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L'entrée dans la vie active est une galère pour les mineurs protégés

Lorsqu’ils sortent de l’aide sociale à l’enfance, les jeunes majeurs se retrouvent malgré eux propulsés dans la vie d’adulte à leur majorité. Sans filet, l'insertion ne se fait pas sans heurt.
Mineurs protégés en France

Illustration: Timju Jeannet pour VICE FR

« Tous les soirs avant de me coucher, j’y pense pendant des heures. Ça me dérange le crâne. » Assis sur le canapé, coudes sur les genoux, Isaac, 18 ans, est inquiet. L’adolescent est arrivé d’Angola à 14 ans. Depuis février 2017, il squatte le foyer Saint-Fargeau. Derrière une porte discrète de la rue du même nom, dans le XXème arrondissement de Paris, cet établissement accueille des jeunes placés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en passe de se lancer dans la vie active. Jusqu'ici, leur parcours a souvent été chaotique : migrants mineurs arrivés en France sans leur famille, enfants de parents SDF ou défaillants, jeunes ballottés de famille d'accueil en famille d'accueil… Le passage vers la majorité tombe parfois comme un couperet : à 18 ans, ils sont propulsés dans la vie adulte. Et sautent dans le vide, du jour au lendemain. Sans filet.

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Sous la visière de sa casquette kaki, Isaac fixe, désabusé, l’écran de télévision qui lui fait face. Il qualifie sa transition vers l’âge adulte d’« horrible ». Isaac en veut principalement à l’ASE, qu’il accuse de ne pas assez le soutenir lors de son passage à l’âge adulte. « Pour eux, on grandit d’un seul coup à sa majorité. Mais ça ne marche pas comme ça. Le jour de tes dix-huit ans, tu te dis que tu vas aller en boîte, avoir le permis… faire plein de choses, quoi. Au final, les heures passent, mais rien ne change. Tu es un peu déçu. » Isaac cherche un peu ses mots. Mais ceux qui lui viennent à la bouche sont amers. Selon lui, « l’ASE se fout de l’humain. Ils te baladent de formation en lieu d’accueil pour économiser de l’argent. » Son rêve de gosse était d’être pilote de ligne. Aujourd’hui, il espère juste décrocher son baccalauréat gestion et administration.

« Ces jeunes suivent des formations selon leur lieu de vie, et non selon leurs envies », regrette Marc Vannesson, directeur général de Vers le haut, think thank spécialisé dans les questions d’éducation et de jeunesse. « Parce qu’il y a un CFA juste à côté, un jeune se met à la mécanique. C’est absurde car il finit par changer de filière, et l’ASE paie deux fois sa formation ». L’organisme exige de la part des jeunes un projet concret, viable et simple à réaliser. Faute de pouvoir envisager des études longues, les jeunes placés se rabattent sur des formations courtes et spécialisées. Selon l’Institut national des études démographiques, seulement 13% des jeunes de l’ASE préparent un bac général, contre 51% de leur classe d’âge.

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Depuis 1983, l’ASE est gérée par les conseils départementaux. En fonction de leur orientation politique, ceux-ci favorisent plus ou moins l'insertion des jeunes placés. Il faut dire que celle-ci coûte cher. Très cher, même. S’occuper d’un jeune, le nourrir, le loger, l’éduquer et le former, c’est 60 à 70 000 euros par an. Pour rogner les dépenses, les politiques ont tendance à arrêter de payer dès qu’ils n’y sont plus contraints. En général, cela se passe à la majorité de l’enfant. « Comme ils ne pèsent ni électoralement ni financièrement, les jeunes majeurs les intéressent peu, regrette Marc Vannesson. On a l’impression que la puissance publique s’occupe d’eux jusqu’à leur majorité, puis plus rien. » Les conséquences sont lourdes : en 2013, une étude de l’INSEE montrait que 23% des SDF étaient d’anciens enfants placés.

« Un jeune "normal" peut partir de chez ses parents : au pire, si ça ne marche pas, il revient. Mais moi, non » – Isaac, 18 ans, arrivé d'Angola il y a 4 ans

Conscient du problème, le gouvernement s’est saisi de la question dans son plan pauvreté. Annoncé mi-septembre par la ministre de la Santé Agnès Buzyn, il préconise notamment d’empêcher toute « sortie sèche » de l’ASE avant 21 ans. En juillet dernier, une élue LaREM avait déjà déposé une proposition de loi visant à renforcer l'accompagnement de ces jeunes majeurs. Le but ? Leur faciliter l’accès aux logements sociaux, résidences universitaires ou encore contrats de parrainage avec un employeur privé.

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Sortir de l’adolescence reste un chemin au cours duquel les parents nous tiennent souvent par la main. Mais un gamin de l’ASE ne peut compter que sur une seule personne : lui-même. « Dans notre société, on reste sur un modèle familialiste lors du passage à l’âge adulte : les parents aident leurs enfants à s’installer et participent aux frais », avance Émilie Potin, chercheuse à l’université de Rennes et auteure d’une thèse sur les parcours des enfants placés. « Quand les parents sont défaillants, le passage est compliqué. Mais lorsqu’ils sont absents, c’est le gros vide. » Sur les 350 dossiers étudiés par la chercheuse, 45 enfants placés étaient orphelins d’un père et d’une mère, soit 13% d’entre eux. Un taux élevé par rapport aux 3% de la population générale.

Isaac met le doigt sur une incongruité : « Un jeune "normal" peut partir de chez ses parents : au pire, si ça ne marche pas, il revient. Mais moi, non. » Robert Foupa, éducateur spécialisé depuis dix ans au foyer Saint-Fargeau, confirme : « Il y a une forme d’injustice sociale de demander à ces jeunes de se projeter avant les autres ».

Pourtant, l'ASE a mis en place des mesures pour faciliter leur insertion. C’est le cas du contrat jeune majeur. Celui-ci prolonge l’aide financière et administrative des les jeunes de 18 à 21 ans. Afin de bénéficier du précieux sésame, il faut être victime de défaillances familiales, mais aussi prouver sa volonté d’insertion. Le coup de pouce est trompeur : en réalité, il aide surtout les adolescents en mesure de formuler un projet solide aux yeux de l’Etat. Mais à 18 ans, difficile d’être sûr et certain de son futur métier. Problème, l’ASE ne donne pas droit à l’erreur. En voyant leur projet financé, les jeunes n’ont pas intérêt à abandonner leur filière.

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Pour certains, cela fonctionne. Salma, elle, avait les armes pour entrer dans la vie adulte. Son contrat jeune majeur s’est achevé l’été dernier. Si cette jeune fille au visage poupin traîne au foyer Saint-Fargeau cet après-midi, c’est surtout pour « faire du piano ». Depuis sa « sortie », elle bénéficie d’un logement loué solidaire et travaille dans une entreprise de prêt-à-porter féminin. L’ASE lui a financé son BTS de management ainsi qu’une médiation familiale. Salma a payé le reste en cravachant à vélo pour l’entreprise de livraison Deliveroo tout l’hiver.

Si Salma partait avec un train d’autonomie d’avance, le contrat jeune majeur ne suffit pas toujours à aider les plus fragiles. Consciente du problème, la Maison d’enfants à caractère social de Sannois (Oise), rattachée à la fondation Apprentis d'Auteuil, a décidé d’innover en créant une colocation de jeunes placés. Cinq jeunes de 17 ans se partagent une maison plutôt modeste, sur une courte durée (six mois environ). Cette coloc sert de sas entre le foyer de l’ASE et la vie active. Les éducateurs viennent régulièrement rendre visite aux pensionnaires pour les aider à signer quelques papiers, s’assurer que tout se passe bien ou simplement tailler le bout de gras.

La coloc se situe dans une rue pavillonnaire tranquille, à quelques minutes à pied de la gare de Sannois. Paris n’est qu’à vingt minutes en RER. La maison vient d’être retapée grâce aux savoir-faire de ses occupants, cinq étudiants en menuiserie, électricité, plomberie ou peinture. Le jardin, en friche, accueille un potager et une petite cabane servant d’atelier pour fabriquer des tables et autres étagères qui meublent le logis.

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À notre arrivée, le portail est ouvert. « Ici, aucune porte n’est fermée à clé, lance Guillaume, l’éducateur à la petite barbe qui nous accueille. « Le but, c’est de se différencier du foyer classique de l’ASE, où les règles et les horaires sont plus stricts. » Les jeunes, sélectionnés pour leur capacité à être autonome à 17 ans, cohabitent en harmonie. Après avoir mis les courses en commun, ils se relaient tous les soirs pour préparer le dîner. « Alors que les jeunes sont placés de force en foyer, les membres de la coloc’ ont tous choisi d’être ici. C’est un autre état d’esprit », ajoute Guillaume. Dans une petite pièce, un éducateur aide un jeune à remplir un document administratif en ligne, pendant qu'un chat se balade entre les jambes de pensionnaires.

À l’étage, Abdoulaye, 18 ans, est assis sur son lit, la jambe gauche dans le plâtre à cause d’un vilain tacle par derrière reçu au foot. L'intéressé est capitaine des moins de 19 ans d’un bon club de National, la troisième division française. Un portrait de sa mère trône sur une étagère. Plusieurs clichés de son enfance au Sénégal sont scotchés sur une armoire. Le jeune homme tient entre ses mains son diplôme de menuiserie. « La sortie ? Ça arrive bientôt, mais je n’ai pas peur », assure celui qui est arrivé seul en France à 15 ans.

Il peut toujours compter sur les conseils de Seru, 19 ans, un ancien pensionnaire qui habite seul depuis plusieurs mois à Cergy. Originaire de Gambie, Seru est lui aussi arrivé en France à 15 ans sans parler un mot de français, après un détour de six mois en Espagne. La clé de l’intégration selon lui ? « Travailler tôt ». « Avant, je faisais un CAP, mais je ne cherchais pas particulièrement d’employeur. Il m’a fallu un coup de pression pour que je réagisse. J’ai flippé un peu avant la sortie, maintenant ça va. Le plus dur, quand tu es seul, c’est remplir les papiers ».

Seru et Abdoulaye sont considérés comme des jeunes « détachés » par Pierrine Robin, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Paris-Est Créteil (Paris XII). La chercheuse a mené une enquête sur le passage des jeunes placés à l’âge adulte en 2013. Elle distingue trois catégories : les jeunes dont les liens sont ancrés, détachés ou suspendus. « Les jeunes "ancrés" sont entrés tôt à l’ASE, avant six ans en général. Pour eux, le passage à l’âge adulte est à double tranchant : ils le vivent comme une continuité ou une guillotine. Ceux qui le vivent "bien" sont souvent ceux pour qui il y a eu une transition réussie entre leur famille d’origine et leur famille d’accueil. À l’inverse, ceux qui ressentent un abandon ont souvent été montés contre leur famille d’origine par leur famille d’accueil. »

La chercheuse poursuit : « Les jeunes suspendus sont ceux qui ont été ballottés d’endroit en endroit. C’est souvent plus simple pour eux aussi. Les jeunes entrent plus tard à la protection de l’enfance, après 14 ans. Ce sont des migrants, ou des jeunes confiés à une grand-mère. Ils vivent parfois plus facilement la sortie car ils savent qu’il n’y aura pas de retour possible. » Robert Foupa, l’éducateur de Saint-Fargeau, s’est fait à l’idée : « Les jeunes majeurs sortent "bien" ou "mal", mais ils doivent sortir ».

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