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Culture

Cité Modèle de Bruxelles : monument historique ou utopie sociale ?

« La Cité Modèle est un désert culturel et associatif. C’est un endroit oublié de tout le monde, notamment des pouvoirs politiques. »
Gen Ueda
Brussels, BE

Avec son Atomium, son Stade Roi Baudoin, son palais de Brussels Expo et son Planétarium, la commune de Laeken, située au Nord de Bruxelles, est un terrain fertile en gros monuments. Pas loin de cette concentration de mastodontes, de l’autre côté du boulevard de Strooper, se tient la Cité Modèle. Son imposante envergure et sa couleur béton armé donnent à cet ensemble d’immeubles l’allure froide de certaines cités de banlieues parisiennes. Calme, elle paraît parfois éteinte, faisant presque oublier qu’elle a été l’un des projets architecturaux les plus importants et utopistes que la Belgique ait connu.

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La Cité Modèle, c'est d’abord trois hautes tours dressées autour d’une place centrale, trois autres blocs disposés aux coins du parc et une ligne de bâtiments horizontaux qui délimite la frontière du quartier. Cette disposition spatiale avait pour intention de « protéger la cité du chaos de la ville ». Pourtant, ces imposantes structures érigées comme des murailles ont fini par se muer en murs de ghetto. Peu à peu, les habitant·es se sont senti·es isolé·es du reste de la ville. Heureusement, de nouvelles initiatives sociales telles que le Festival des Blocs, dont la troisième édition a lieu ce samedi 28 septembre 2019, tentent d’y amener une nouvelle dynamique.

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Le projet de construction de la cité remonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dont les dégâts ont pas mal modifié Bruxelles. Au centre-ville, la pénurie de logements se fait sentir, et le baby-boom ou les projets de rénovation de certains quartiers poussent les autorités à reloger les personnes les plus modestes en périphérie. Dans ce contexte, deux visions politiques se confrontent : d’un côté, les sociaux-chrétiens poussent à l’acquisition de maisons unifamiliales (primes d’achat à la clé) ; de l’autre, les socialistes encouragent les constructions collectives, autrement dit, les cités.

À l’époque, le député Fernand Brunfaut opte pour l’approche socialiste et aspire à la création d’une cité idéale, un « monument du logement », une ville du futur, un symbole d’une utopie égalitaire et universelle. Bref, la Cité Modèle.

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En 1956, Brunfaut réunit une bande de six architectes pour réaliser le projet ; l’élite moderniste de l’époque : deux Flamands, deux Wallons et deux Bruxellois. Trois sont de gauche, trois sont de droite… Une certaine idée de l’équilibre. Parmi eux, Renaat Braem, disciple de Le Corbusier et adepte de son modèle de ville radieuse de Meaux, projet (avorté) d'une cité autonome offrant à ses habitant·es un cadre de vie proche de la nature et doté d’équipements accessibles dans le seul périmètre du quartier ; un village dans la ville en somme.

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La Cité Modèle doit être livrée pour l’exposition universelle de 1958. À cette occasion, Bruxelles se métamorphose avec la ferme intention de s’exhiber embellie par les projets architecturaux les plus modernes de l’époque. La construction de la Cité Modèle de Laeken est lancée en même temps que l’aéroport de Zaventem, l’Atomium et autres nouvelles routes. Mais en Belgique, tous les chantiers durent des plombes, et la cité n’échappe pas à la règle. Lorsque l’événement ouvre ses portes, seul le gros œuvre de quelques immeubles est terminé. Comme maigre lot de consolation, une maquette de la cité est présentée à l’exposition. De retards en retards, il faudra presque deux décennies pour terminer le projet ; juste assez longtemps pour ne plus être avant-garde, en gros.

« Dans les années 1970, ça s’est dégradé. Il n’y a plus de mixité sociale. Les jeunes et les plus âgés se croisent mais ne communiquent pas. Iels voient la cité d’un angle opposé. »

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Si ces longs travaux ne lui enlèvent pas son statut d'expérience architecturale moderniste la plus aboutie du pays, ce retard et certaines ambitions revues à la baisse vont avoir raison du projet. Dès sa construction, les critiques se font entendre ; une histoire de clash entre générations d’urbanistes en quelque sorte. Pour certain·es jeunes architectes, la cité est : « une catastrophe architecturale fasciste où toutes formes de contact humain sont exclues ». Contrairement à d’autres quartiers sociaux bruxellois, la Cité Modèle n’est reliée à rien et ses habitant·es commencent à s’isoler. Pour des raisons budgétaires, seuls le centre culturels, la bibliothèque (qui porte le nom de Brunfaut) et le supermarché ont été créés. Quant au centre sportif, à l’école, au restaurant et au centre de santé, ils ne verront jamais le jour.

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L’idée de la cité comme espace de rencontres s’est aussi figée au fil des années. Karim Akalay a grandi dans le quartier dans les années 2000 et a ressenti la cassure : « À la base, la cité était habitée par des gens de la classe moyenne haute. Après, dans les années 1970, ça s’est dégradé. C’est devenu beaucoup plus précaire comme population. Il n’y a plus de mixité sociale. Les jeunes et les plus âgés se croisent tout le temps mais ne communiquent pas. Iels voient la cité d’un angle opposé. Il y a un gros contraste. Pareil avec les filles qui ne se mélangent pas avec les garçons. » Depuis, avec quelques potes, il a créé l’asbl City-Zen, dont le but est de contribuer à la cohésion sociale du quartier.

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« La Cité Modèle est un désert culturel et associatif. C’est un endroit oublié de tout le monde, notamment des pouvoirs politiques. »

Durant les décennies qu’il a traversées, le quartier a vu plusieurs projets voir le jour avec pour objectif d’améliorer la qualité de vie de ses habitant·es. En plus des travaux de rénovation qui se succèdent de bloc en bloc, des initiatives sociales naissent aussi. C’est le cas du Festival des Blocs, créé à l’initiative de City-Zen et d’une autre assoc’, Les Meutes. Pour Karim, le festival répond à un besoin pesant : « La Cité Modèle est un désert culturel et associatif. C’est un endroit oublié de tout le monde, notamment des pouvoirs politiques. Il n’y a aucune asbl “professionnelle” qui prend en charge les plus de 18 ans, par exemple. »

Le Festival des Blocs prend place dans un trou béant creusé par des années d’abandon et tente de pallier au sentiment d’exclusion qui s’est installé peu à peu. Mais il n'est pas ici question de se bouger en autarcie. En plus de faire découvrir le patrimoine architectural du lieu, l’objectif est de valoriser les talents locaux et déstigmatiser les clichés en ouvrant la cité vers l’extérieur. Karim toujours : « Le but c’est de réunir un public qui ne se croise pas, non seulement lors du festival mais aussi pendant les ateliers. »

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Ces ateliers pluridisciplinaires, c’est la première partie de ce projet à long terme. Calligraphie, théâtre, cinéma, radio, dessin, danse, entre autres, deviennent les nouveaux moyens d’expression et d’accès à la culture pour les habitant·es du quartier, toutes générations confondues. Certaines activités sont plus sollicitées que d’autres : « L’atelier cinéma a du succès chez les jeunes. On arrive à réunir tout le monde à travers la vidéo. On tourne toujours une partie à la cité, donc ça attire les gens. Les jeunes voient leurs tronches sur grand écran, ça les valorise à fond. La projection du film, c’est aussi le moment-clé du festival. » confie Karim.

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« Il y a des aspects très négatifs parce que c’est clairement un ghetto, avec de la misère sociale. Mais il y a un côté familial et un esprit de solidarité très fort. »

Au terme de ces « ateliers des Blocs », les créations sont montrées au public. C’est là que la cité se mue en un vecteur de liens à travers le « festival des Blocs » et accueille les visiteurs de l’extérieur. En plus d’une série d’expositions, plusieurs concerts, spectacles, projections et performances sont programmés, avec des invités renommés ou émergents. Cette année, le producteur Le Motel, le photographe Mous Lamrabat ou l’artiste 13Pulsions seront notamment de la partie.

Dès octobre, le « tour des Blocs » prend place : chaque mois, les oeuvres sortiront de la cité pour partir en tournée dans tout Bruxelles et faire perdurer le festival à l’occasion d’une expo, d’une projection ou d’un spectacle organisé dans une autre commune.

En mai dernier, pour son l’impact positif sur la vie sociale et sur le patrimoine architectural que représente la cité, le festival s'est vu remporter le prix Bruocsella de Prométhéa, récompensant les initiatives qui améliorent l’environnement de la capitale.

Après s’être un temps éloignée de l'utopie universelle de 1958, la Cité Modèle est en train de reconquérir les idéaux qui l’ont vu naître. Karim est témoin de cet héritage des fifties : « Il y a des aspects très négatifs parce que c’est clairement un ghetto, avec de la misère sociale ; et les jeunes se mettent parfois des barrières eux-mêmes. Mais il y a un côté familial et un esprit de solidarité très fort. On se connaît tou·tes. La Cité Modèle, ça reste un village dans la ville. »

Rendez-vous donc ce samedi, au pied de l’un de nos plus monuments les plus symboliques de la capitale.

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