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reportage

Les choses que l’on entend en étant psychologue pour jeunes

Envie de changement, refus de bouger et désespoir français : notre vie vue par quelqu'un qui nous soigne.
Photo via Flickr.

« C'est simple, je ne sais pas qui je suis », me confie C., un patient masculin de 27 ans. Tandis que je le regarde en prenant des notes, celui-ci poursuit. « Lorsque je suis en couple, je fantasme sur une relation libre. Puis, quand je couche avec d'autres filles que ma copine, je me demande ce que je suis en train de faire. Mais dans tous les cas, je ne suis jamais heureux dans mes histoires. » J'ai l'impression que c'est ce sentiment qui est dominant parmi la génération des jeunes d'aujourd'hui. J'en suis beaucoup.

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Mon activité de psychologue clinicienne m'a permis de rencontrer, au cours de ma carrière, tous types d'individus. Âgée de bientôt 29 ans, j'exerce ce métier depuis 5 ans déjà. Si au départ je travaillais majoritairement avec des enfants, je me suis rapprochée de structures accueillant des adultes car j'avais à cœur de mieux connaître leurs problématiques, aujourd'hui, dans notre quotidien. Ainsi, je travaille depuis un peu plus de 2 ans dans un CMP (Centre Médico Psychologique) à Paris.

Ces structures ont pour particularité d'offrir des prises en charge gratuites ; alors souvent, l'attente est longue. Mais cela peut valoir le coup de patienter, notamment pour une grande partie de ma patientèle qui ne peut pas s'offrir le luxe d'une séance hebdomadaire à 40 euros de l'heure, si ce n'est plus, avec un psychologue. Au premier abord, le seul point commun des jeunes que je rencontre, c'est que tous ont souhaité, un jour, initier une démarche thérapeutique afin de traiter tous ces problèmes.

Les personnes âgées de 15 à 30 ans constituent une bonne proportion des clients que je rencontre. Leurs questionnements, craintes, espoirs et fantasmes peuvent alors émerger dans ce cadre unique et privilégié : celui de parler à sa psy. Les jeunes adultes qui viennent me voir sont surtout de jeunes diplômés, propulsés depuis tout au plus quelques années dans les aléas de la vie active et des responsabilités que celle-ci comporte. Je constate souvent que leurs questionnements existentiels et autres motifs d'anxiété se rejoignent étrangement, au-delà des différences de statut social ou de catégorie socioprofessionnelle qui peuvent exister entre eux. Il est bien sûr extrêmement difficile de dresser une liste exhaustive de tous les problèmes qui mènent les jeunes Français chez une psychologue. Il m'est simplement possible de regrouper quelques éléments. Et d'essayer d'en tirer quelques conclusions. Par exemple, la première cause de tourments qui ressort de mes comptes rendus est évidente. C'est l'amour.

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Dans la vie de tous les jours, le parcours amoureux d'un grand nombre de jeunes gens est semé d'embûches. Et la plupart du temps, il l'est d'autant plus en dehors des phases de rupture en elles-mêmes. La cause première des difficultés rencontrées aujourd'hui n'est pas très étonnante. Il s'agit d'Internet.

F. est l'un de mes patients. C'est un adulte âgé de 27 ans, que je rencontre régulièrement. Il me confie souvent que depuis sa découverte de Tinder il y a deux ans, sa vision romantique et plutôt traditionnelle des relations amoureuses, a peu à peu pris une tournure de plus en plus désincarnée. « Je sortais d'une relation de cinq ans. Pour moi, c'était très excitant, toutes ces nanas disponibles », me dit-il. Puis au bout de quelques rencards, il s'est rendu compte qu'il devenait ce qu'il nomme « de moins en moins humain ». Lorsque je lui ai demandé de m'expliquer ce qu'il entendait par là, il m'a dit qu'il se définissait de plus en plus comme un consommateur. Il dit qu'il entretient désormais une excitation malsaine à faire défiler les nanas sur son écran, à en rencontrer une en pensant déjà à celle qu'il devra voir le lendemain. « Et finalement pourquoi se poser ? Pourquoi se limiter à une seule rencontre ? Je suis devenu un peu blasé », me dit-il.

Derrière ce discours, j'ai souvent entendu la déception et une certaine forme de frustration sentimentale. Déception de ne pas trouver une personne fantasmée, supposément « parfaite », avec laquelle tout fonctionnerait à merveille. Et frustration de ne même plus savoir, à force, ce que l'on recherche en termes de compagne.

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Car ce n'est évidemment pas un point de vue uniquement masculin. Les propos de F. sont appuyés par ceux de D., une jeune femme de 24 ans. « Au départ, je voulais vraiment rencontrer le mec avec qui ça marcherait et que je ne trouvais pas dehors », me dit-elle. Les sites de rencontres permettent en effet de chercher quelqu'un qui soit au plus près de ce que l'on veut chez une personne. Sauf que ça marche rarement. « Souvent, on est déçue. On se rend compte qu'on n'a pas plus de chance que dans la vraie vie. Et quand on enchaîne 4, 5 rencards foireux, on devient vite cynique. »

Un livre de Viktor E. Frankl, devant une pile de textes de qualité variable. Photo via Flickr.

Les applis et autres sites de rencontre semblent entretenir un rêve d'accomplissement sexuel et amoureux. Le truc, c'est que celui-ci évoque davantage, lors de sa mise en application, le mythe de Sisyphe.

Pour moi, ces outils tuent l'envie et la curiosité qui nous poussent à rechercher la compagnie amoureuse et sexuelle de l'autre. Face à l'abondance des profils et des rencards qui s'enchaînent, il est bon de remettre le désir à sa place. Il faut se rappeler qu'il se nourrit avant tout de manque. Si l'on est trop exposé à une offre (soi-disant) incessante de femmes ou d'hommes (soi-disant) prêts à satisfaire toutes nos envies affectives, la dynamique du désir disparaît au profit de la répétition mécanique (des rencards, des rapports sexuels) et de la lassitude : si la satisfaction est si simple à trouver, pourquoi s'ennuyer à se lancer dans sa quête ?

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Lorsque j'écoute ces jeunes personnes dérouler le fil de ce discours, je les encourage avant tout à se souvenir, justement, de ce qu'ils désirent - voire à remettre la main dessus dans le cas où ils en auraient perdu la trace. Car il est fréquent, dans ces nouvelles modalités de rencontre de l'autre, de ne plus vraiment savoir ce que l'on recherche puisque l'on peut supposément tout obtenir – la relation à deux ou à trois, courte ou longue, à distance ou à côté. Tout est possible. Et quand je leur dis que non, cela n'est pas forcément une chance ni un privilège, mais que cela peut aussi être source d'angoisse et de confusion, je lis souvent une lueur de soulagement dans leurs yeux, un poids qui s'enlève de leurs épaules. Malgré le chaos des rencontres et des relations, la vérité de ce qu'ils désirent pour leur vie sentimentale n'en demeure pas moins présente, tout au fond d'eux, cachée sous une aliénation plus ou moins forte aux modalités modernes de rencontre et de relations. Lorsque je leur explique cela, et qu'ils le comprennent puis se l'approprient, le travail est lancé : ils peuvent commencer à déconstruire l'aliénation pour se retrouver eux-mêmes dans ce qu'ils désirent sincèrement pour leur vie de cœur et de corps.

Mais ce travail peut être long. Souvent, au début de la thérapie, j'entends des phrases caractéristiques, telles que « mais combien de temps ça va me prendre pour que mes relations aillent mieux ? » ou « mais c'est trop ancré en moi maintenant, pourquoi ça changerait juste en parlant ? ». Je ne donne pas de réponse immédiate à ce genre de questionnement. La progression après quelques mois de thérapie, souvent, parle d'elle-même.

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Les jeunes gens qui viennent me voir sont majoritairement issus des classes moyennes intellectuelles. Souvent, ils ont connu une scolarité ordinaire. En conséquence, ils ont entrepris des études en École ou en Université, avec un choix élargi de possibilités. De fait, au moment où ils viennent me voir, ils ont souvent de quoi gagner leur vie – par le travail, les aides de leurs parents ou les deux. Mais étrangement, cette liberté ne semble pas les ravir. Bien au contraire. Elle a plutôt l'air de les plonger dans le douloureux questionnement du choix : pourquoi ces études plutôt que d'autres ? Pourquoi ai-je pris cette trajectoire-ci au lieu de celle-là ?

Une affirmation contestable. Photo via Flickr.

Cela peut paraître contradictoire, mais la liberté et la multiplicité des choix possibles n'est pas forcément confortable. En effet, dans des temps pas si éloignés de nos années 2010, la reproduction sociale était beaucoup plus systématique. Le fils d'ouvrier finissait rarement courtier, et les universitaires engendraient peu de charcutiers. De nos jours, l' horizontalisation et le mixage des milieux sociaux, malgré des aspects éminemment positifs, jouent un rôle important dans cette nouvelle liberté. Et l'angoisse qui en découle ressort aussi bien chez les jeunes bacheliers que chez des personnes plus installées.

« J'ai eu mon bac il y a six mois et j'ai été incapable de choisir une filière », me raconte G., 19 ans. « Tous mes potes sont allés en fac mais mes parents disent que ça ne mène nulle part. Après j'aurais bien fait une école, mais je ne vois pas quoi. Je ne me voyais pas passer des concours non plus, je ne sais même pas si j'en ai envie », tranche-t-il.

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Parfois, le pire peut arriver : l'absence totale d'envie. Cette question, les générations précédentes n'avaient peut-être pas à se la poser, et pour cause : ils n'avaient pas la possibilité de choisir. Souvent, je remarque chez mes plus jeunes clients une forme de souffrance, peu comprise voire ignorée par leurs parents.

En tant que psychologue, je ne suis pas pourvoyeuse de miracles ni de bons sentiments. J'énonce à mes patients l'idée que choisir, c'est renoncer.

La majorité des clients que je rencontre est plus âgée que G. Néanmoins, cette problématique revient sur le devant de la scène pour la majorité d'entre eux, comme en témoigne L., âgé de 22 ans. « Je suis en Master 1 d'Histoire. Ça me plaît, mais je ne vois pas ce que je vais en faire », assure-t-il. « C'est comme si j'étais contente d'apprendre des trucs, mais sans trop savoir où ça va me mener. » Derrière cela, je perçois souvent un refus d'accéder à une vie de responsabilités, perspective parfois terrifiante. Prolonger ses études jusqu'à un Bac +5, voire davantage, sans trop savoir à quel travail cela pourra bien mener, n'est pas une situation rare. « Je ne me vois pas travailler, gagner ma vie avec ça », ajoute-t-elle. « Je pense que j'essaie de retarder l'échéance, et comme sur le papier je suis étudiante, je demeure légitime – cachée, un peu. » Quand rien n'est décidé, la liberté peut devenir un fardeau plus qu'une opportunité d'épanouissement.

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Ce questionnement concerne aussi les plus âgés de mes jeunes clients. O., 29 ans, me confie qu'elle suffoque dans sa vie professionnelle. Cela ne manque pas d'affecter son existence tout entière. « Je suis intermittente du spectacle, je gagne bien ma vie, j'aime mon boulot, mais je n'en peux plus », me confie-t-elle, exténuée. « J'ai des possibilités de partir bosser à l'étranger, mais mon copain est ici et ne peut pas me suivre. J'ai envie de découvrir le monde, et en même temps je ne supporte pas l'idée de perdre ce que j'ai construit ici avec lui. Parfois quand je le vois, je lui en veux. » L'idée selon laquelle choisir, c'est renoncer est ici illustrée. Mais quand elle semble devoir s'appliquer quotidiennement, et que la vie nous propose sans cesse de nouvelles façons d'envisager son avenir – voire de délaisser son passé –, la notion de choix peut se révéler mortifère. Tout comme celle de liberté.

En tant que psychologue, je ne suis pas pourvoyeuse de miracle ni de bons sentiments – je parle pour moi, chacun son style. Comme cité plus haut, j'énonce souvent à mes patients l'idée que choisir, c'est renoncer. Car c'est à partir du moment où l'on s'approprie certaines fatalités aussi concises que celle-ci, que l'on peut se sentir acteur de sa vie et non victime passive d'un chemin tout tracé. Ou, au contraire, d'un océan de possibles trop chaotique.

Les réponses sont souvent empruntes d'autosabotage et de dépréciation lors des premiers pas : « mais je ne peux plus reculer, je ne vais pas recommencer ma vie non plus » ou autres « mais je ne peux PAS choisir, c'est impossible ! ». Tout notre travail consiste alors à prendre en soi de cette puissance dont on se croit dépourvu, et qui permet d'exister non plus sur un mode passif, mais actif. Il faut choisir, renoncer, ad vitam aeternam, c'est notre lot à tous après tout. Alors autant faire croître la force qui permet de faire avec.

Le thème du sens de l'existence vient englober les deux questionnements précédents, l'amour et la liberté. Si j'ai pu observer quelque chose de presque unanime chez mes jeunes clients, c'est le nuage d'absurdité et de doutes qui semble planer au-dessus de leurs têtes.

Le nuage de C., 27 ans, s'inscrit dans un ciel chargé. C'est lui qui couche avec d'autres femmes que sa copine et en souffre. Dans la sphère professionnelle, il est également mal à l'aise. « Au boulot, je suis frustré : il y a tellement d'autres choses que j'aimerais faire. Mais je n'en ai pas le courage, alors je hais ma vie pour ça », commente-t-il. Il pense qu'il y a trop de choses à faire, que matériellement tout cela semble impossible pour lui. Il décrit sa vie comme une vie de frustration. « Parce que tout est possible, mais que je ne peux pas juste décider de tout faire. C'est pas compliqué, je veux tout. Du coup je ne me satisfais de rien, et ça me bouffe plus qu'autre chose. »

Ce dernier témoignage représente un condensé de ce qui peut angoisser la jeunesse d'aujourd'hui : ce chaos de liberté, cette confusion des sentiments et une économie du désir qui dégénère. Tout vouloir et en souffrir. Il introduit ce désespoir avec une grande clairvoyance : il dit qu'il ne sait pas qui il est. Entre notre héritage familial et nos multiples possibilités d'invention, quoi garder, quoi jeter, quoi transformer ? Que faire de nous-mêmes ?

Le grand psychiatre Viktor Frankl a dit un jour que « s'il y a un sens à la vie, il faut qu'il y ait un sens à la souffrance ». Tout ce que je vous conte ici n'est que le témoignage de passages et d'étapes qui ne demandent qu'à être dépassés dans le travail thérapeutique. Mais surtout, ils doivent être dépassés dans l'expérience de la vie. La plus grande mission de la jeunesse d'aujourd'hui est, en ce sens, peut-être de se trouver elle-même.