J’ai mangé avec les mains pendant une semaine
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J’ai mangé avec les mains pendant une semaine

Bilan : une petite douleur dans les doigts, des regards bizarres et cette agréable sensation de n'en avoir absolument rien à foutre.

Malgré l’increvable tendance du burger, la lente progression des « tacos lyonnais » ou le récent diktat des bâtonnets de légumes à tremper dans le houmous, la plupart des gens mangent encore aujourd’hui avec une fourchette et un couteau.

Et pour cause, dans « l’Occident culturel », c’est une règle qui ne souffre que de quelques exceptions – la pizza, les huîtres et la tartine de pâté, par exemple. L’utilisation de couverts est même souvent considérée comme la dernière étape d’un processus civilisationnel qui consisterait à s’éloigner autant que possible de la barbarie de nos ancêtres.

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Ironie de l’histoire, la fourchette est arrivée à la Cour de France au XVIe siècle après avoir été rapportée d’Italie – où elle était utilisée pour manger des pâtes – avant de se répandre lentement sur les tables des paysans au cours des deux siècles suivants. Jusqu’à provoquer in fine le fameux « Ne mange pas avec tes doigts Jean-Baptiste ! » que j’ai pris dans la tronche un bon paquet de fois.

Pomme dauphine et poisson en sauce. Toutes les photos sont de l'auteur (sauf quand il avait les mains grasses).

Avant l’avènement des couverts, les rois, les Papes et tous les autres mangeaient avec les mains sans que cela ne dérange personne. En fait, la plupart des chercheurs s’accordent même à penser que l’utilisation de la fourchette et du couteau n’est qu’un pur snobisme aux désastreuses conséquences sanitaires – comme le sous-développement des mâchoires inférieures révélé par une équipe de chercheurs d’Harvard dont les conclusions ont été publiées dans The Journal of Human Evolution.

Plutôt bien doté par la nature en mandibule et prompt à m’enfoncer toujours plus profondément dans le journalisme de bouche gonzo, j’ai sauté sur l’occasion, laissé mes couverts dans leur tiroir pendant une semaine et mis mon corps au service de la vérité.

Jour 1 : Oubli et galère

Attablé dans un café avec un croissant et un grand Crème, mon premier constat est le suivant : la dictature de la fourchette n’a pas atteint le petit-déjeuner. Pourquoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je tiens à rappeler que ce régime autoritaire ne concerne en fait qu’une faible partie du monde. De larges pans de l’Afrique, de l’Asie et du Moyen-Orient n’ont globalement rien à foutre de tout ce décorum et mangent joyeusement avec les mains sans pour autant s’exclure de la modernité, de la civilisation et de l’humanité.

À bien y réfléchir, beaucoup des plats les mieux intégrés à nos habitudes alimentaires se mangent sans couverts. Burgers, pizzas, burritos, kebabs, falafels, nems. Les exemples sont légion.

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Pour moi par contre, c’est un peu différent. Il ne s’est pas passé quatre heures que j’ai déjà oublié ma résolution. La fourchette et le couteau ont repris leurs droits dans mon cerveau, mes gênes et mes mains. J’ai même déjà attaqué mon riz/colin pané – une passion régressive qui m’est revenue ces derniers mois – quand je percute enfin. Je finis par les lâcher et me lance avec mes doigts. Je n’ai jamais autant détesté le riz qu’aujourd’hui. Et ma haine monte encore d’un cran quand je découvre que je m’en suis mis plein la barbe.

Porc xa xiu.

Le soir, j’ai un dîner prévu dans une petite cantine vietnamienne qui fait parler le Tout-Lyon. Je fais l’impasse sur le bò bún, je n’ai pas le courage d’affronter des nouilles avec les doigts devant tout le monde. Ce sera plutôt un excellent porc xa xiu dont les tranches laquées me semblent plus compatibles avec ma pratique. Malgré ça, j’ai assez vite honte de mon petit manège et passe le repas à regarder partout autour de moi. Pourtant, les autres clients semblent s’en carrer complètement. Seul le proprio me jette un regard chaque fois qu’il passe mais sans un mot. Je pars le front bas, comme un enfant désobéissant qui s’est fait attraper. Et les doigts sales.

Jour 2 : Violence al pesto

Aujourd’hui, le hasard fait que je n’ai aucune raison de manger autrement qu’avec les doigts. À bien y réfléchir, beaucoup des plats les mieux intégrés à nos habitudes alimentaires – issus ou non de la France éternelle – se mangent sans couverts. Hamburgers, pizzas, burritos, kebabs, falafels, nems, les exemples sont légion.

Tout allait bien jusqu’à ce que je rentre de soirée aux alentours de 4 heures du mat’ et que je décide de me faire un saladier monstrueux de spaghetti au pesto. Je réalise après coup que la contrainte – avec les doigts donc – ne va rimer qu’avec douleur et violence. Un autre sentiment étrange m’habite, celui que je suis en train de bâfrer comme un personnage de manga. Sauf que je galère à finir mon « plat ». Un truc qui n’arrive jamais. Il faut dire que les petites quantités prises avec les mains ont largement réduit ma vitesse d’engloutissement. De quoi calmer fissa ma goinfrerie nocturne.

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Jour 3 : Du petit déj au sauciflard

L’avantage quand on se lève tard, c’est qu’on saute des repas. C’est économique et ça évite de s’apercevoir trop vite qu’on n’a rien qui se bouffe avec les doigts chez soi.

Mes interlocuteurs ont globalement oscillé entre une sorte d’intérêt poli et un amusement passager, souvent accompagné d’un questionnement sur l’intérêt de cette entreprise.

L’avantage quand on vit sur la presqu’île lyonnaise, c’est qu’on peut se nourrir uniquement de choses servies dans les bars à bières du coin et qu'on a rarement besoin d’une fourchette. D’ailleurs, personne autour de moi n’a réalisé que je m’imposais de manger avec les doigts. Probablement parce que ce n’est pas si inconcevable que ça dans notre monde.

Jour 4 : La douloureuse brûlure du fromage fondu

Nouveau réveil tardif. Des œufs brouillés, c’est cliché, c’est dimanche. Bien cuits, ça se mange facilement sur une tartine beurrée. Les demi-courges farcies au fromage et aux noix qu’on a amoureusement cuisinées pour moi, beaucoup moins. Surtout quand il faut gratter la chair et ramasser le fromage fondu. J’en ai les doigts qui brûlent – vraiment – et je réalise à quel point il est difficile pour les autres de se souvenir de ma nouvelle façon de manger. Et de la tolérer.

Tartines d'oeufs brouillés.

Mes interlocuteurs ont d’ailleurs globalement oscillé entre une sorte d’intérêt poli et un amusement passager, souvent accompagné d’un questionnement sur l’intérêt de cette entreprise. Pourtant, nombre de chercheurs et de philosophes se sont penchés sur l’apparition des couverts. Leur intérêt reste un mystère puisqu’ils incitent globalement à manger plus vite, donc en plus grosses quantités, et par extension, à développer de plus hauts taux d’obésité ou de diabète de type 2 que si on se passait d’eux.

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Mourir le plus tard possible. Pas si con cet article finalement.

Jour 5 : L’hygiène du ravioli

Il est 13 heures, j’ai très faim et des raviolis frais au frigo. Tout est prêt quand je me relève de table pour aller me laver frénétiquement les mains. J’ai toujours été assez exigeant sur le sujet mais, depuis le début de cette expérience, j’ai clairement passé un cap. Quand on touche tout ce qu’on bouffe, on fait très attention à l’endroit où l’on met ses mains – ou au moins à celle des deux qu’on utilise.

Presque tous les humains qui mangent régulièrement avec leurs mains respectent d’ailleurs ces deux règles : une hygiène sans reproche et l’usage unique de la main droite. L’autre est destinée à nettoyer la fin de parcours de la nourriture. Info confirmée par une amie vivant en Inde, mais également par la partie malienne bambara de ma famille et des millions d’autres sources trouvables n’importe où.

Jour 6 : Fracture cérébrale

En mangeant du poisson en sauce avec des pommes dauphines, j’hésite entre la sensation que je m’habitue à manger avec les mains et l’idée que ça me casse quand même bien les couilles. Cela modifie mes habitudes et cela a quand même un certain effet sur mon humeur et sur mon emploi du temps. Et pourtant si peu. Quelques dizaines de minutes par jour, tout au plus. Je n’arrive pas à trancher. Je crois que mon éducation affronte la réalité et que c’est toujours un peu douloureux. Quelque chose de profondément ancré en moi résiste de toute sa force à la torsion que je lui impose.

Jour 7 : Bilan sensuel

Ce dernier jour arrive donc comme un soulagement paradoxal. Je suis content de savoir que bientôt je reprendrai tranquillement mon snobisme culturel infondé. Il ne m’a pourtant fallu que sept jours pour que la supercherie qu’il contient ne me soit révélée : nous n’avons pas besoin de couverts. Leur utilisation n’est qu’une construction ayant influencé notre gastronomie, notre rapport aux autres et la vision que nous avons d’eux et de nous-mêmes. Pire, c’est très agréable de manger avec les doigts.

Pannacotta.

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Peut-être même plus encore quand c’est interdit, quand on se demande si les voisins nous regardent. Cela ajoute à l’alimentation le seul des cinq sens dont nous la privons en même temps qu’une belle dose de sensualité. C’est particulièrement vrai quand on redécouvre comme moi la véritable texture d’une pannacotta mangée du bout de l’index ou la réalité de devoir déchirer une entrecôte avec les dents. Il y a là une sophistication étonnante que tout le monde devrait explorer. Au moins pour un temps.

Jean Baptiste écrit ses statuts avec les mains sur son compte Twitter.