. J'ai senti une mauvaise augure, et j'ai effectivement eu des périodes très dures dans ma vie. Mais apprendre à maîtriser les cartes m'a permis de gérer tout ça. Je n'ai plus peur d'aucune carte. JÀ l'époque de mon travail sur le service téléphonique, j'ai commencé à dessiner les histoires, les personnes, les cartes. J'ai mis ces dessins sur Youtube. Une femme transexuelle qui vit à Brooklyn, écrivaine, m'a dit qu'elle n'avait jamais vu d'aussi beaux dessins par rapport au tarot. Quand j'ai arrêté de travailler pour le service, j'ai continué à étudier les cartes. Elles ne m'ont jamais quitté depuis.

Sophie Boursat est artiste, écrivaine, et voyante. Elle a travaillé à deux reprises neuf mois dans un service audiotel où elle donnait des consultations de voyance par téléphone. Elle a tiré un livre de son expérience, qu'elle cherche toujours à éditer. Si ça vous branche, elle continue les consultations.