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Maroc

Rif marocain : Face au pacifisme de la rue, le Palais sort la matraque

Depuis plusieurs semaines, la ville d’Al Hoceima est le cœur d’un mouvement de contestation réprimé par le pouvoir. Au moins 130 personnes ont été mises derrière les barreaux.
Photo de Thérèse di Campo/VICE News

La colère populaire qui s'exprime depuis sept mois dans le Rif (une région du nord du Maroc) a pour point de départ la mort tragique d'un vendeur de poisson. En octobre dernier, Mohcine Fikri est retrouvé broyé dans une benne à ordures du port d'Al Hoceima. Il tentait d'échapper à des agents de la ville venus saisir sa marchandise – des espadons – dont la pêche est interdite durant cette saison. Les conditions de sa mort réveillent alors le profond sentiment d'injustice enraciné depuis des années dans une région enclavée et marginalisée.

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Des groupes de jeunes venus manifester sont rapidement dispersés par les forces de l'ordre dans les ruelles de la ville.

L'indignation se transforme en mouvement de contestation pacifique aux revendications sociales : « Nous voulons un hôpital, une université et du travail ». Aux couleurs rouge et blanc du drapeau rifain, des milliers de personnes battent le pavé, s'insurgeant contre le chômage, le manque d'infrastructures mais aussi la corruption du gouvernement. Né à la ville, le « Hirak » (le mouvement) s'est rapidement propagé dans les communes rurales et villages alentour. Depuis, la mobilisation n'a jamais cessé. Au Maroc, une bonne partie des médias, largement contrôlés par le Palais royal, choisira de se taire face à la crise sociale qui enfle pendant des mois. Rassemblant des milliers de personnes, la place Mohamed VI d'Al Hoceima se transforme pourtant en sit-in permanent.

Le 18 mai, dix jours avant l'arrestation du leader Nasser Zefzafi, à Al Hoceima, des milliers de manifestants occupent la place Mohamed VI .

Le palais défié par le peuple

« Je suis un citoyen comme les autres et je veux dénoncer les injustices sociales du Rif » dit, un chômeur de 38 ans au micro, en s'adressant à des milliers de personnes sur la place Mohamed VI, le 18 mai dernier. Dans ses discours, Nasser Zefzafi, le leader emblématique du « Hirak », défie les autorités, interpelle frontalement le Roi et dénonce la corruption des élites du pays. Le 26 mai, l'homme interrompt un imam dans une mosquée qui condamne le mouvement dans son prêche. « Est-ce que les mosquées sont faites pour Dieu ou le makhzen [le pouvoir] ? », s'insurge alors Zefzafi.

Un petit garçon lors d'une soirée d'émeutes où forces de l'ordre et manifestants ont échangé des jets de pierre, pendant plusieurs heures.

Dans un pays ou critiquer la monarchie toute puissante expose à de graves condamnations, l'affront est de trop. Le héros du Rif est arrêté et accusé d'« atteinte à la Sûreté intérieure de l'État ». Sur son sillage, plus d'une centaine de personnes sont incarcérées, surtout des jeunes, les leaders du mouvement mais également des journalistes locaux qui relayaient la cause du « Hirak ». Loin de calmer la révolte, les arrestations n'ont fait que l'amplifier.

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Le 25 juin, jour de fête annonçant la fin du ramadan, des manifestants ont forcé les barrages policiers pour descendre dans la rue demander la libération des détenus du « Hirak ».

Forteresse policière

Et pour mater la rébellion dans le ventre de la cité et éteindre les foyers de contestation, le Palais ne lésine pas sur les moyens en déployant un dispositif sécuritaire impressionnant à Al Hoceima. Police, bouclier au poing, mais aussi gendarmerie royale quadrillent en permanence la petite ville côtière, peuplée de 56 000 habitants. « Le soir, nous sommes comme des animaux en cage, contrôlés en permanence pour rejoindre notre domicile. Seuls les habitants du quartier sont autorisés à venir ici », gronde un groupe de femmes, qui doit « slalomer » entre les barrages policiers pour rentrer chez elles.

Après la rupture du jeûne, pendant le mois de ramadan, le soir, les femmes scandent des slogans contre l'injustice sociale à Al Hoceima.

Chaque soir, une cinquantaine de fourgonnettes antiémeutes sillonnent les ruelles étroites. Grâce à ce maillage minutieux, l'espace urbain demeure sous contrôle et toute tentative de manifester est violemment dispersée, souvent à coups de matraques. Les familles, sous l'effet de la peur ont déserté les rangs de la contestation. La nuit, seuls les jeunes, en première ligne, osent encore défier le visage de l'autoritarisme. Et quand certains se risquent à s'approcher trop près des barrages en scandant « silmya » (marche pacifique), la police n'hésite plus à charger ou à riposter à coups de lacrymogènes.

Un homme blessé à terre, après une charge violente des forces de l'ordre, le 25 juin à Al Hoceima.

Le visage de la répression

Alors, pour contourner l'interdiction de manifester, la jeunesse en mal de travail se retrouve le soir dans les cafés. Dans le quartier de Barrio Obrero, « on parle de la lutte, on se soutient, on s'organise sur les réseaux sociaux, parce qu'on espère tous plus de démocratie pour notre pays », explique Omar, un pêcheur. Les slogans du « Hirak » envahissent les écrans de téléphone et résonnent à toutes les tables. Postée à chaque coin de la rue, la sentinelle, elle, veille, omniprésente sur la jeunesse rebelle.

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Issam, peine à esquisser un sourire en buvant son café, entourés de ses amis, tous chômeurs, comme lui. « Le Mazhen ne connaît pas la langue démocratie ici » lâche-t-il, le visage recouvert de cicatrice. La vingtaine, il affirme avoir été victime d'une agression policière en marge des manifestations sur le seuil de sa maison. « Deux policiers m'ont plaqué au sol et m'ont mis des coups de pied dans le visage et des coups de matraques dans le dos en hurlant : "Dis Vive le Roi ou je te tue !". Je voulais crier mais, ils m'ont mis mon T-shirt dans la bouche. Je ne suis pas sorti de chez moi pendant des jours. ».

Lors d'une manifestation à Al-Hoceima, le 25 juin.

À Al Hoceima, la violence et les intimidations policières, beaucoup affirment en être victimes ou témoins. À l'heure actuelle, sur 130 détenus, 25 jeunes ont déjà été condamnées à 18 mois de prison. Mohamed Haddache, un des avocats du « Hirak », estime que le procès qui se déroule à Al Hoceima n'a rien d'équitable. « Nous sommes face à une violation du droit international. Selon les dires des détenus, ils n'ont pas eu droit de garder le silence, de prévenir leurs familles et ils ne connaissaient même pas le motif de leurs arrestations. Presque tous présentent des traces de violences sur leurs corps. Un homme dont la mâchoire est fracassée n'a même pas pu s'exprimer devant le juge. »

Un enfant demande la libération des détenus du « Hirak » devant un cordon policier, dans le quartier de Sidi Abed.

« Êtes-vous un gouvernement ou un gang ? »

Dans la rue, à ceux qui demandent toujours « un hôpital, du travail, une université et la libération de tous les détenus », le Palais dépassé par la persistance de la révolte, mais surtout affolé à l'idée d'un nouveau printemps arabe a formulé une réponse claire : l'usage de la force. En parallèle, des délégations du gouvernement sont dépêchées sur place répétant, à tour de rôle, que les revendications sociales seront entendues.

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« L'État corrompu essaie de nous enfumer mais nous ne lâcherons rien. Manifester c'est un droit », martèle Rachid, un irréductible du quartier de Barrio Roman, présent à tous les rassemblements. « Les autorités sont déjà venues pour proposer la mise en place d'un plan économique destiné à la jeunesse pour développer le Rif mais ils mettent tous les jours nos jeunes en prison. Est-ce qu'on nous prend pour des ânes ? », raille-t-il derrière le comptoir de sa petite épicerie.

Lors d'une manifestation à Al-Hoceima, le 25 juin.

Ce lundi, alors que l'Aid marquait la fin du mois de ramadan, les forces de l'ordre ont réprimé un grand rassemblement. Toutes les routes de la ville étaient bloquées dès la matinée pour empêcher les villages alentour de venir manifester. Pourtant, l'après-midi, sous la pression populaire, le barrage sécuritaire est finalement forcé. Des foules de gens ont déferlé sur la ville tentant de rejoindre la place Mohamed VI. En vain. Les clameurs populaires qui remplissaient l'esplanade au mois de mai, ont très vite laissé place aux gaz lacrymogènes et aux arrestations, rendant l'air de la répression, une fois de plus, irrespirable.

Mais sur les flancs de ses falaises escarpées, Al Hoceima ne plie pas. La nuit tombée, des petits groupes, isolés et repoussés sur les hauteurs de la ville par la police, clament toujours à lueur de leurs téléphones: « Libérez les détenus ! ». Des concerts de casseroles sont improvisés sur les toits de la ville. « Nos revendications restent les mêmes et notre lutte sera toujours pacifique », promettent les jeunes. Une insoumission que ne semble ébranler, ni les arrestations arbitraires, ni la main de fer du Palais.

La nuit, encerclés par la police dans les ruelles, les manifestants sont repoussés sur les falaises où ils continuent de protester à la lueur des téléphones.


Toutes les photos sont de Thérèse di Campo.

Suivez Thérèse di Campo sur Twitter : @ThereseDiCampo