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Illustration : Laurent Bazart

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Le difficile travail des historiens d'Internet

Des internautes documentent les événements historiques d'Internet, des campagnes de trolling de 4chan aux attaques DDoS des Anonymous. Une discipline courageuse mais encore fragile.

Septembre 2015. Près de 3 000 furries, ces fans d’animaux anthropomorphes, ont brossé leur plus beau fursuit. Direction l’hôtel Hilton de Seattle, dans l’État de Washington, pour la neuvième édition de la convention RainFurrest.

Les premières heures sont heureuses : 500 ratons laveurs, renards, loups et chiens paradent devant la foule en délire. Mais, chemin faisant, les furries commencent à se défoncer avec tout ce qui leur tombe entre les pattes. Et la RainFurrest vire au fiasco.

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Inondation, incendie, merde dans la piscine, soupçon de glory hole dans la salle de bain, agressions… Après quelques jours, la convention finit en apocalypse. Les hôtels se passent le mot et la RainFurrest est blacklisté partout. Aujourd’hui encore, son retour n’est pas au programme.

Le web regorge d’histoires comme celle-ci. L’achat fou en 2009 d’une forêt tropicale sur l'île d'Hawaï pour les membres des forums de Something Awful, les guerres qui opposent 4chan et Tumblr depuis 2010, le destin tragique du livestream anti-Trump de Shia Laboeuf « He Will Not Divide Us »… Autant d’événements historiques — la définition cadre — que les internautes documentent eux-mêmes.

« Historiens du temps présent »

Malheureusement, il est difficile de fixer l’immédiat. « Quand on parlait d’un livre récent à la fac, le problème était qu’on avait le nez dessus : impossible de savoir s’il allait devenir un classique. C’est la même chose sur Internet : certains faits montent en flèche et ne laissent aucune trace, quand d’autres infusent dans leur coin », raconte Julien Evrard.

Auteur de la chaîne YouTube Mad Dog et du blog La Chronique Facile, ses cheveux et poils de barbe gris parlent pour lui : ça fait dix ans que le trentenaire tient l’inventaire de ce qui se passe sur la toile. Pêle-mêle : la contre-attaque DDoS des Anonymous après la fermeture de Megaupload début 2012, l'affaire de slut-shaming qui a déclenché le Gamergate en 2014 ou l’attaque au gaz, la même année, d’une convention furry. Pour le Rennais, « il y a un travail d’archivage sur Internet à faire, ne serait-ce que — par exemple — pour comprendre l'ancienne mode du rickroll, qui n’est plus possible aujourd’hui avec les previews video. »

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Le monde universitaire le comprend petit à petit. « Il y a vingt ans, nous n’étions qu’une petite poignée de chercheurs en France sur ces questions-là » affirme Alexandre Serres, enseignant-chercheur et auteur d’une thèse sur ARPANET. « Aujourd’hui, il y a une historiographie très riche et une communauté internationale d’historiens du temps présent qui travaillent sur les origines d’Internet — le protocole qui permet d’interconnecter des réseaux informatiques — ou sur l’histoire du web — le système de publication de contenus tous publics. »

Mais où trouver ces infos ? Julien Evrard reprend : « À l’époque où je débutais, c’était chaud. Même les journaux ne s’y intéressaient pas encore. C’était problématique : je pouvais me retrouver à chercher sur Encyclopedia Dramatica ! »

Contrôler le corpus

L'infâme wiki Encyclopedia Dramatica documente depuis 2004 l’actualité d’Internet. Sa base de données compte plusieurs milliers d’articles connus des puristes de la culture web pour leur ton provocateur et leur contenu souvent obscène. Une source aussi unique que polémique, donc.

Encyclopedia Dramatica le montre bien : l’histoire d’Internet — comme l'Histoire, la « vraie » — s’écrit nécessairement sous influence. Même le reconnu Know Your Meme appartient à Cheezburger Network, ancien blog de lolcats devenu un empire d’une cinquantaine de sites comme Memebase, Geek Universe ou Fail Blog, dégageant un bénéfice à sept chiffres. Il faut donc être aussi vigilant que possible.

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« Pour l’historien, tout est source. On peut écrire une histoire des années 2000 avec des sources en ligne, dites "nativement numériques". Ça ne change pas les méthodes de critique de documents en histoire : on se demande toujours qui parle, quand, comment, pourquoi… Il faut la même rigueur en ligne » explique Sophie Gebeil. Cette maîtresse de conférences à Aix-Marseille université interroge les relations entre web, histoire et mémoires.

Pour Sophie Gebeil, c'est avant tout la malléabilité des sources qui complique le travail de l'historien du réseau. « Constituer un corpus sans savoir ce qu’il va devenir dans cinq ans, c’est problématique » affirme-t-elle. « Si on cite un compte Twitter mais qu’il a bougé deux ans après, ça brise le contrat de confiance avec le lecteur. Et une capture d’écran ne rend pas compte de la navigabilité. »

Résultat : contrairement aux Youtubeurs comme Julien Evrard, Internet Historian ou Behind The Meme, les historiens ont surtout recours aux archives. Le dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France (BnF), de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) ou Internet Archive sont autant de fonds de sites web.

Le passé, une discipline du futur

Malgré l’entrée en scène de pratiques universitaires pour étudier le web, « l’historien n’a pas le monopole du passé ! Des amateurs ont des pratiques quasiment professionnelles » rappelle Sophie Gebeil. Un avis partagé par Valérie Schafer, professeure à l’université du Luxembourg, spécialiste de l’histoire du web : « Dans notre secteur, l’amateur a toute sa place car il a l’expertise d’une pratique individuelle. Chacun a sa manière de naviguer et peut faire ressortir des éléments qu’on n’a pas forcément vus. Ce n’est pas une démarche concurrente mais complémentaire. »

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Quand une plateforme comme YouTube diffuse elle-même ses données ou met en lumière certains Youtubeurs dans son « rewind » annuel, les internautes cherchent et documentent les événements périphériques, les communautés oubliées. « Ce domaine touche à des cultures vernaculaires. Une histoire récente du web se structure depuis moins de dix ans. On ne peut pas dire qu’on soit nombreux, mais dans chaque pays des chercheurs s’y intéressent » raconte Valérie Schafer. Un groupe de recherche européen mêlant archivistes du web et historiens a ainsi vu le jour.

Tweets, vidéos YouTube, posts Facebook… Les internautes qui documentent les événements d'Internet utilisent toutes les ressources disponibles. Et Sophie Gebeil l’affirme : « Les historiens de demain auront recours à ces traces. » Comment comprendre que 9GAG a enterré dans le désert un monument aux mèmes sans faire un tour sur le hashtag dédié ?

« Il n’y pas de "diplôme d’Internet" », rappelle Julien Evrard. « On me prend souvent pour un rigolo, qui parle de fandoms obscurs et de mèmes trop tôt — ou trop tard. Mais tous les jeunes qui traînaient sur Internet début 2000 ont grandi. Et aujourd’hui, ils ont une légitimité à l’étudier. » Les historiens du web, universitaires ou passionnés, ont l’avenir devant eux.

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