Dans les méandres d'une filière d’immigration clandestine en France
Des gendarmes évacuent des migrants d'un camion sur l'autoroute, Calais, octobre 2015. Photo : Philippe Wojazer/Reuters

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JUSTICE

Dans les méandres d'une filière d’immigration clandestine en France

Retour sur un vaste procès organisé à Paris, et sur les ramifications tentaculaires d'un système bien au point.

« Tu n'as pas idée de combien on gagne sur le dos des immigrés. Le trafic de drogue est moins rentable. » Cette déclaration, balancée au téléphone par le bras droit du boss de la mafia de Rome en 2014, illustre les profits que les filières criminelles réussissent à générer grâce au trafic d'êtres humains. Le 27 janvier 2009, dans un discours inaugural qu'il avait symboliquement choisi de tenir à Calais, le ministre de l'Intérieur de Nicolas Sarkozy, Éric Besson, affirmait son inflexibilité face à ces réseaux criminels : « Ici, on ne vient pas tout seul, en organisant son arrivée individuellement. On vient accompagné par des réseaux mafieux qui réalisent un business aussi odieux que lucratif. »

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Si les ministres de l'Intérieur – et les arrivées de migrants – se sont succédé, le discours sur l'immigration clandestine est peu ou prou resté le même : d'un côté, les migrants, victimes de la guerre et de la misère ; de l'autre, des réseaux structurés de passeurs qui exploitent la détresse et réduisent leurs victimes en esclavage. La lutte contre ces filières était partout annoncée comme « une priorité ». Ainsi, dès 2015, Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur de François Hollande, pouvait se vanter : « Nous avons démantelé depuis le début de l'année un très grand nombre de filières. En France, c'est près de 200 filières qui ont été démantelées, représentant 3 000 individus. Et dans le Calaisis, cela représente une trentaine de filières et 700 individus. »

Cette année encore, Emmanuel Macron, dans un discours prononcé le 27 juillet 2017 à Orléans, poursuivait sa lutte contre les passeurs – et les migrants économiques, au passage – en évoquant les liens qu'entretiendraient les réseaux avec le crime organisé : « Il y en a beaucoup, et de plus en plus, qui viennent de pays sûrs et qui suivent les routes de migrations économiques, qui nourrissent les passeurs, le grand banditisme, parfois le terrorisme. »

« Plus sage serait de remplacer la figure du passeur par tout un éventail de personnages divers, aux motivations et aux comportements variables » – revue Plein Droit

À l'autre extrémité de cette représentation du passeur, on a vu apparaître depuis quelques mois la figure de Cédric Herrou, héros désintéressé volant au secours des migrants au nom de la nécessité et de la dignité humaine. Celui-ci, condamné à quatre mois de prison avec sursis, ne faisait pas de business sur le dos des personnes à qui il faisait franchir la frontière. Son seul intérêt était, semble-t-il, de pourvoir aux carences de l'État en matière de solidarité.

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Dans l'imaginaire collectif, notait déjà la revue Plein Droit en 2010, la figure du passeur est donc double. C'est à la fois le trafiquant d'êtres humains, l'esclavagiste, le mafieux ; et celui qui ouvre les portes de la liberté, le résistant, l'humaniste, qui fait franchir une ligne de démarcation injuste à des individus persécutés.

Or, entre les deux, la réalité semble plus ambiguë, comme le rappelle Plein Droit : « Même dans les périodes "héroïques", tous les passeurs n'ont pas eu une conduite exemplaire, ni simplement désintéressée. Qu'il s'applique à une activité noble ou crapuleuse, le mot passeur porte en lui cette ambivalence : il désigne aussi bien le sauveur, le Juste, le contrebandier ou le trafiquant sans scrupule. »

Et le magazine de conclure : « Plus sage serait de remplacer la figure du passeur par tout un éventail de personnages divers, aux motivations et aux comportements variables. Et d'admettre que la vérité n'est ni entièrement du côté de la figure de l'héroïque pourfendeur d'injustice faite aux migrants ni entièrement du côté de l'odieux esclavagiste des temps modernes. »

Des personnages divers, aux motivations et aux comportements variables, c'est très justement ce à quoi ressemblent les seize prévenus jugés au Palais de justice de Paris à la fin du mois d'août, lors du procès d'une « filière d'immigration clandestine » bien plus vaste qu'eux – on ne trouve sur les bancs du tribunal qu'une « petite partie de l'iceberg », pour laquelle la vice-procureure Julie Collin emploie les qualificatifs de « réseaux », « filières » et « systèmes », une terminologie devenue peu à peu indissociable dans l'appréhension du phénomène.

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Ils ont donc pour prénoms Nasir, Pallave, Ilyass, Tara-Bahadur, Basan, Zahid, Yasir, Rashid, Attikur, Gulshad, Salman, Baldev et… Michel. Ni mafieux, ni humanistes, ils sont tous impliqués, à des degrés divers, dans le passage de plus d'un millier de migrants depuis Calais vers le sud de l'Europe, principalement vers le Portugal, où les conditions d'accès au statut de réfugié sont supposément plus favorables.

Les seize prévenus incarnent en réalité deux « filières » distinctes et indépendantes, liées pour les besoins du procès en raison de leurs activités similaires, à savoir le rapatriement de migrants – majoritairement des Pakistanais, des Népalais et des Bangladais, qui ne se plaisaient pas en Angleterre ou qui désiraient s'échapper de la « jungle » de la Calais.

Schéma de l'organisation des deux filières

STRUCTURE DES RÉSEAUX

À la tête des deux réseaux, on retrouve des passeurs anglais : Ikbal et Shaïm, que l'enquête n'a pas permis de relier entre eux et qui n'ont pu être interpellés, faute d'un accord avec la Grande-Bretagne. Installés outre-Manche, franchissant rarement la frontière, leur rôle était de permettre à des migrants de quitter la Grande-Bretagne dans des camions pour environ 6 000 euros le trajet.

Une fois arrivés à Calais, les migrants pouvaient se rendre à Paris par leurs propres moyens ou faire appel à Pallave et à son chauffeur, Salman, pour effectuer le trajet en voiture – le numéro de téléphone ayant été fourni par Ikbal. Coût du trajet : 100 à 150 euros par personne selon la police, de 40 à 70 selon Pallave.

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Une fois à Paris, les migrants pouvaient appeler Nasir, Ilyass ou Tara-Bahadur pour se rendre au Portugal, en Espagne ou en Italie – toujours sur les conseils d'Ikbal. Tara-Bahadur, Népalais, s'occupait de ses compatriotes en leur faisant traverser la frontière en train pour 300 euros. Pour ceux qui désiraient prendre la voiture, Tara-Bahadur redirigeait vers Ilyass.

Ilyass, qui gérait « sa propre société au sein de l'organisation » selon les dires de la vice-procureure, possède une flotte d'au moins trois véhicules et trois chauffeurs, dont Baldev et sa belle-sœur. Il obtenait ses clients directement grâce à sa notoriété parmi les migrants, et par l'intermédiaire d'Ikbal, de Nasir ou de Tara-Bahadur. Pour reprendre les mots de la procureure : « Il était au cœur du système. » Le trajet était facturé 400 euros. L'enquête, dirigée par l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre et par la police judiciaire, le crédite de 126 trajets entre la fin de l'année 2015 et son interpellation en juillet 2016, pour un chiffre d'affaires estimé à plus de 200 000 euros.

« 126 trajets, non. C'est beaucoup trop », se contente de commenter Ilyass.

Nasir, enfin, est considéré comme la tête d'un vaste réseau comprenant trois « bras droit » : Bilal, Pablo et Gulshad. Ces trois derniers, qui s'occupaient de la gestion quotidienne, étaient également en contact avec Ikbal, en Angleterre. Ils régnaient sur une flotte de sept chauffeurs et géraient leur activité en flux tendu : « Ils ne faisaient que ça, tout le temps », selon la vice-procureure. On crédite Nasir et son organisation d'au moins une soixantaine de voyages, embarquant à chaque fois cinq ou six migrants, pour des tarifs comparables à ceux d'Ilyass, et un chiffre d'affaires estimé à plus de 120 000 euros en six mois.

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Tout ce beau monde a été interpellé en juillet 2016, à la suite d'une longue enquête et de milliers de pages de retranscriptions d'écoutes « interminables » – pour reprendre les mots du président du tribunal.

Le deuxième réseau, celui des migrants envoyés en France par Shaïm, est un peu plus opaque dans son fonctionnement. À Paris, Basan et ses deux frères, Yasir et Zahid, organisaient des trajets vers le sud de l'Europe à travers une flotte de véhicules et chauffeurs, comprenant notamment plusieurs Français recrutés dans un hôtel : Michel, Laurent, Mohammed et Mohammed. Ils reconnaissent une quarantaine de voyages.

Le seul lien, non reconnu par les intéressés, entre les deux réseaux, serait que Michel, l'un des chauffeurs de Basan, aurait été en contact avec Nasir, l'une des têtes de la première « filière ».

INDIVIDUS PRÉSENTS AU PROCÈS

PREMIER RÉSEAU

Nasir : « C'est l'organisateur, pour Julie Collin. Il est au cœur de l'arrivée et du dispatching. » Pakistanais en situation irrégulière, Nasir a obtenu l'asile en Italie. « C'est vous qui dites aux migrants que l'asile est plus facile à obtenir dans le sud de l'Europe. Pourquoi ? », demande le président du tribunal. « Je n'ai même pas demandé l'asile, et je l'ai obtenu. C'est pareil pour les autres », répond le prévenu de 40 ans, à la barbe drue et au visage osseux.

Nasir a quitté le Pakistan il y a quinze ans, laissant derrière lui une femme et trois enfants. Il est ensuite passé par l'Italie, le Portugal – où il a résidé pendant 11 ans –, puis la France, où il a travaillé au ramassage de palettes sur les marchés. Le tribunal fait le compte des voyages qu'il a organisés et déduit une somme de 120 000 euros de chiffre d'affaires pour six mois. Nasir conteste ce chiffre, indique que l'argent était pour les chauffeurs et qu'il ne touchait que 50 euros par personne, pour un salaire d'environ 600 à 1 000 euros par mois. N'ayant pas de compte bancaire en France, l'argent qu'il aurait perçu n'a jamais pu être retrouvé.

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Il avait, comme bras droit de ses opérations, son neveu, Gulshad.

Gulshad : Le neveu de Nasir faisait le lien entre son oncle et les sept chauffeurs, s'occupant de la gestion quotidienne. Pakistanais en situation irrégulière, il est arrivé en France au début de l'année 2016. « Vous avez été opérationnel très vite, constate la vice-procureure. Je vais mettre les pieds dans le plat, mais est-ce que vous ne seriez pas venu en France précisément pour exercer cette activité lucrative ? » Au lieu de retirer les pieds du plat, Gulshad se contente de fixer les siens.

Pallave : Pallave vit en France depuis un an. Bangladais en situation irrégulière, il s'occupait, de manière indépendante, de faire le taxi entre Calais et Paris. Il avait embauché un autre chauffeur, Salman, qui touchait un tiers du prix sur chaque voyage. Ses clients étaient envoyés par Ikbal.

Il réalisait un voyage tous les deux ou trois jours, pour un total de 46 trajets : « J'ai calculé, dit le juge, ça fait l'équivalent d'un voyage en Inde, aller et retour. » Le tribunal estime qu'il gagnait entre 2 500 et 3 000 euros par mois. L'argent n'a pas été retrouvé, mais on sait qu'il a envoyé de fortes sommes au Bangladesh – au moins 4 000 euros. La vice-procureur s'interroge : « Pourquoi autant d'argent ? Il y a de quoi faire vivre trois familles avec ça ! » Pallave explique qu'il devait rembourser la dette de sa propre émigration, qui s'élève à 15 000 euros, empruntés à sa famille.

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Salman : Chauffeur pour Pallave, on le crédite de 27 voyages. « Il parle en quoi, lui ? », demande le juge. « En bengali », répond l'interprète. Salman est en situation irrégulière.

Tara-Bahadur : Népalais avec un titre de séjour. En contact avec Ikbal, il récupérait ses compatriotes à Paris et se chargeait de les envoyer en train au Portugal, pour environ 300 euros. Il faisait également croire qu'il connaissait des gens à la SNCF qui facilitaient le passage, ce qui était faux. Si un compatriote préférait partir en voiture, il le redirigeait vers Ilyass.

Dans une écoute téléphonique avec un inconnu, en quelques secondes seulement, Tara-Bahadur a tout balancé :

Tara-Bahadur : Est-ce que ton frère t'a dit que j'envoie des gens au Portugal ?
Inconnu : Non, il ne me l'a pas dit.
Tara-Bahadur : Je fais ça depuis que je suis arrivé, il y a un an.
Inconnu : J'ai essayé de te contacter la semaine dernière mais je n'ai pas réussi. Du coup, j'ai été voir le Pakistanais, il a envoyé trois personnes.
Tara-Bahadur : Il a demandé combien ?
Inconnu : Cher, au moins 500 ou 600 euros par personne.
Tara-Bahadur : Avec moi, c'est 300 euros maximum. Je te mets dans un train avec que des blancs, des Allemands, des Français, des Espagnols. Il n'y a aucun problème. »

Depuis 2014, Tara-Bahadur a envoyé un peu plus de 13 000 euros au Népal. Il indique qu'il rembourse sa famille pour un montant de 15 000 euros, somme qu'il a déboursée pour venir en France. Pour se défendre, il indique au tribunal : « Je ne savais pas que c'était illégal. » Le juge le reprend : « Monsieur, quand on fait croire qu'on a un agent à la SNCF qui peut faciliter le passage, c'est qu'on sait qu'il y a quelque chose qui cloche. Arrêtez de raconter n'importe quoi. »

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Ilyass : Pakistanais en situation irrégulière, il gérait sa propre flotte de trois chauffeurs. Les migrants faisaient directement appel à lui, ou bien Ikbal, Nasir et Tara-Bahadur lui envoyaient des clients. Déjà connu des services de police, Ilyass a été condamné pour le même délit d'aide au séjour, en 2012. « C'était un accident », explique-t-il. « Ça ne veut rien dire pour nous, répond le juge. Aide au séjour par accident, ça ne veut rien dire. »

Le président du tribunal annonce qu'il ne va pas lire toutes les écoutes – « je n'aurai plus de voix » –, et se contente de calculer un chiffre d'affaires de plus de 200 000 euros – chiffre contesté par Ilyass, qui estime avoir gagné environ 15 000 euros en tout, depuis plus de six mois.

Ilyass a quitté le Pakistan en 1996, puis il a travaillé pendant trois ans en Arabie saoudite avant de partir pour l'Europe, d'abord l'Italie, puis Paris.

Baldev : Chauffeur pour Ilyass. Il s'est fait arrêter trois fois avec des migrants à son bord. Il indique qu'il n'a effectué que trois voyages, et qu'il s'est fait arrêter à chaque fois.

Un gendarme turc a appréhendé un homme suspecté d'être un passeur. Dikili, Turquie, mars 2016. Photo : Umit Bektas/Reuters

SECOND RÉSEAU

Basan : Grand bonhomme pakistanais de 41 ans aux tempes grisonnantes, Basan s'est fait dénoncer par l'un de ses compatriotes avec qui il avait ouvert un restaurant. Pour le tribunal, il a une activité « très claire et relativement intense ». En contact avec Shaïm, en Angleterre, il réceptionnait les migrants à Paris et organisait le trajet vers le Portugal, l'Italie ou l'Espagne.

Les écoutes – interminables, encore une fois – font état d'une situation rocambolesque le 6 janvier 2016. Ce jour-là, Basan devait récupérer quatre migrants confiés par Shaïm. Problème : quand il arrive au lieu du rendez-vous, ils ne sont plus que trois. Il passe tout le reste de la journée à chercher partout son migrant perdu, jusqu'à ce qu'il reçoive un coup de fil d'un autre passeur, qui lui indique qu'il a retrouvé son client.

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Le passeur : Oui, oui, moi aussi j'organise des départs !
Basan : Vers où ?
Le passeur : Partout : Italie, Espagne, Portugal, Allemagne, Suède…
Basan : D'accord. Tu peux mettre le mien dans la ligne 13 du métro ?
Le passeur : OK, ça marche. Je te donne mon numéro, on en reparle ? J'ai de la marchandise. Si tu me donnes le prix raisonnable, j'ai toujours de la marchandise, on en reparle.

En réalité, le migrant de Basan avait cherché un tarif plus avantageux chez la concurrence. N'ayant pu le trouver, il était revenu à son premier choix.

Le tribunal a pu prouver que Basan a fait transiter au moins une quarantaine de personnes, sans que son chiffre d'affaires ne puisse être précisé. Pour gérer son travail, il demandait de l'aide à ses deux frères, Yasir et Zahid. Avant de laisser sa place à ses derniers, il précise : « Je reconnais avoir fait ce travail et je m'excuse. Si j'avais de l'argent, je n'habiterais pas dans une pièce de 25 mètres carrés avec mes deux enfants, dont ma fille, malade à cause du plomb. Je ne serais pas resté là si j'avais de l'argent. »

Yasir : Frère de Basan, il vivait en colocation avec Zahid, le dernier des trois frères. Il récupérait les clients et les prenait à son domicile en attendant leur acheminement. Pour organiser les voyages, il contactait Attikur – aujourd'hui en fuite –, qui gérait une flotte de chauffeurs. En situation irrégulière, il a été arrêté avec un passeport britannique falsifié.

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Zahid : Dernier des trois frères, il possède un titre de séjour, qu'il a obtenu en se pacsant avec un homme avec qui il n'a jamais vécu. Or, l'enquête révèle qu'il a aujourd'hui une petite amie. « Ce n'est pas vrai, je n'ai pas de petite amie », se défend-il. Le président n'insiste pas.

Rashid : Chauffeur bangladais d'Attikur, il avait une réputation d'excellent passeur dans sa communauté. Lorsqu'il a été interpellé, il logeait 13 personnes chez lui, dans un trois-pièces où il habitait également. En France depuis 2015, il est passé par l'Inde, Dubaï et l'Allemagne.

Michel : Chauffeur d'Attikur, il l'a rencontré alors qu'il fumait une cigarette devant l'hôtel où il travaillait. Celui-ci lui a proposé de faire des voyages pour arrondir les fins de mois. On le crédite d'un peu plus de dix voyages. « Si c'était à refaire, je ne le referais pas. Trop de fatigue, trop de souci, pour presque rien. » Il a impliqué trois de ses collègues, Laurent, Mohammed et Mohammed.

Laurent, Mohammed et Mohammed : Chauffeurs d'Attikur. Laurent confirme : « C'était pour l'argent facile, le billet qui met du beurre dans les épinards, mais au final, ce n'est pas rentable. »

FONCTIONNEMENT

« Dans ce dossier, il y a beaucoup de chiffres », constate la procureure. Pourtant, selon elle, l'un d'entre eux a été trop peu évoqué : celui des victimes, désignées par les passeurs comme des marchandises dans leurs échanges téléphoniques, et qu'elle évalue à environ 1 000 personnes, déplacées de Calais vers le sud de l'Europe. « C'est du trafic d'êtres humains. Ils sont récupérés, stockés et ponctionnés. » Elle l'admet, pourtant : « Dans les écoutes, il n'y a aucune trace de gens qui se plaignent de s'être fait voler ou frapper mais, dans ce type de dossier, si ça se passe mal pour quelqu'un, il ne va pas aller au commissariat pour porter plainte. »

Sur l'organisation à proprement parler, et pour soutenir la circonstance aggravante de « bande organisée », la magistrate reconnaît qu'il ne s'agit pas strictement d'une organisation de type mafieuse : « Ce n'est pas une pyramide, où un chef donne des ordres à tout le monde. » Au lieu de ça, elle évoque « plusieurs boutiques qui travaillent ensemble et se font parfois concurrence. C'est un secteur d'activité commercial où ils se connaissent tous et s'entendent sur les prix. »

Un secteur d'activité commercial illégal en bande organisée, donc, où « l'intérêt financier prévaut sur le risque de prison ». Elle demande au tribunal de « frapper au porte-monnaie » et réclame, en plus des peines de prison, des amendes qui s'échelonnent de 1 500 euros pour les chauffeurs les moins importants à 50 000 euros pour Nasir, Basan, Ilyass et Attikur. Elle déplore, malgré tout, de ne pouvoir prouver l'aspect lucratif de ce business, puisqu'aucune des sommes évaluées par le parquet n'a pu être saisie : « Tout a été envoyé à l'étranger. »

Que Nasir, à la tête du premier réseau, ou Basan, à la tête du second, aient tous les deux été interpellés dans des logements insalubres de moins de 20 mètres carrés qu'ils partageaient avec plusieurs personnes, c'est la preuve, pour elle, qu'on « vit éventuellement chichement le temps de faire son business », avant de tout réinvestir dans un pays étranger pour y couler des jours heureux.

« Le migrant paye à chaque étape. Il est ponctionné, essoré, il n'y a pas d'humanité là-dedans », ajoute-t-elle. C'est justement l'un des points les moins clairs de l'enquête. Quand un chauffeur qui travaille pour Attikur demande 400 euros pour un voyage, difficile de savoir s'il s'agit d'une somme en plus des 400 euros demandés par Attikur et, avant ça, par Basan, où si tous ces intermédiaires, comme le prétend Nasir, touchent 400 euros en tout, qu'ils se partagent. Le parquet a calculé que toutes les sommes étaient perçues à chaque fois, ce qui est très difficile à vérifier. Les migrants qui ont été interpellés disent quant à eux qu'ils ont payé 600 euros par personne pour leur passage.

Au terme de ses réquisitions, la magistrate demande de fortes amendes et des peines de prison allant de 14 mois avec sursis pour le plus petit chauffeur à six ans de prison pour Nasir et Basan, les deux « têtes du réseau ». Pour Attikur, en fuite, et Ilyass, en récidive, elle demande sept ans de prison.

Les 12 avocats qui se succèdent pour défendre les prévenus tentent de faire tomber la qualification de bande organisée. Selon eux, cette qualification ne tient pas quand on constate qu'il s'agit avant tout de petits groupes et d'individus qui fonctionnent très différemment les uns des autres et agissent, chacun, selon leur propre logique. Cette thèse semble validée par de multiples exemples : Michel, peu satisfait de son « patron » Attikur, avait cherché à entrer en contact avec d'autres « filières ». Tara-Bahadur et Pallave ont tous les deux tenté de collaborer avec Nasir, sans succès, car les tarifs ne leur convenaient pas. Rashid, en plus de ce qu'il faisait pour Attikur, organisait ses propres voyages. Attikur, qui travaillait avec Basan, était également en contact avec Shaïm, en Angleterre.

L'avocat de Nasir, comme d'autres, pointe du doigt le fait qu'il n'y avait pas de rapport de victime à bourreau, et qu'il ne s'agit donc pas de « trafic d'êtres humains ». « Les clients ne sont pas des victimes. Même si c'est illégal, les trajets ont été réalisés conformément à la dignité humaine. »

Madou Koné, l'avocat d'Ilyass, va plus loin : « Il faut également pointer du doigt la responsabilité de l'État français. Comment en est-on arrivé là ? C'est la politique migratoire de l'État français qui a conduit à cette situation. L'offre suit la demande. Les migrants ont des besoins. Mon client a simplement répondu à un besoin. Tant qu'il y aura une jungle à Calais, tant qu'il y aura des migrants, il y aura des gens pour les transporter. Madame le procureur l'a très bien dit, on est dans un système commercial, avec de la concurrence. Les migrants sont libres de choisir tel ou tel chauffeur. » Il conclut sa plaidoirie : « Il y a des infractions qui sont illégales, mais qui ne sont pas immorales. »

Après les plaidoiries, le président condamne les prévenus à des peines allant d'un an de sursis pour les petits chauffeurs à quatre ans de prison, 15 000 euros d'amende et une interdiction définitive du territoire français pour Nasir et Basan. Attikur et Ilyass sont condamnés à cinq ans de prison, 15 000 euros d'amende et l'interdiction définitive du territoire français.

Emmanuel est sur Twitter.