La manifestation à la frontière
Laurent Perpigna Iban
Société

G7 : le raz-de-marée venu d'Espagne n'a pas eu lieu

L’État français redoutait un point de convergence entre la jeunesse indépendantiste basque et les activistes anticapitalistes européens. Un énorme déploiement policier ainsi qu’un contrôle étroit sur le contre-sommet ont permis d’éviter ce scénario.

Jeudi 22 août, 18 heures. Sur l’autoroute A63, au poste frontière de Biriatou, une vingtaine de véhicules appartenant aux polices françaises, espagnoles et allemandes fend le paysage. Méticuleusement, les forces de l’ordre contrôlent chaque véhicule transitant par la frontière. Par-delà le barrage, dans le sens Espagne-France, la circulation est totalement paralysée, le ballets des voitures immobilisées s’étendant jusqu’au péage d’Irun, à plusieurs kilomètres de là.
Le G7 n’a pas encore débuté. Mais les autorités françaises semblent bien décidées à tenir leur promesse : au Pays basque, tous les points de passage frontaliers sont scrutés à la loupe, les axes routiers surveillés, les entrées des villes et des villages contrôlés. Une situation inédite, qui fait à cet instant du Pays basque nord – Iparralde, comprendre Pays basque sous administration française – un des lieux les plus surveillés au monde.

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13 200 policiers et gendarmes français, un millier de policiers espagnols déployés sur la frontière, 4000 unités de la Ertzaintza – la police autonome basque – à Irun. Ces chiffres, martelés pendant plusieurs jours aussi bien dans les colonnes des médias français qu’espagnols se voulaient particulièrement dissuasifs à l’encontre des opposants à la tenue de ce G7.

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L’enjeu autour de la sécurisation de ce sommet était, pour les autorités françaises, de taille : l’exécutif, dont l’image est ternie à l’échelle internationale par son incapacité à trouver une issue viable à « la crise » des Gilets Jaunes, voyait en cette rencontre internationale le moyen de réaffirmer son autorité aux yeux de tous. Et l’éventualité d’un raz-de-marée anticapitaliste et altermondialiste en provenance du Pays basque sud – Hegoalde comprendre le Pays basque espagnol, bastion en la matière – et de l’ensemble de la péninsule ibérique a été prise très au sérieux par le ministère de l’Intérieur. Depuis des semaines, tous les signaux étaient au rouge : de Saint-Sébastien à Vitoria en passant par Bilbao, les appels à bloquer le G7 s’étaient multipliés, envahissant l’espace public de manière particulièrement visible.

« Venir manifester contre ce G7 demande du courage »

Pendant ce temps, au Pays basque nord, la population locale apprenait à composer avec l’arrivée de milliers de policiers sur le territoire, comme en témoigne Pierre, actif au sein de la plateforme officielle anti-G7 : « Cela fait une semaine qu’il y a des contrôles partout en Iparralde, pas seulement sur Biarritz et Hendaye. La police est omniprésente, partout, jusque dans les montagnes. Ils ont réussi à installer un climat de psychose, avec cette coopération internationale. Il est clair que cette invasion policière a été vectrice de peur, même ici, et cela a affecté la mobilisation ». Si la ville de Biarritz est « bunkérisée », toute la ceinture frontalière prend elle l’apparence d’une ligne de front infranchissable.

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Garazi a renoncé à faire le déplacement. Originaire d’Hernani, une ville proche de Saint-Sebastien, la jeune femme de 31 ans n’entend pas « se jeter dans la gueule du loup » : « L’occupation policière et militaire, nous la connaissons particulièrement bien ici. Mais en quelques années, la police française est devenue une des plus violentes d’Europe. Les images de la répression subie par les Gilets Jaunes nous ont beaucoup marqués, alors même que nous sommes un peuple tristement habitué aux violences policières et étatiques. Venir manifester contre ce G7 demande du courage ».

Pourtant, le contre-sommet, qui avait posé ses quartiers entre Hendaye et Irun, était légal, fruit d’une concertation de tous les instants entre les plateformes Alternatives G7 et G7 ez ! (non au G7) ainsi que l’État français. Une coopération qui sonnait déjà, aux premières heures de sa mise en place, comme un coup de pouce à la tenue d’un contre-sommet sans vague, plaçant de facto toute autre initiative dans l’illégalité. Sendoa Jurado, porte-voix du mouvement pour l’Amnistie et contre la répression est formel. « Il y a eu en amont une véritable propagande policière, et cela a eu à la fois des conséquences sur le terrain, mais aussi dans les consciences. Ils nous ont martelé que personne ne pourrait échapper à leurs contrôles, et que rien ne pourrait se faire en dehors de leurs règles, de celles du système capitaliste. Le message a été perçu comme tel : tous ceux qui sortiraient de ce cadre en paieraient le prix », rapporte le militant, depuis Bilbao. Lui aussi a renoncé à effectuer le déplacement.

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Samedi 24 août, date de la grande manifestation qui reliera dans quelques heures Hendaye et Irun. Des jeunes femmes catalanes enjambent la frontière d’un pas hésitant. Pourtant, sur le parcours de la manifestation, la présence policière paraît presque insignifiante au regard de celle des jours passés. En tête du cortège, derrière les Joaldunak – personnages traditionnels basques – une banderole appelle à « construire un nouveau monde depuis le Pays basque », slogan derrière lequel se sont glissées plus d’une dizaine de milliers de personnes. Installé le long du parcours, Aritza, bénévole au sein de la plateforme officielle et militant indépendantiste originaire de Saint-Pée-sur-Nivelle analyse : « Beaucoup de gens ont eu peur de venir à la manifestation, à cause de la psychose autour de cet événement. Mais nous ne pouvons pas accepter de renoncer aux droits fondamentaux de l’homme et de la femme. Comme ceux de s’organiser, de manifester… Et encore plus quand on voit l’état du monde aujourd’hui. Malgré tout, nous devons braver cette répression policière que nous avons beaucoup connue au Pays basque ».

« Dès lors, c’est tout un quartier qui se trouve "nassé" par la police, et la ville entière placée sous couvre-feu. Les heures de désolation qui suivent, dans un décor devenu surréaliste à force de rondes policières, vont être un tournant dans ce contre-sommet »

Au cœur du cortège, certains ont malgré tout fait le déplacement depuis Bilbao, comme Daniel Arbide. À ses côtés, ils sont plusieurs dizaines d’activistes de Ongi etorri errefuxiatuak (bienvenue aux réfugiés) à battre le pavé. « Nous luttons contre toutes les formes de limitation de mobilité. Tout le monde a le droit de migrer. C’est fondamental. Et aujourd’hui, on peut établir un lien entre notre engagement pour les migrants et ce qu’il se passe pour ce G7 : beaucoup de monde a eu peur de passer la frontière. Cette pression médiatique sur les contrôles entre les deux parties du Pays basque a eu des répercussions très fortes », commente-t-il. Un jeune manifestant abonde : « Beaucoup plus de basques espagnols ont traversé la frontière le 13 juillet dernier, à l’occasion de la manifestation contre la tenue du G7, qu’aujourd’hui. C’est flagrant ». Un peu plus tard, au cœur de l’après-midi, de courts affrontements éclatent dans le « Petit Bayonne » – quartier historiquement le plus engagé de la ville – entre manifestants et forces de l’ordre. Dès lors, c’est tout un quartier qui se trouve « nassé » par la police, et la ville entière placée sous couvre-feu. Les heures de désolation qui suivent, dans un décor devenu surréaliste à force de rondes policières, vont être un tournant dans ce contre-sommet.

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Dans la soirée, les plateformes officielles annulent les mobilisations prévues pour le lendemain : « L’action de demain est suspendue car les conditions ne sont pas réunies pour garantir le bon déroulement de l’action (…).On veut pouvoir assurer la sécurité de nos militants, les dispositifs des forces de l’ordre sont disproportionnés. C’est inacceptable », ont déclaré les porte-parole de Alternatives G7 et de G7 ez ! dans un communiqué.

Le matin même, Pierre l’assurait : « Organiser un événement comme celui-là au Pays basque n’est pas neutre. Ils veulent clairement recréer de la rancœur ici. C’est un pays qui est en train de pacifier, ils remettent de l’huile sur le feu. Nous tenions à nous mobiliser sans violence, c’est crucial que nous ne rentrions pas dans leur jeu ».

Un positionnement stratégique qui est porté localement depuis le début du « processus de paix » au Pays basque, initié en 2011. Et le lien entre le rejet de toute violence et l’épitaphe du conflit armé est tout sauf fortuit : un certain nombre de visages de la plateforme G7 ez ! et du mouvement écologiste Bizi ! ont été des acteurs importants du désarmement d’Euskadi Ta Askatasuna (ETA, 1959-2018), puis de sa dissolution. Toujours impliqués dans la résolution du conflit basque, ils butent sur la question du rapatriement des prisonniers, et par conséquent, sur l’accomplissement d’une feuille de route censée assurer une paix durable et sans rancœurs. Sendoa Jurado, en rupture avec cette ligne politique, analyse : « Le secteur historiquement combattif du Pays basque est passé de la zone révolutionnaire à celle de la sociale démocratie, et ce processus de paix a été en fait limité à la pacification de l’une des parties du conflit, la partie révolutionnaire. Ce qu’ils appellent paix, c’est l’absence de réponse forte à la violence structurelle. Cela s’est caractérisé par les images que nous avons vues lors de la manifestation de samedi, celle d’activistes protégeant des banques sur le passage de la manifestation, afin qu’elles ne soient pas dégradées… »

À Bayonne, dimanche-après midi, la ville était toujours déserte. Dans l’un des seuls bars ouvert, une quinzaine de militants venus d’Espagne rembobinaient. « C’est un harcèlement policier constant depuis que nous sommes arrivés. Et la grande manifestation de samedi que beaucoup de monde a trouvé extraordinaire a été pour nous pathétique. On se serait cru dans un carnaval. Il n’y a même pas eu un seul graffiti. C’est incroyable de voir des anticapitalistes protéger des banques, le syndrome de Stockholm, peut-être », clame l’une d’entre eux. Quelques minutes après cette interview, ces jeunes garçons et jeunes femmes seront contrôlés, puis fouillés. Deux d’entre eux finiront la soirée au commissariat. « Ils étaient en règle, avaient leurs papiers, et n’avaient rien d’interdit sur eux », rapporte un témoin de la scène.

Du côté des organisateurs, on s’estime, malgré l’annulation des activités du dimanche, satisfaits : « Ce contre-sommet est d’ores et déjà une réussite : au total, ce sont plus de 5 800 personnes qui ont assisté aux ateliers, conférences, et activités. La manifestation du 24 août a rassemblé plus de 15 000 personnes qui ont défilé dans une ambiance festive, déterminée, et revendicatrice » clamaient-ils dans un communiqué. Il n’en demeure pas moins qu’au Pays basque, le point de rupture entre réformistes et radicaux ne s’est visiblement pas résorbé à l’issue de ce G7.

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