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Crime

Exclusif : Entretien avec le commandant rebelle de la ville assiégée de Madaya en Syrie

Nous avons parlé avec Abu Abdulrahman, l'homme qui commande un groupe de combattants rebelles dans la ville assiégée depuis six mois.
Un soldat de l'armée syrienne surveille des habitants de Madaya le 14 janvier 2016. (Photo par Omar Sanadiki/Reuters)

Cet article a d'abord été publié sur la version anglophone de VICE News. 


Abu Abdulrahman est né et a grandi dans les montagnes syriennes du Qalamoun, à quelques kilomètres de la frontière libanaise. Comme beaucoup d'autres Syriens, il a passé son adolescence à admirer la milice libanaise, le Hezbollah. « J'avais tellement de respect pour la manière dont ils défendaient leur territoire, » se rappelle-t-il.

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Mais la guerre civile syrienne a quelque peu bouleversé les choses. Si Abdulrahman regardait admirativement le Hezbollah combattre Israël, il se retrouve aujourd'hui à se battre contre la milice chiite pour défendre son pays, la Syrie.

L'ancien boulanger de 47 ans n'est jamais allé à la fac, et à part quelques leçons prises à la mosquée, il n'a jamais reçu d'éducation islamique. Pourtant aujourd'hui il est à la tête d'une branche locale d'Ahrar Al-Sham — qui est peut-être le plus gros groupe rebelle islamiste de la guerre civile syrienne. Ces six derniers mois, ses hommes et lui ont été assiégés par le Hezbollah dans la ville syrienne de Madaya, située à 45 kilomètres au nord-ouest de Damas.

« Je dois voir le Hezbollah comme un ennemi désormais : ils coupent nos arbres et affament nos enfants, » explique-t-il.

Après des semaines de tentatives, VICE News s'est entretenu avec Abdulrahman via Skype. Au début, le commandant n'avait pas le temps parce qu'il faisait le tour des positions rebelles autour de la ville, puis il devait avoir l'aval de ses supérieurs basés dans la province d'Idlib. Au bout du compte, Abdulrahman a accepté de nous parler — uniquement si nous précisions qu'il s'exprimait à titre personnel, et pas au nom d'Ahrar Al-Sham ou de ses leaders.

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La trajectoire d'Abdulrahman est représentative de celle des hommes qui sont arrivés à la tête des groupes rebelles les plus puissants et influents de Syrie. Boulanger d'une petite ville spécialisée dans les confiseries syriennes, il s'est politisé lors de l'invasion américaine de l'Irak — synonyme pour lui d'humiliation de l'Irak par des puissances étrangères.

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S'il reste vague sur ses premières années de militantisme, Abdulrahman raconte néanmoins avec beaucoup fierté la première fois où il fait face aux services de renseignement syriens. Ils l'ont arrêté en 2005 alors qu'il tentait de passer la frontière pour aller « défendre l'Irak » contre les envahisseurs étrangers. Il ne dira pas avoir voulu aller là-bas pour combattre les Américains ou pour combattre le gouvernement à dominance chiite installé à Bagdad. En 2005, l'Irak était alors en proie à une guerre sectaire particulièrement sanglante.

À lire : « Les enfants mangent les feuilles des arbres » : Le cauchemar du siège de Madaya, en Syrie

Mais Abdulrahman et ses camarades ne réussiront pas à aller plus loin que la frontière. Ils tombent entre les mains des services de renseignement militaire syriens. Abdulrahman est écroué dans la prison de Sednaya, célèbre camp de détention du régime de Bachar al-Assad, où le dictateur envoie croupir ceux qu'il considère comme des éléments perturbateurs islamistes.

En prison, Abdulrahman se lie d'amitié avec un dénommé Hassan Abboud, qu'il décrit comme un "grand sheikh," ou chef. Après avoir fondé le mouvement rebelle Ahrar al-Sham ("Les hommes libres du Levant"), Abboud et plusieurs dirigeants du groupe seront tués en septembre 2014, dans une explosion dont les origines demeurent mystérieuses à ce jour.

Dès les manifestations du printemps 2011, le régime d'Assad commence à libérer des dizaines de détenus, dont Abdulrahman et Abboud. Pour certains, ces remises en liberté ne sont qu'un stratagème destiné à encourager l'essor du djihadisme en Syrie pour affaiblir les mouvements contestataires. Des prisonniers, dont Abboud, vont prendre les armes contre l'État.

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Abdulrahman, lui, rentre chez lui au Qalamoun, où il fait profil bas pour éviter de se faire repérer par les services secrets syriens. "J'ai été torturé en prison," dit-il. "Je ne voulais pas attirer l'attention sur moi et me retrouver de nouveau [en prison]."

Ce n'est qu'à l'été 2012, après la campagne de répression brutale menée par l'armée syrienne contre les manifestants pacifiques dans les villes de Madaya et de Zabadani, qu'Abdulrahman se saisit d'un fusil. Il reprend alors contact avec ses vieux amis de prison qui viennent de fonder le mouvement Ahrar al-Sham. Après avoir "lu leurs idées," Abdulrahman décide qu'ils sont "le groupe le mieux placé pour instaurer la justice en Syrie."

Depuis que le Hezbollah s'est aventuré en Syrie en 2013 pour soutenir Assad, ses combattants ont servi de "troupes de choc" au régime syrien dans le Qalamoun. Pendant les premières années de la révolution, Abdulrahman s'est battu dans la montagne aux côtés des brigades rebelles pour empêcher le Hezbollah d'atteindre les villes de Madaya et Zabadani.

Au début du conflit, la majorité des rebelles se battant dans les montagnes avaient prêté allégeance à l'Armée Syrienne Libre — une coalition de brigades rebelles encadrée par d'anciens officiers de l'armée syrienne.

Mais petit à petit, de nombreux guerriers rebelles du Qalamoun ont commencé à rejoindre les rangs d'Ahrar al-Sham, en partie grâce à un approvisionnement constant en armes depuis la Turquie et les pays du Golfe.

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Au bout de trois années de combat, et dans l'absence de règlement militaire, les rebelles se sont retranchés à Madaya et Zabadani, d'où le Hezbollah n'est toujours pas parvenu à les déloger complètement.

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L'été dernier, l'ONU a participé à l'élaboration d'un accord de paix qui lie le sort de Madaya et de Zabadani à celui de Foua et Kefraya, deux villages pro-Assad, à plus de 300 kilomètres au nord, dans la province d'Idlib. Ces deux communes du nord sont assiégées par Jaish al-Fatah, une alliance rebelle qui intègre Ahrar al-Sham — le groupe au sein duquel combat Abdulrahman.

Selon la trêve négociée par l'ONU en septembre, les deux côtés s'engagent à un transfert de population pour le moins compliqué : les rebelles du Qalamoun sont autorisés a se rendre dans le nord en échange de l'évacuation des villageois chiites d'Idlib. Autre condition de l'accord : toute opération humanitaire à Madaya ou à Zabadani doit être synchronisée avec une livraison humanitaire dans les communes d'Al Foua et de Kefraya.

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La trêve a connu des hauts et des bas. Des combattants et des civils blessés ont certes été évacués, mais les quatre villes demeurent à ce jour assiégées. L'une des volets de l'accord — la création d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus de certaines parties de la province d'Idlib — a déjà été torpillé plusieurs fois par les forces aériennes russes.

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En attendant, la ville de Madaya est totalement encerclée et ses 40 000 habitants servent aujourd'hui de pions dans la lutte géopolitique qui oppose le Hezbollah, son mécène l'Iran, ses alliés Assad et la Russie contre Ahrar al-Sham et ses aides en Turquie et dans le Golfe.

Abdulrahman pense que la trêve est une bonne chose mais il reste sceptique par rapport au transfert des habitants. "Ces évacuations auraient comme conséquence de modifier le profil démographique [de la ville]," explique-t-il. "C'est quelque chose qui nous préoccupe."

Alors que ses supérieurs continuent à négocier, Abdulrahman et ses hommes vivent entourés de mines et de checkpoints, coincés dans un village où les gens meurent de faim. L'ONU, la Croix-Rouge, Amnesty International et Médecins Sans Frontières (MSF) ont tous demandé la levée du siège.

Mais Abdulrahman dit qu'il n'a aucune raison de penser que le siège sera levé de sitôt. "C'est clair que si l'on résout la situation à Foua et à Kefraya, on pourrait résoudre la situation à Madaya," explique-t-il. "Mais j'ignore ce que l'avenir nous réserve."

Abdulrahman nous explique que lui et ses hommes ont tenté de se rendre à plusieurs reprises, mais que le Hezbollah n'accepte pas leurs conditions. Dans un premier temps, Abdulrahman aurait proposé de quitter la ville armés, en échange d'une évacuation garantie vers les territoires contrôlés par les rebelles. Il aurait ensuite accepté de quitter la ville sans les armes, sous escorte onusienne. Finalement, ils auraient proposé de rester en ville, armés, et de servir de "police" municipale.

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Abdulrahman explique avoir même tenté de contourner l'accord de paix négocié par l'ONU en proposant une rencontre avec le général de l'armée syrienne responsable de la région du Qalamoun. Mais à chaque fois qu'il essaye de parler directement aux représentants du régime, dit-il, le Hezbollah l'interdit de sortir du village.

Un chef du Hezbollah posté en périphérie de Madaya nous a répondu que la milice ne se mêle pas des négociations politiques de haut niveau qui déterminent le sort de la ville. "Bien sûr, le Hezbollah mène parfois le jeu au niveau militaire," dit-il. "Mais le Hezbollah n'intervient jamais dans une négociation politique… Nous avons encore un gouvernement en Syrie."

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Difficile de savoir qui est responsable de la crise humanitaire qui sévit aujourd'hui à Madaya. Selon l'ONU, 10 pour cent des 400 000 Syriens qui vivent aujourd'hui en état de siège se trouvent à Madaya.

À en croire le Hezbollah, c'est Abdulrahman qui tient la population civile de Madaya en otage. Si l'on en croit les rebelles, c'est le Hezbollah qui affame la ville pour obtenir des concessions de la part de combattants rebelles à l'autre bout de la Syrie.

Personne ne sait vraiment combien de combattants armés sont aujourd'hui retranchés à Madaya. Abdulrahman, lui, prétend être à la tête de centaines de guerriers, armés de Kalachnikovs et d'armes "encore plus lourdes." Il serait prêt à tout sauf à rendre "ma Kalachnikov," dit-il, pour mettre fin au siège.

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Au fil des mois, le Hezbollah a resserré son étau autour de Madaya. En Décembre, le prix des denrées alimentaires est monté en flèche et le prix du kilo de riz a atteint 185 euros. Les rares convois d'aide humanitaire n'ont pas empêché la famine. En décembre, 23 personnes sont mortes de faim à Madaya, alors que l'ONU préparait une livraison d'aide dans la zone. D'après MSF, 16 autres personnes sont mortes de faim depuis l'arrivée d'un convoi d'aide humanitaire début janvier.

Selon des travailleurs humanitaires, le blocus de Madaya — où des enfants sont forcés de manger des feuilles et de l'herbe pour survivre — est le pire de toute la Syrie. Mais les conditions de vie sont également terribles à Foua et à Kefraya.

Les témoignages des villages pro-Assad sont plus difficiles à obtenir, peut-être parce que ces localités sont souvent privées d'électricité. Néanmoins, les conditions de vie y sont aussi très dures. "Jaish al-Fatah a exécuté deux hommes qui se sont fait attraper en train d'introduire de la nourriture dans les villages," raconte un habitant de Foua nommé Mazen, lors d'une conversation avec Amnesty International. "Les mosquées dans les villages alentour ont annoncé l'exécution et ont averti que le même sort serait réservé à quiconque tenterait de faire entrer en douce ne serait-ce qu'une seule miche de pain."

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Ce qui est surprenant, c'est qu'Abdulrahman condamne le siège mené par ses compagnons d'armes à Foua et à Kefraya. "Je suis contre le fait d'assiéger les civils," dit-il. "Que je sois clair, personnellement, je suis contre le siège mené par Jaish al-Fatah à Foua et à Kefraya."

Il explique néanmoins que la gravité du siège est attribuable aux tensions communautaires entre les villages à majorité chiites et les Sunnites qui les entourent.

En effet, le mouvement Jaish al-Fatah abrite des idéologues sectaires violents et également associés au Front al-Nosra, l'allié d'Al Qaïda en Syrie. Plusieurs des dirigeants du groupe prêchent la haine contre les minorités chiites, alaouites et chrétiennes de la Syrie.

Shayk Abdullah al-Muhaysini, un éminent juriste d'Idlib, a même appelé à l'extermination des villages chiites si le siège de Madaya n'est pas levé. Abdulrahman décrit les rebelles d'Idlib comme "ses frères" et voue une grande estime à Abdul Mohammad Al-Jolani, le dirigeant du Front al-Nosra.

Pourtant, Abdulrahman semble avoir adopté un discours moins virulent. "Après la guerre, j'espère que nous pourrons vivre ensemble: alaouites, chrétiens, sunnites, et chiites dans un état de droit," dit-il. "J'espère qu'un jour on pourra s'entendre et que les choses seront comme avant."

Abdulrahman s'est retrouvé récemment au coeur d'une polémique internationale sur la distribution de l'aide humanitaire à Madaya. Des sources médiatiques du Hezbollah accusent Abdulrahman et ses hommes de confisquer l'aide alimentaire, de prendre en otage la population de la ville et de profiter de la crise.

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En Janvier, une vidéo a circulé montrant une femme de Madaya en train d'accuser les rebelles de s'approprier les vivres. Les rebelles "négocient avec le sang des gens," explique-t-elle à un groupe de journalistes, près des barricades qui encerclent Madaya. "Tout ce qui leur importe, c'est nourrir leur propre famille.

Via Reuters et Al Jazeera, le monde entier a vu cette vidéo. Les accusations ont enragé Abdulrahman. "Lorsque Madaya a faim, nous avons faim aussi," dit-il. "Ce sont des mensonges vicieux."

VICE News s'est entretenu avec une autre femme qui dit avoir été près des barricades le jour où la vidéo a été tournée. Elle explique que les combattants du Hezbollah — qui sont visibles dans la vidéo — auraient promis de la nourriture et une évacuation aux femmes qui feraient l'éloge d'Assad et critiqueraient les rebelles. Nous n'avons pas pu vérifier ces allégations.

Dans un communiqué de presse diffusé en janvier, le Hezbollah a également accusé Abdulrahman de profiter de la situation à Madaya. "Les groupes armés à Madaya contrôlent les réserves de nourriture de la ville et les revendent à ceux qui ont de l'argent," dit le communiqué. "Donc, la famine sévit au sein des populations les plus pauvres."

VICE News a parlé à un commandant du Hezbollah stationné en bordure de Madaya, qui nous a confirmé que le Hezbollah avait envoyé des denrées à Madaya et qu'elles avaient été confisquées par les rebelles. Le commandant a également réfuté l'idée que ses soldats échangeaient de la nourriture contre la propagande.

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D'après les travailleurs humanitaires de l'hôpital de campagne de MSF à Madaya, les hommes d'Abdulrahman n'auraient à aucun moment interféré avec la distribution d'aide humanitaire.

Pawel Krzysiek, le porte-parole de la Croix Rouge Internationale à Damas, n'a pas souhaité se prononcer sur la distribution de la nourriture aux habitants après la livraison de l'aide.

Abdulrahman dément avec véhémence ces accusations. Il nous dit que lui et ses hommes sont là pour protéger Madaya et qu'ils n'interfèrent pas au niveau de la distribution de la nourriture.

"Nous sommes les fils de Madaya," dit-il. "C'est un mouvement de libération et nous sommes le peuple."

Les conséquences du siège, explique-t-il, se font ressentir dans sa famille également. Abdulrahman a cinq enfants. Le plus jeune a peur de quitter la maison pour aller à l'école et pleure pendant des heures à chaque fois que la nourriture vient à manquer.

"Vous imaginez?" demande-t-il. "C'est moi le commandant et mon propre fils est affamé."


Suivez Avi Asher-Schapiro sur Twitter: @AASchapiro

Sulome Anderson a également contribué à cet article depuis Beirut.