L’histoire de tauromachie colombienne la plus tarée de tous les temps
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L’histoire de tauromachie colombienne la plus tarée de tous les temps

Au fin fond de la jungle colombienne, une compétition de tauromachie prend place tous les ans dans un village qui a toujours résisté à l'envahisseur.

Cet article a été publié la première fois sur Vice Sports US en août 2014.

A presque 50 kilomètres au sud-est du superbe centre historique de Carthagène, un homme gare sa moto toute pétée dans un village caché depuis 400 ans entre les marécages et les terres agricoles de la campagne colombienne, des paysages à mi-chemin entre la Louisiane et le Botswana. En passant entre la place du village et une rangée de maisonnées sans prétention mais hyper colorées, il fait vrombir le moteur japonais de sa bécane, soulève la roue avant et fait un wheelie devant les villageois. Ils sont réunis dans les coins d'ombre de la place pour échapper au soleil rasant de ce vendredi après-midi. Il fait chaud ici, tellement chaud que je ne ressens même pas la chaleur, juste la transpiration. Sous le toit de chaume d'une hutte circulaire, d'un côté de la place, nous regardons d'autres hommes montés à cru sur des chevaux, qui descendent la rue. Un énorme camion recouvert de draps passe à côté de nous, la musique à fond. Un groupe d'enfants court derrière le camion, riant et criant. Je me tourne vers l'un des Palenqueros à côté de moi et demande ce que c'était. "Toros", me répond-il.

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Sur une petite colline au bord du village, de délicieuses odeurs émergent de grandes marmites et de poëles alors que les vendeurs préparent leur nourriture maison, pressent des fruits frais pour en faire des jus, et préparent les glacières pour les bières et sodas, avant le début, à 4 heures, de la plus grande fête de l'année à Palenque : une semaine de compétition de tauromachie. Selon l'homme qui récupère les tickets d'entrée, le village organise cet événement tous les ans depuis les années 1930. Les événements à base de tauromachie ne sont pas rares en Colombie, notamment dans la région de Bolivar. C'est un vestige des colons espagnols. Mais dans une communauté afro-colombienne qui s'est établie sur le rejet de tout ce qui était de près ou de loin d'origine espagnole, dans un village où deux canettes de bière d'une épicerie du coin coûtent pas loin d'un euro et où le meilleur restaurant de la ville se trouve dans le jardin d'une vieille dame, eh bien une tradition de tauromachie vieille de 80 ans avec une énorme arène faite entièrement en bois semble étrange.

Construit à partir de rien en quinze jours à peine, le stade n'existe que pour cet événement : il sera détruit une fois que les combats seront terminés. Mais pour l'instant, tout cela est magnifique et formidablement bizarre. D'immenses croisillons de bois et de ferraille parfois recouverts ici et là de métal ondulé donnent à l'arène une apparence à la fois ancienne et post-apocalyptique. Imaginez la première arène qu'on voit dans Gladiator mixée avec le parc d'attractions de Coney Island à son ouverture en 1927. Et maintenant imaginez cette chose surréaliste être construite entièrement à la main en deux semaines dans un petit village en plein milieu de la Colombie rurale. Quand on voit le contexte, c'est énorme, avec les places dans la tribune haute vendues 5 000 pesos (environ 1,50 euro), alors que pour 2 000 pesos (environ 60 centimes d'euro), vous pouvez avoir accès aux sièges d'en bas à la vue obstruée par les barrières. Ou vous pouvez grimper au-dessus de la clôture et arriver directement au centre de l'arène, ce que semblent faire tous les hommes d'ici.

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De grossiers poteaux en bois surplombent la tribune haute, retenant des plaques de métal qui offrent une ombre bienvenue, à la fois aux hommes âgés arrivés en avance, aux vendeurs de bière, et aux officiers de police, tous assis sur les bancs. Au-dessous d'eux, des enfants sont assis sur des planches, glaces à la main. Dans l'arène, les hommes se réunissent sur un côté, dans l'ombre, discutant et restant au frais. Beaucoup ont ramené des bâtons pour piquer les taureaux. Certains portent des chaussures de foot, un choix bienvenu pour ce qui est d'éviter la mort. Je demande à quelqu'un s'il va y avoir un matador, un torero, pour le combat. "Il arrive bientôt", me dit-on. Je me rends vite compte qu'il plaisantait.

L'atmosphère est assez légère, quand on se rend compte que, pourtant, les hommes dans l'arène sont à quelques instants de voir la mort en face. Oui, il y a eu des morts ici. En tant qu'homme blanc attirant l'attention avec mes Converse et mon gros appareil photo, je reçois de nombreux avertissements des dangers que cela représente d'être dans l'arène au moment du combat. Comme me le dit un homme, "ce ne sont pas les mêmes taureaux qu'en Espagne". Puis j'entends la voix de quelqu'un que j'ai rencontré sur la place du village plus tôt dans l'après-midi. Il est assis derrière la barrière dans une des sections basses. Je lui demande si, peut-être, je ne devrais pas être là. Il me répond dans un grand sourire : "CLARRROOOO."

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Alors que 4 heures sonnent, le portillon s'ouvre et le premier taureau charge dans l'arène.

Il y a 400 ans, bien avant qu'il n'y ait de la tauromachie, un groupe d'esclaves en fuite mené par le légendaire Benkos Bioho a bâti une palenque - le mot espagnol pour qualifier les nombreux villages établis par des communauté d'esclaves - à cet endroit pour combattre une guérilla rebelle contre les forces espagnoles basée non loin de là, à Carthagène. Au siècle suivant, les Espagnols ont essayé de détruire le village, mais n'ont jamais réussi à percer les fortifications de San Basilio et son relief impénétrable. Aujourd'hui, la route vers Carthagène se fait en une heure de bus, suivie de près de 5 kilomètres à l'arrière d'une moto sur une route à moitié pavée. Mais au 17e Siècle, les Espagnols devaient se créer leur chemin à travers la jungle et les marécages pendant des jours pour arriver ici. Finalement, épuisé par la défaite, le roi d'Espagne a publié un arrêté royal en 1973 reconnaissant officiellement l'autonomie de "Palenque de San Basilio". Cela a fait de celle-ci la première ville libre des Amériques.

Après l'abolition de l'esclavage en 1851 par le gouvernement colombien, San Basilio et d'autres communautés africaines de la région autour de Carthagène et de la côte Pacifique isolée de Colombie se sont battus pour une rébellion culturelle. Le gouvernement tentait l'assimilation des minorités par la culture dominante en procédant à un "blanchissement" littéral de la population en encourageant l'immigration des Blancs. Ces communautés se sont protégées grâce à la même isolation géographique qui les avaient protégés de l'esclavage et des Espagnols afin de garder identité afro-colombienne.

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Mais 150 ans de discrimination systématique ont laissés les communautés afro-colombiennes avec des infrastructures faibles aujourd'hui et un accès limité à la fois à l'éducation et aux opportunités économiques. Résultat : une vaste majorité des cinq millions d'Afro-colombiens que compte le pays sont coincés dans l'extrême pauvreté. Ajoutez à cela 50 ans de guerre civile et les difficultés du gouvernement à contenir la violence dans ces parties isolées du pays (particulièrement dans la région à dominance afro-colombienne de Choco), et vous obtenez cinq millions de Colombiens déplacés, avec un nombre disproportionné d'Afro-colombiens parmi ceux-ci. A cause de la négligence du gouvernement (ou au mieux à cause de son inefficacité), ces communautés sont détruites, une culture se délabre petit à petit et des traditions disparaissent. La survie est devenue une rébellion en soi.

Pourtant, San Basilio survit. La dernière des "palenque" abrite environ 3 500 personnes, la plupart étant des descendants des premiers esclaves en fuite. Le village a gardé une identité autonome qui se reflète même dans son nom, "San Basilio de Palenque". "Palenque de San Basilio" serait la structure correcte du nom en espagnol, mais dans le cas présent, l'endroit appartient aux Palenque. Le village a sa propre musique, sa danse, ses pratiques religieuses, sa médecine traditionnelle, sa cuisine, et même son propre langage, le Palenquero, le dernier créole hispano-africain sur Terre. La résistance unique de cette petite communauté en a fait un puissant symbole et un vestige spirituel pour les Afro-colombiens à travers le pays. A tel point qu'en 2005, l'UNESCO a reconnu San Basilio de Palenque comme chef-d'œuvre du Patrimoine Oral et Immatériel de l'Humanité.

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Aujourd'hui, seule une partie de la population du village parle encore le palenquero et plusieurs jeunes habitants partent pour trouver de meilleures opportunités économiques à Carthagène ou Barranquilla non loin de là. Les prochaines difficultés pour le village seront de maintenir son identité historique tout en s'adaptant aux forces imparables de la modernité. Le village s'est ouvert pour la première fois à l'extérieur avec la construction d'une autoroute dans les années 1960. L'électricité est arrivée dans les années 1970, quand le gouvernement colombien a décidé d'honorer le village natal du boxeur Antonio "Kid Pambelé" Cervantes, né à Palenque, et ancien champion du monde des poids super-légers. Alors que la modernité se traduit aujourd'hui par des paraboles DirectTV et des contrefaçons de maillots du FC Barcelone, une statue dans la place centrale représentant Bioho rompant les chaînes de l'esclavage subsiste, comme un puissant rappel de l'histoire rebelle de Palenque, et de la fierté qui reste d'être un Palenquero.

A quelques pas de la statue, un groupe d'enfants joue au football sur un terrain de béton qui fait partie d'un petit complexe sportif. Avec une statue de Kid Pambelé devant et son nom au-dessus de la porte, le joyau de ce complexe est une salle de boxe récemment rénovée, où la prochaine génération de Palenqueros pourra apprendre à devenir boxeur.

***

La tauromachie classique fait passer la brutalité pour une tradition, l'entourant des notions romantiques de courage et de talent artistique. Ernest Hemingway est devenu tellement amoureux de la noblesse de ce sport qu'il a écrit un livre entier dessus, Mort dans l'après-midi, sur la tauromachie en Espagne. Là-bas, le torero entre dans l'arène une fois que le taureau a déjà été blessé et affaibli par une perte importante de sang, et son devoir est d'achever le taureau tout en impressionnant le public en le faisant.

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La tauromachie de Palenque est différente. Il y a plus de gens dans l'arène que dans le public, et c'est un vrai combat. Les taureaux ne sont pas blessés ou affaiblis avant d'entrer dans l'enceinte et il n'y a pas de recherche artistique. La tauromachie de Palenque, c'est ce genre de courage brut de cascadeur paré de sandales, de chaussures de foot, et d'un degré variable de sobriété. La vue depuis le sol, derrière les barrières d'une arène qui a été assemblée à l'arrache en deux semaines, te fait forcément gueuler "Putain de merde !". Le seul but ici est la survie.

Le taureau fonce à toute allure vers nous, une terreur floue de cornes et de muscles et de sabots et d'yeux rouges injectés de sang. Les hommes s'éloignent rapidement pour leur sécurité comme s'ils voulaient échapper à un prédateur et grimpent tant bien que mal la clôture pour se mettre en sûreté. Les autres glissent sous les barrières, un rappel de l'héritage "baseballistique" de la côte caribéenne, et ce qui me fait aussi me rendre compte de la raison pour laquelle tout le monde se tient sur des planches en bois au-dessus du sol. Un épais nuage de poussière se lève de l'arène, créant un brumeux filtre féerique. Quelques marchants ambulants - que leurs gentils esprits d'entreprise soient bénis - sont restés dans l'arène pendant le combat pour vendre des glaces à l'eau et des boules d'un truc frit non identifié pendant les pauses. Tout le monde fait de son mieux pour rester éloigné du danger, tout en buvant gaiement des bières à l'endroit même du plus pur danger. Après la charge initiale, le taureau trotte à travers l'arène, et les hommes montés sur la clôture tentent de lui donner des coups de pied d'en haut. Ceux qui ont amené des bâtons le chassent et le piquent. Ceux qui ont amené des draps ou des couvertures se tiennent au beau milieu de l'arène et les agitent devant le taureau, essayant de l'attirer dans un duel classique. Ceux qui n'ont rien d'autres que leurs mains nues essaient de l'affronter comme ils le peuvent. Quelques-uns lui attrapent la queue. Le taureau finalement se fatigue, et est ramené au lasso en dehors de l'arène.

Chaque taureau qui entre a l'air plus large et plus violent que le précédent. Le quatrième, l'avant-dernier taureau de la soirée, s'isole rapidement et laboure un jeune homme portant un t-shirt turquoise à manches longues et une casquette assortie. Le taureau le soulève, le porte brièvement, puis le fout au sol près de la clôture d'un côté de l'arène. Coincé sous la tête du taureau, il arrive à attraper les cornes qui essaient de le déchiqueter et les éloigne. Il se fait traîner et pousser à travers l'arène. S'accrochant toujours aux cornes, il arrive à se mettre debout et essaie maintenant de mettre à terre la tête du taureau. Tout cet idéalisme à propos du courage dans la tauromachie est désormais là, bien réel, et c'est terrifiant.

Quelques autres essaient de tirer sur la queue du taureau pour qu'il s'éloigne de ce pauvre gars, mais le taureau arrive à les dégager. Puis il le coince une nouvelle fois au sol, et soudainement, une blessure immonde ou la mort semblent imminentes. Glacé d'horreur, je le regarde arriver à éloigner les cornes du taureau une nouvelle fois et détaler pour se mettre en sécurité. Son t-shirt est en lambeaux, mais il va bien, courant tranquillement, souriant. Il a survécu, donc il a gagné.

Avant de partir pour monter à l'arrière d'une moto et prendre l'autoroute, un des hommes présents au stade me dit que je dois absolument revenir à Palenque pour le prochain combat. Il dit que les taureaux aujourd'hui n'étaient que des vaches. Les gros taureaux arrivent demain. Les Palanqueros seront prêts à les recevoir, comme toujours.