Démerdez-vous avec ça : les meilleurs blockbusters du moment nous viennent d'Inde
Image tirée de "Baahubali 2 : La Conclusion"

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Culture

Démerdez-vous avec ça : les meilleurs blockbusters du moment nous viennent d'Inde

Après avoir réalisé en 2012 « Eega », l’hilarante vengeance d’un innocent assassiné et réincarné en mouche, S. S. Rajamouli vient de casser le box-office avec « Baahubali 2 : La Conclusion » – et c'est totalement mérité.

L'exploit peut sembler mineur au regard de la concurrence d'objets aussi difficilement défendables que Fast & Furious 8, ou Raid Dingue. Toujours est-il que tous pays confondus, le titre de blockbuster le plus réjouissant de l'année 2017 revient (pour le moment) à Baahubali 2 : La Conclusion, long-métrage de S. S. Rajamouli. Vous ne connaissez sans doute pas cette œuvre de près de trois heures, et vous ratez quelque chose : le film défonce tout sur son passage, grâce à son subtil mélange d'imagerie épique, de mise en scène ad hoc qui envoie du plan iconique par dizaines, de maîtrise scénaristique bluffante derrière l'apparente simplicité du récit, de jusqu'au-boutisme forcené dans cette chose étrange nommée premier degré, et au final, de plaisir immense de spectateur – pour qui daigne se laisser porter. Inutile de regimber : ça dure autant que trois épisodes de Game of Thrones, c'est à peine moins gore, dix fois moins pompeux, et cent fois plus fun. Oui, même quand on a du mal avec le cinéma indien.

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L'Inde compte autant de cinématographies que de langages. Il y a bien évidemment la vitrine commerciale de Bollywood, ses mélodrames sentimentaux et musicaux aux durées amphigouriques et aux directions artistiques kitschissimes, ses chefs-d'œuvre méconnus, ses vedettes/dieux vivants népotiques, son cinéma d'action aberrant chiant allègrement sur la notion de copyright, ses trésors musicaux à redécouvrir dans la moiteur estivale. Mais depuis 2010, dissimulé dans l'ombre tutélaire de ce qui demeure l'une des principales industries cinématographiques mondiales, le souffle créatif semble s'être déplacé vers le sud du pays. Tête de gondole du cinéma Kollywood – à savoir les productions tournées en tamoul, originaires de l'État du Tamil Nadu – depuis plus d'une dizaine d'années, S. Shankar traumatise les rétines avec ses scènes d'action démentes – au sens clinique du terme –, de Enthiran à I. Dans l'État voisin de l'Andhra Pradesh, S. S. Rajamouli vise encore plus haut et entend sortir à lui seul le cinéma Tollywood – les films tournés en télougou – de sa modestie structurelle, via des productions de plus en plus ambitieuses.

Après six succès respectables, Rajamouli se lâche complètement en 2009 avec son premier budget conséquent, Magadheera, gros délire épique à cheval fou sur deux temporalités, en quête de l'équilibre tonal précieux qui participera grandement à la réussite des deux Baahubali. Les intentions de cinéma sont déjà là, les moyens pas vraiment – et les scènes contemporaines sont même carrément gênantes. L'entrée en matière traîne terriblement en longueur, l'acteur principal n'impressionne que lui, les effets spéciaux accusent 15 ans de retard mais, hey !, Tollywood ne s'est pas construite en un jour. Une fois que Rajamouli a posé le principe narratif bringuebalant des réincarnations en écho, l'envie dévorante de cinéma prend le pas sur la raison, sa sincérité suicidaire emporte tout sur son passage – incrédulité incluse.

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Le film casse la baraque sur le territoire indien et marque le début du cercle vertueux pour Rajamouli, chacune de ses nouvelles réalisations devenant le nouveau « plus gros succès » du cinéma télougou. Le pitch de son projet suivant, Eega, titille l'imagination pour mieux la prendre à revers : Nani aime Bindhu, et la courtise comme un sympathique lourdaud. De guerre lasse, la belle est sur le point de succomber à ses avances, mais le soupirant se fait trucider par Sudeep – interprété par l'acteur du même nom – homme d'affaires plus que louche et rival amoureux. Sitôt son ultime souffle rendu, Nani se réincarne en mouche et compte bien se venger de son meurtrier en lui pourrissant la vie, tout diptère qu'il est devenu.

Alors qu'un tel concept semble voué à s'effondrer sur sa propre absurdité, l'audace de l'exécution laisse sans voix. Joie, bonheur, la mise en place ne tarde pas et le film rentre dans le vif et l'hallucination de son sujet avec voracité. À mi-parcours, l'esprit critique ne cherche plus à rationaliser et s'abandonne : nous sommes tous cette mouche qui écrit avec sa petite patte des menaces en anglais sur un pare-brise poussiéreux.

Depuis sa première tentative franchement gonzo dans Chatrapathi avec un combat sous-marin contre un requin, Rajamouli a fait d'énormes progrès dans sa maîtrise des images de synthèse ; mieux : il a compris comment pallier ses ratés grâce à la mise en scène. Ne se contentant pas de gagner en confiance, il lâche totalement la bride à son inventivité décomplexée par l'outil numérique – ce qui conduit fatalement à l'une des scènes les plus invraisemblables de ce jeune siècle, où une mouche tente d'échapper à des moineaux possédés sur fond de techno télougou.

Si Magadheera a propulsé son auteur et l'industrie Tollywood au centre de l'attention du sous-continent indien, Eega les invite dans les festivals internationaux. Et S. S. Rajamouli de ne pas s'arrêter pas en si bon chemin. Il mobilise ensuite des efforts financiers et logistiques inédits pour l'industrie cinématographique de l'Andhra Pradesh avec le premier volet des aventures de Baahubali – fresque sur l'héritier floué du royaume de Mahishmati, digne fils de son père mort salement, tous deux interprétés par Prabhas, au torse imberbe, à la moustache de feu, et au regard de flamme qui dit à la fois « Je te baise » et « Je te respecte profondément ».

Lyrique au-delà du bien et du mal, épique à s'en décrocher la mâchoire, shakespearien en diable, le diptyque Baahubali place S. S. Rajamouli quelque part entre Peter Jackson, James Cameron et Tsui Hark dans le panthéon des créateurs d'univers cinématographiques conçus dans la frénésie visuelle de leur temps, prêts à être visités encore et encore par des générations de spectateurs avides de propositions autres, barrées, jouissives. Bien installé dans l'espace flou résidant entre chef-d'œuvre, nanar, film de genre et film d'auteur aux thématiques propres, à fond dans le plaisir absolu du spectateur pris dans un grand huit tout aussi visuel qu'émotionnel, Rajamouli n'a pas encore accouché du projet immaculé, tant sa marge de progression reste évidente. Malgré cela, son projet titanesque d'adaptation du Mahabharata devrait nous enfoncer dans notre fauteuil sans trop de difficultés.