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Willie Thrasher se bat depuis plus de 30 ans pour chanter son héritage inuit

Vous avez déjà entendu parler de Lloyd Cheechoo ? Ou de Morley Loon? Et de Willie Thrasher ? La réponse est probablement non, et ce n’est pas étonnant. Tous ces musiciens oubliés qui luttaient pour la reconaissance de la communauté nord-amérindienne dans les années 60, 70 et 80, ont vu leurs enregistrements et leurs souvenirs se perdre dans les méandres de l’Histoire. Et pourtant, il leur est arrivé de croiser la route de Neil Young, Leonard Cohen, The Band, Joni Mitchell ou de leur compatriote Buffy Sainte-Marie, mais ils n’ont malheureusement jamais bénéficié de la même exposition. Leurs disques étaient enregistrés avec des moyens très modestes et ils ne bénéficiaient pas d’une promotion suffisante pour espérer toucher le grand public.

C’est là que Kevin Howes intervient. Ce digger passionné et historien de la musique a déterré des tas de disques de l’oubli pour leur donner enfin l’exposition qu’ils méritaient. Après avoir compilé le sampler Jamaica to Toronto pour le label de Seattle Light In The Attic, Howes s’est penché sur les morceaux qu’un pote fanatique du son des Nord-Amérindiens lui a fait découvrir. Après une douzaine d’années à traquer tous ces albums, ces artistes et ces producteurs, Howes a compilé Native North America (Vol. 1): Aboriginal Folk, Rock, and Country 1966–1985, un coffret sorti sur Light In The Attic l’année dernière.

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Après la sortie de Native North America, Light In The Attic (plus précisément Future Days) a enchaîné avec la réédition du premier album de Willie Thrasher, Spirit Child, qui était sorti confidentiellement en 1981. Thrasher a été l’un des fers de lance de la compilation suscitée, voyageant dans le monde entier pour en faire la promotion, et c’est maintenant à son tour de briller. Willie Thrasher incarne l’un des parcours les plus fascinant de cette génération de musiciens : à l’âge de 5 ans, il a été arraché à la communauté inuit et collé dans un pensionnat par le gouvernement canadien, dans un programme d’assimilation des indigènes à la « société dominante ». C’est à travers la musique que Thrasher a pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur et récupérer l’identité qu’on lui avait volée. Spirit Child est le résultat de son voyage spirituel et un rappel des atrocités que le gouvernement canadien a fait subir à son peuple durant toutes ces années. On a contacté Willie Thrasher, qui réside aujourd’hui à Nanaimo, en Colombie Britannique, pour discuter du second souffle de sa carrière musicale.

Noisey : Tu as subi une opération chirurgicale en septembre. Comment ça va aujourd’hui ?
Willie Thrasher : Je suis encore en convalescence, c’est un long processus. Mais au fil des jours, mon état s’améliore. Je peux marcher tous les jours, mais ça me fait toujours mal. Le docteur a dit que ces douleurs devraient peu à peu s’estomper.

Qu’est ce que la sortie de Native North America signifie pour toi ?
Tu sais, ce sentiment quand tu lèves le matin, et que tu vois le soleil briller, et que tu te dis que ça va être une belle et bonne journée ? Voilà ce que j’ai ressenti quand la compilation est sortie. À l’époque, notre label, CBC, n’avait aucun budget promo pour notre disque, pour nous programmer dans des festivals, nous faire passer à la radio ou nous avoir des interviews à la télé. On n’avait pas les finances ou les ressources pour faire plus en Amérique du Nord. On n’était pas une priorité pour CBC. Aujourd’hui, on bénéficie d’une bonne promotion et d’un intérêt croissant. Ca me réchauffe intérieurement. Ca fait ressurgir des souvenirs datant de la composition de ces chansons, des endroits que j’ai visités, des personnes que j’ai rencontrées. C’est un sentiment très agréable.

Tu as joué quelques concerts d’ailleurs pour la sortie du disque. Ça fait quoi de se voir offrir une deuxième chance à ce stade de ta vie ?
C’est très bizarre parce que je me souviens d’avoir joué ces mêmes morceaux il y a 30 ans de ça. Et à l’époque, ces titres étaient nouveaux, j’avais les cheveux longs, on voyageait sous les superbes aurores boréales, on faisait des festivals à Montréal, Toronto, Edmonton, Winnipeg, aux États-Unis. On prenait vraiment du plaisir avec notre musique. Et là, je ressens à nouveau la même chose. Ça me donne plein d’énergie pour monter sur scène. Et puis ma voix a changé depuis. Elle est meilleure maintenant, et je maîtrise plus mon jeu de guitare.

Kevin Howes de Light In The Attic a fouillé dans tous ces disques, et maintenant, des tas d’artistes inconnus ont enfin l’exposition qu’ils méritent. Ça te fait quoi de réécouter ton album Spirit Child aujourd’hui ?
Je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un remette la main sur ces chansons et rassemble le groupe. Qu’il retrouve l’album et passe 12 ans à bosser dessus. Kevin Howes a fait un super boulot dans ses recherches et sa quête de musiciens capables de ré-enregistrer ce disque, de façon à lui le faire renaître. C’est un honneur de voir sa propre musique resurgir 30 ans plus tard. Et les retours n’ont jamais été aussi bons et nombreux. Des gens du monde entier veulent écouter ma musique. C’est beau.

À quel point la situation des musiciens aborigènes est différente aujourd’hui, comparée à 1981, année de sortie initiale du disque ?
Bien sûr, c’est plus facile aujourd’hui. Je me souviens qu’en 81, quand cet album est sorti, Neil Young, Neil Diamond, Moody Blues, CCR, Elvis, les Rolling Stones, Buffy Sainte-Marie, tous ces grands chanteurs avaient des hits dans les charts et des moyens financiers pour aller en Europe, pour être à la télévision… On ne pouvait pas se permettre tout ça, nous. Mais on était là quand toutes ces stars étaient au top de leur gloire. Lorsqu’on voyageait, on entendait parfois nos chansons à la radio. Quelqu’un nous disait qu’il avait entendu « Eskimo Named Johnny » ou « Spirit Child » à la radio et on était tous très fiers. Donc à cette époque, c’était vraiment dur de promouvoir notre album, on n’avait pas d’agent ni de manager. Quand ces gens voulaient se déplacer quelque part, il fallait une subvention du gouvernement, qui mettait parfois 6 mois à arriver. Rien à voir avec les tournées des chanteurs de l’époque. Mais aujourd’hui c’est différent. Tu peux mettre tes morceaux sur Internet et avoir plein de retours instantanés.

Tu as commencé à jouer dans des groupes au lycée. Vous étiez alors influencés par la pop de l’époque. Qu’est ce qui t’a donné soudainement envie d’explorer ton héritage culturel dans tes chansons ?
Eh bien, il y a un vieil homme qui était venu à notre bal du réveillon, à Inuvik, dans les territoires du Nord Ouest, quand les Cordells y jouaient. On était vraiment chauds cette nuit-là. Et puis cet homme est entré, s’est assis à notre table et nous a demandé d’où l’on venait, quel était notre héritage et pourquoi nous n’écrivions pas de chansons sur la culture Inuit, sur le fait d’avoir quitté notre réserve, sur notre histoire. Il en savait plus sur nos traditions que nous tous réunis. On était dans des pensionnats à l’époque, qui faisaient complètement l’impasse sur nos racines et sur qui nous étions. Et ce moment a été un tournant dans nos vies. Nos parents n’avaient pas le droit de nous enseigner nos origines. Il y avait tous ces catholiques au pouvoir à l’école et l’Église condamnait nos modes de vie traditionnels. Ils appelaient ça les « voies du démon ».

Nos parents devaient être forts pour ne rien nous dire. La plupart des anciens étaient effrayés à l’idée d’en parler parce que l’Église leur avait dit que si Jésus les entendait, et s’ils avaient dit la moindre chose à ce sujet, ils auraient brûlé en enfer. Ils nous faisaient avaler toutes ces conneries. Mais j’en avais appris assez pour écrire des chansons là-dessus. Je suis fier de qui je suis, de mes origines et des expériences que j’ai vécues. Je me suis battu pour ce en quoi je crois, pour ma vie, mon esprit, ma culture. Mon père et ma mère n’ont pas eu cette chance là, moi si, et j’ai pu aller de l’avant tel ce magnifique soleil qui se lève chaque matin. Je peux désormais raconter aux gens d’où je viens.

À quel âge as-tu commencé à écrire sur ton héritage inuit ?
Vers 18/19 ans, deux ans après la séparation des Cordells. J’ai été batteur pendant 10 ans, et puis j’ai su au moment du split que je ne pourrais pas continuer à voyager rien qu’en jouant de la batterie, donc j’ai demandé aux Cordells de m’apprendre la guitare. Ils m’ont répondu non en prétextant que je leur aurais piqué toutes les filles. C’était débile. Donc j’ai dû apprendre tout seul. Un ami m’avait donné une guitare à six cordes et j’ai commencé à partir de là. J’ai écouté de la country, du folk, du rock’n’roll, je travaillais une corde à la fois et j’allais voir chaque musicien qui passait jouer à Inuvik. J’ai passé beaucoup de temps avec eux, et au fil des années, j’ai gagné en confiance et en dextérité. Aujourd’hui, je manie ma guitare comme un as.

Dans le morceau « We Got To Take You Higher », il y a un passage qui dit : « Yesterday, it was hard to know who you are ». J’ai l’impression qu’avec tout ce qui se passe en ce moment au Canada, le gouvernement qui déterre des dossiers dans d’anciens pensionnats, etc., Spirit Child gagne encore plus en puissance.
Ça a fait remonter beaucoup de choses à la surface. C’est plus fort maintenant qu’à l’époque parce que le disque est utilisé de la bonne façon. Les gens écoutent Spirit Child avec leur cœur. Ils prêtent attention aux paroles. Et ça a plus d’impact et plus de sens. Les difficultés par lesquelles je suis passé, que mes parents ont connues aussi, la vie dans les territoires du Grand Nord, la rivière Mackenzie, l’océan Arctique, et tout l’amour de ma famille.

Les gens ne réalisent pas ce que c’est d’avoir été coupé de tout ça, la manière dont on brise la vie que le Grand Esprit t’a donnée. C’est une vraie bataille spirituelle pour la reprendre parce qu’on t’a poussé à penser comme la majorité. Tu dois te battre constamment pour ton identité, et celle de tes ancêtres. Puis finalement, quand tu écris une chanson et que tu parles aux anciens, que tu pries pour le monde des esprits et la force supérieure, tu deviens plus fort à l’intérieur. Et les réponses à tes questions viendront naturellement à toi.

Tu habites à Nanaimo maintenant, sur l’île de Vancouver. Comment les gens réagissent à ta musique là-bas ?
On a eu une licence de la mairie qui nous autorise à jouer pour les touristes du monde entier. On joue sur la jetée, moi et mon collègue, devant des Japonais, des Hollandais, des Suisses, des Russes, des Allemands… Ils achètent notre disque et le font écouter aux gens chez eux. Je fais ça depuis 13 ans et la réponse du public est incroyable. Ils aiment tellement ça qu’ils nous remercient de leur offrir notre patrimoine, nos légendes, nos chansons. Ils nous considèrent comme les ambassadeurs du Canada.

Cam Lindsay est un journaliste basé à Toronto. Suivez le sur Twitter.