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L’homme qui faisait matcher le thé

Chi Wah Chan est né et a grandi à Hong Kong. Graphiste de formation, il fait la rencontre de sa femme Adeline Grattard, cheffe étoilée du Yam’Tcha, et décide de faire de son amour et de sa passion pour le thé… un métier à plein temps.


Vous savez, je ne sais pas si mon histoire est vraiment intéressante. Si vous voulez parler de cuisine, il faudrait mieux discuter avec Adeline [Grattard, sa femme, à la tête de Yam’Tcha]. Vous ne voulez pas qu’on se mette autour d’une table tous les deux ? Juste moi ? Bon d’accord.

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Je n’ai pas du tout fait d’études de cuisine. Il n’y a rien dans mon parcours qui me ramène à ça. Au départ, je suis graphiste. C’est par le métier d’Adeline et le restaurant Yam’Tcha que j’ai commencé à me poser des questions sur la relation entre le thé et les plats. Je me suis accroché au train si vous voulez. Bien sûr, je suis un passionné de thé. J’en buvais tout le temps quand j’étais jeune et je continue aujourd’hui.

Moi, je viens de Hong-Kong. Quand j’étais petit, ma mère faisait le Pu’er [une variété de thé fermenté] en très grands volumes. Elle le mettait ensuite dans un thermos qui m’accompagnait toute la journée. C’était devenu une habitude.

Chi Wah Chan versant le thé. Toutes les photos sont de Mila Olivier.

Ma relation avec le thé a aussi beaucoup été influencée par le yam cha. C’est la manière cantonaise de manger des dim sum en buvant du thé au petit-déjeuner. Quand j’étais petit, mes parents m’emmenaient parfois le matin dans les salons de thé. C’est là que j’ai goûté mes premiers thés blancs ( bai cha) ou bleus (thé Oolong), plutôt bas de gamme. C’est une pratique très répandue. C’est même tellement courant que, quand on croise des gens dans la rue – amis ou voisins – au lieu de dire « Bonjour, comment allez-vous ? », on demande simplement « Est-ce que vous avez yam cha ? ». Une façon comme une autre de savoir si tout va bien. Parce qu’il faut quand même un peu de moyens pour aller y manger régulièrement.

Je pense que c’est en France que j’ai vraiment redécouvert le thé. Quand j’ai goûté la cuisine d’Adeline et sa manière d’utiliser les ingrédients chinois, ça m’a poussé à réfléchir à cette combinaison entre les aliments et le thé. D’ailleurs, j’apprécie beaucoup plus le thé maintenant. Quand je le bois, je ne pense pas forcément à ce que je vais manger. J’aime cette liberté et je veux la garder. Je n’aime pas trop intellectualiser ce moment. Ce serait gâcher l’expérience de penser systématiquement à ce qui irait avec, ce qui serait bon.

En fait, j’essaie de transmettre une sorte de mémoire des goûts que j’ai parfois depuis l’enfance. Les goûts de certains plats qui m’ont marqué, que j’ai retenu et que je vais ensuite tenter de marier sur une saveur. C’est quelque chose que j’aime bien et que je cherche à partager.

Je suis quelqu’un qui aime bien prendre des risques. J’ai un petit côté aventurier. Quand Adeline m’a demandé de lui trouver des combinaisons mets et thé. J’ai dit « C’est parti ». Pas de problème, j’y vais. C’est tout. On a réfléchi ensemble : « Comment l’intégrer ? » J’ai répondu que je ne savais pas. Qu’on verrait. Et hop. Le lendemain matin, elle faisait un plat, et je lui proposais une association.

L’association la plus difficile ? Je dirais que c’est avec le fromage. Avec certains thés, ça ne collait pas du tout. Pendant les deux premières années, j’ai essayé de trouver des combinaisons et on a fait des essais de partout. Il n’y a pas de méthode ou de tableau de bord. Ça marche beaucoup sur l’instinct et le goût. Ça c’est un peu laiteux ? Ça va peut-être aller avec ça. Et on choisit finalement en fonction des différentes caractéristiques.

Je suis né dans la cuisine cantonaise. Je l’adore parce qu’elle est très variée. Il y a encore plein de choses que je ne connais pas mais ce que je retiens, ce sont les cuissons, surtout les vieilles soupes et le poisson à la vapeur. Chez Yam’Tcha, il y a des plats qui me rappellent cette cuisine. Adeline la connaissait avant de me rencontrer et elle fait des choses qui s’inspirent de toutes les régions, Sichuan, Canton en utilisant des outils différents, comme le wok ou la vapeur.

Comme la cuisine chinoise est plurielle, je dirais que le thé l’est aussi. Certains viennent du Fujian, d’autres du Yunnan, de Zhejiang ou de Taïwan. Ils ont tous des saveurs différentes. Même s’il appartient à la même famille, le Oolong varie selon qu’il vient de Taïwan ou de Canton par exemple. C’est comme le vin.

Je sais qu’on a tendance à les opposer mais le thé et le vin sont en fait très complémentaires. Contrairement à ce que les gens pensent, il y a même des thés qui donnent des sensations proches de celles qu’on peut avoir quand on boit du vin. Il y a des Pu’er aussi tonique que des Bordeaux. La différence, c’est que le vin est explosif en bouche à cause de l’alcool alors que le thé joue sur longueur. Mais ce n’est pas incompatible.

Pour moi, le thé lave la mémoire du goût et prolonge le plaisir. Chaque gorgée renouvelle le palais et permet de retrouver la saveur de la première bouchée de l’aliment ainsi que sa fraîcheur. La sensation qu’il procure est beaucoup plus franche. Sa chaleur invite à manger. Les gens sont surpris de boire certains thés avec un niveau de goût comparable au vin. Peut-être parce qu’ils consomment surtout des thés de marques de grande distribution. Moi je préfère travailler avec les petits producteurs et notamment un maître de thé que je vais voir régulièrement sur place à Taïwan.

Ce que j’aime aussi dans le thé, c’est le gong fu cha, c’est-à-dire, la manière de le boire. En Chine, on ne le boit pas comme les Anglais avec du sucre ou de lait. On le découvre d’infusion en infusion. J’aime cette façon de faire parce que, pendant le temps qu’on passe à le verser et à le boire, on se repose, on vit, on réfléchit, on regarde ou on rêve. Cette manière-là me convient parce qu’il n’y a pas beaucoup de moments comme ça dans la vie de tous les jours. Ces moments permettent souvent de se retrouver soi-même. C’est une sorte de philosophie. On dit que, quand on le fait, le caractère se reflète sur le thé. Et, inversement, le thé peut aussi se refléter sur le caractère.

Quand j’achète du thé, je ne fais pas de recomposition. Pour l’instant, je ne suis pas à ce niveau-là. Je ne mélange pas les feuilles, mais j’ai déjà essayé avec les infusions. Je suis revenu à quelque chose de plus simple. Ce que je fais chez Yam’Tcha, c’est très différent du thé que je sers à la boutique façon gong fu cha. Dans le restaurant, je n’obéis pas précisément à la tradition chinoise. Peut-être que c’est moins côté créatif hérité de mes années de graphiste. Ou simplement ma manière de voir les choses. D’expérience, les règles, on les apprend pour les casser. Donc, à chaque fois que je crée, je casse tout. Les règles, c’est bien pour apprendre, mais le mieux c’est quand même de s’en débarrasser à un moment.

Propos rapportés par Alexis Ferenczi.