« Le sexe a été un pivot de l'édifice colonial »
© La Découverte

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colonisation

« Le sexe a été un pivot de l'édifice colonial »

Dans « Sexe, race et colonies », un millier d'images commentées permettent de comprendre comment les pays colonisateurs ont réinventé « l’Autre » pour mieux le dominer.

Si l’emprise coloniale s’est évidemment matérialisée par une prise de contrôle de territoires, elle s’est aussi imposée par un contrôle des corps. Sexe, race et colonies (La Découverte), une somme d’un millier d’images qui paraît ce jeudi, revient sur six siècles de domination par le biais de la sexualité et de l’image, afin de comprendre comment les pays colonisateurs ont réinventé « l’Autre » pour mieux le dominer et posséder son corps – comme son territoire.

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Pour Pascal Blanchard, historien spécialiste du fait colonial et un des 97 auteurs de cet ouvrage référence, « il est impossible de soigner un mal sans parler du mal ». Il convient donc montrer ces images, qui sont intimement dérangeantes, afin de déconstruire ce passé et de prendre la mesure ce qu’il a été, d'autant plus que « le sexe a été un pivot de l'édifice colonial », explique Blanchard. Pour VICE, l'historien revient sur cinq images de l’apogée colonial français, tirées de Sexe, race et colonies.

L’art d’aimer aux colonies du « Dr Jacobus » (réédition de 1927)

L'Art d'aimer aux colonies, couverture du livre du Dr Jacobus X, édité par Isidore Liseux [Paris, France], 1927. © Coll. Groupe de recherche Achac

« On trouvait souvent ce livre dans les bagages de ceux qui partaient aux colonies. C’est une sorte manuel sexuel, un mode d’emploi effrayant. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’était pas vendu sous le manteau, c’était un best-seller, qui a eu des dizaines de rééditions ainsi qu’une traduction en anglais. Il a donc une dimension grand public. Toute la thèse du "Dr Jacobus" est que la sexualité aux colonies n’a rien à voir avec la sexualité ici. Ce livre est extrêmement froid et se veut scientifique – alors qu’il ne l’est pas du tout. Le Dr Jacobus n’était pas médecin, mais un ancien administrateur colonial, qui avait fait le tour des colonies et qui avait dû avoir beaucoup, vraiment beaucoup de maîtresses aux colonies. Il fait une description très médicale de cette expérience. Il y a par exemple des textes sur la taille des clitoris qui sont absolument odieux et abjects. Il y a aussi des descriptions un peu sociologiques qui considèrent que si vous faites l’amour avec une jeune femme aux colonies, vous ne trahissez pas votre femme, parce que cela n’est pas la même dimension sociale et humaine. Ce discours incroyablement violent devait fabriquer le cerveau de ceux qui partaient aux colonies, avant même qu’ils y soient. Donc l’idée qu’une violence sexuelle est possible, était déjà présente dans l’inconscient des colons avant même qu’ils arrivent. »

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Carte postale - Femme Pahouine, Libreville (1913)

Carte postale issue d’une série de six cartes photographiées dans la chambre de cet Européen, avec en légende : « Moi, voilà ce que je préfère. Qu’en dis-tu ? » © Coll. Olivier Auger

« Cette carte faisait partie d’une série de six. Mais celle-là a quelque chose de très particulier : elle est prise dans la chambre de « l’Européen ». Elle veut donner cette impression chez celui qui l’achète et l’envoie. Cela revient à dire « J’ai pris ma petite amie en photo dans ma chambre » – et d’ailleurs cela correspond très souvent au texte écrit au dos. Dans celle-ci, il y est écrit « Moi, voilà ce que je préfère. Qu’en dis-tu ? » Le colon, administrateur ou militaire a dû envoyer cette carte à un copain de caserne, de Paris ou de France, à qui il écrit. Cela renvoie à une personnalisation de ces images érotiques. Puis, sur cette carte le timbre est placé à un endroit particulier. À l’époque, c’était le postier qui plaçait le timbre. On a dû tomber sur un postier au Gabon qui avait ce sentiment d’une censure nécessaire. Il ne peut pas censurer plus, parce que les cartes postales ne sont pas envoyées sous pli. Elles étaient envoyées aux yeux de tout le monde. C’est l’ancêtre d’Instagram. Puisque ce n’est pas sous enveloppe, tout le monde la voit : il fait culture pour celui qui l’expédie et celui qui la reçoit, mais elle reste aussi sur la cheminée, elle est vue au tri postal, en arrivant à la poste du petit village, mais aussi par le gamin qui est allé chercher le courrier et le postier qui la montre à tout le monde. »

Souvenirs de Djibouti (1948)

« Souvenir de Djibouti (prostituées) » [Djibouti] photographie, tirage argentique moderne, 1948. © Coll. Olivier Auger

Dans l'enfer de la colonisation

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« Ce n’est pas parce que cette image peut paraître semblable à la carte postale évoquée ci-dessus qu’il faut penser que ces documents sont les mêmes. Dans un cas, on est dans la carte postale éditée à 500, 1 000, 2 000 exemplaires, qui a donc passé les fourches caudines de la censure, de la réflexion, d’un éditeur. Donc si un éditeur l’a fait, il sait qu’il y a un public. Il s’agit d’une image grand public et non un récit personnel. De l’autre côté, avec ces « Souvenirs de Djibouti », on a une photo de safari sexuel, que le militaire, colon, administrateur va prendre pour dire « J’étais là-bas ». Djibouti était – et reste encore aujourd’hui – un immense bordel de l’Afrique, parce qu’elle était sur la route de l’Indochine avec le canal de Suez. C’était la grande escale, l’étape incontournable des safaris sexuels dans lesquels on se faisait prendre en photo avec des prostituées, parce qu’elles étaient quasiment en pleine ville et totalement nues. Elles se faisaient autant rémunérer que pour les actes de prostitution que pour la photographie. On retrouve ces images dans des albums photos de voyages. Cette photo est au milieu de 200 photos qui relatent le voyage du gars de Marseille à Hanoï. Il y a les pyramides, le canal du Suez, l’arrêt à Colombo… et cette escale à Djibouti. Djibouti est donc au même niveau que les pyramides d’Égypte. C’est une activité touristique, donc considérée comme tolérée socialement acceptable. Alors que vous ne le feriez pas dans un bordel parisien. Là-bas, il y a une forme de pittoresque à aller au bordel, donc la prostitution n’a pas la même valeur qu’ici, donc la violence sexuelle n’a pas la même valeur qu’ici, et enfin, ce qui est fait là-bas n’a pas la valeur morale qui est ici. »

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Voilà - Bousbir (novembre 1936)

« Bousbir », couverture de l’hebdomadaire Voilà [Paris, France], 1936 [novembre]. © Coll. Groupe de recherche Achac

« Bousbir est un immense bordel que les Français ont inventé en 1922 et construit en 1924 à Casablanca au Maroc. C’est une sorte de ville fermée où il y avait entre 800 et 1 000 prostituées en permanence avec des cinémas, des bars, des restaurants, des lieux de vie, des hammams… C’était une sorte de Club Med sexuel, que l’on rejoignait par une ligne de bus qui allait du cœur de Casa à Bousbir. Voilà est le Paris Match de l’époque. Il y a toujours à l’intérieur un reportage de cul et un reportage politique. Et le thème de la sexualité aux colonies devait occuper un numéro sur trois de Voilà. Cette Une est incroyable avec cette femme, la référence à Allah et qui renvoie dans l’imaginaire occidental aux Mille et une nuits, à l’ouverture du harem, à la découverte d’un monde interdit. C’est quelque chose de totalement fantasmatique qui devient réel. Vous pouviez prendre le bateau, arriver à Casa, prendre le taxi et aller découvrir Bousbir. Enfin, cette couverture, tout le monde la voyait dans les kiosques. Cela veut donc dire que cela se normalise. En 1936, dans une France qui reste un peu pudibonde, on peut donc tout à fait montrer et sexualiser le monde colonial sans que la morale s’en offusque. »

Le bal de l'internat (1931)

© Coll. Groupe de recherche Achac

« L'année de l'exposition coloniale de Vincennes, les internats vont publier un fascicule intitulé Le bal de l'internat, (sous-titré : Les maladies coloniales), dont est tiré la planche ci-dessus. On leur dit que le thème ce sont les colonies et tous l’interprètent en termes sexuels. Il y a 22 planches dans cette série, elles sont toutes avec d’immenses phallus noirs et des corps hypersexualisés, ainsi que la représentation systématique d'un rapport entre animal et monde de l’Afrique. Comme si la sexualité des Africains s’expliquait par une sexualité animalière. Ce qui est fou, c'est de se dire que cela est désormais totalement intégré dans la culture populaire. »