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Crime, châtiment et réseaux sociaux

Facebook et Twitter subiront-ils le même sort que VKontakte en Russie ?
Photo : Pavel Durov

Pavel Durov, fondateur du réseau social russe VKontakte, était seul dans son appartement de St-Pétersbourg ce week-end là, lorsque des hommes en uniforme ont frappé violemment à sa porte. Il s'est glissé jusqu'au judas, les a examinés, avant de se diriger en silence vers la fenêtre. Là, il a aperçu d'autres hommes postés au pied de son immeuble. Il n'a pas répondu, même quand ils ont commencé à crier à travers la porte. Puis son téléphone s'est mis à sonner sans interruption, affichant une suite de numéros inconnus.

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Durov savait parfaitement ce que ces types faisaient là. Quelques jours auparavant, il avait reçu un courrier du Service de Sécurité Fédéral russe, le FSB, sorte de réincarnation du KGB de l'Union Soviétique, lui demandant de supprimer les pages de VKontakte utilisées pour l'organisation de manifestations contre la réélection de Vladimir Poutine.

Plutôt que de tenir compte de cette demande, Durov a répliqué : le jour suivant la réception du courrier, il a fait les ajustements nécessaires pour que le site puisse héberger davantage de posts par page. Ensuite, il a tweeté une photo du courrier, accompagnée d'un message que l'on pourrait traduire par « ma réponse officielle à la requête des services secrets » et d'une photo d'un chien en hoodie tirant la langue.

Cela n'a pas beaucoup fait rire le FSB. Quand ils se sont présentés au domicile de Durov, ils étaient armés. « Le personnel en charge de la sécurité de l'immeuble m'a confié plus tard que la police attendait l'ordre de défoncer la porte » explique-t-il. Une heure plus tard, ils sont partis.

Ce n'était pourtant que la première bataille d'une guerre que Durov était destiné à perdre. La guerre pour la liberté d'expression sur les réseaux sociaux russes, encouragée par les homologues américains de VKontakte, Facebook et Twitter.

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Vkonyake, aujourd'hui connu sous le nom de VK.com, est de loin le réseau social le plus populaire de Russie, avec plus de 67 millions d'utilisateurs mensuels depuis janvier 2015 selon LiveInternet, un site tiers qui mesure le trafic Internet. Il dépasse même Facebook et Twitter dans le pays, et possède des utilisateurs plus diversifiés et moins urbains que les sites américains. D'une manière générale, VK est l'un des rares réseaux sociaux indépendants à dominer le marché du pays dans lequel il est né, en dépit de l'hégémonie de Facebook dans le monde entier.

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Durov est fréquemment comparé à Mark Zuckerberg ; nés en 1984, ce sont tous deux des magnats de l'Internet. Durov tend à fuir l'attention de la presse, apparaissant dans des vêtements noirs modestes et baissant les yeux sur les photos. Mais quand il s'agit d'interagir avec le public, il est bien moins subtil que son homologue américain. Un jour, l'un de ses proches collaborateurs a reçu une grosse prime ; ce dernier a proclamé « nous ne travaillons pas pour l'argent, comme chacun le sait. » Ses collègues l'ont donc encouragé à se débarrasser de l'argent en question. Docile, il a commencé à jeter des billets par la fenêtre. Durov lui a expliqué que ce n'était pas une façon élégante de faire, a plié les billets de 5 000 roubles (environ 63 euros) pour former des avions en papier, qu'il a lancés dans les rues.

Une chaine d'informations russe explique que Durov a été vu en train de faire des avions en avions en papier avec des liasses de billets, et qu'il la lancés dans la rue.

Durov a eu l'idée de créer un réseau social lorsque l'un de ses amis, qui avait travaillé aux États-Unis, lui a montré l'une des premières moutures de Facebook. VK a lancé sa béta en septembre 2006, puis a ouvert le site à tous en 2007. Encore aujourd'hui, il ressemble énormément à l'une des premières versions du site de Zuckerberg

Durant ses premières années d'existence, VK a fonctionné comme une sorte de Spotify russe : il était le support de médias diversifiés (dont des films illégaux et de la musique). « Les contenus étaient presque tous hébergés illégalement » explique Katya Romanovskaya, l'un des auteurs de @KermlinRussia, un compte parodique russe.

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Les réseaux sociaux sont connus pour leur propension à drainer des contenus stupides, mais aussi pour soutenir le discours, les informations et les injonctions de militants de tous bords. Lorsque Poutine a annoncé qu'il avait l'intention de se représenter aux présidentielles, fin 2011, des groupes d'opposition ont commencé à s'organiser sur VK, échangeant des informations et menaçant le parti de Poutine en organisant des manifestations publiques.

Le 8 décembre 2011, le chef de l'opposition, Alexei Navalny, qui était alors administrateur d'une page VK possédant plus de 100 000 abonnés, a écrit sur son blog LiveJournal que VK avait bloqué sa page automatiquement à cause de l'augmentation exponentielle de son activité. Durov est venu à son secours. « Pour que notre groupe continue à exister, il a modifié les algorithmes de Vkontakte » écrit Navalny. Il a également posté une conversation privée dans laquelle Durov affirme que le gouvernement lui avait demandé de bloquer les pages en question.

Depuis, VK a obtenu toute l'attention du FSB, qui est également chargé de la surveillance domestique à des fins de contrespionnage, comme la CIA ou le KGB.

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La visite de la police n'a fait que renforcer la défiance de Durov contre le gouvernement. Le même jour, il a annoncé sur sa page VK qu'il avait fait quelques mises à jour sur le site afin de rendre les groupes et l'organisation d'évènements plus visibles et plus accessibles. Sur son compte Twitter, il explique que l'initiative n'était pas de nature politique : « Je ne peux pas soutenir un parti d'opposition politique, quel qu'il soit, pas plus que je ne peux soutenir les autorités en place. VKontakte restera une organisation 100% non politique. »

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Durov a affirmé à Motherboard que l'équipe de VK « s'était occupé du problème de Navalny comme elle l'aurait fait pour n'importe quel autre utilisateur, c'est-à-dire dans le but de leur offrir le meilleur service possible. »

« Si les sites étrangers continuent de se développer librement pendant que la Russie envisage la censure, alors VK doit se préparer à mourir lentement. »

Il a développé sa pensée dans une tribune sur le site d'informations moscovite Lenta.ru, en détaillant toutes les raisons commerciales pour lesquelles il ne pouvait pas se permettre de bannir les groupes militants : ils auraient trouvé d'autres supports de communication de toute façon, ce qui aurait desservi le trafic sur VK. « Si les sites étrangers continuent à se développer librement, tandis que la Russie envisage la censure, » écrit Durov, « alors VK doit se préparer à mourir lentement. »

Affectant de respecter ces principes commerciaux, le Kremlin a laisssé VK en paix, temporairement du moins, rappelle Arseny Bobrovsky, un autre auteur sur @KermlinRussia.

Mais début 2013, le conflit entre Durov et le gouvernement russe a de nouveau pointé le bout de son nez. En mars, le site d'informations Novaya Gazeta a publié un échange de mails prétendument collectés grâce au piratage. Il s'agissait d'une conversation entre Durov et le responsable de « l'idéologie du Kremlin », Vladislav Surkov. Son contenu suggérait que VKontakte avait collaboré avec le FSB pendant des années.

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« La plupart des gens ont penché en faveur de l'hypothèse du canular, » affirme Kevin Rothrock, rédacteur-en-chef de RuNet Echo, l'une des branches du réseau de blogs Global Voices Online. L'événement marquait le début d'une campagne de discréditation de Durov. Le 5 avril, une voiture enregistrée au nom de Ilya Perekopsky, vice-président de VK, a roulé sur le pied d'un officier de police. Le conducteur a fui, mais la police affirmera une semaine plus tard que Durov était au volant.

Durov à son domicile en 2011. Photo fournie par Pavel Durov.

Le 16 avril, les autorités ont organisé un raid dans les bureaux de VK à Moscou, selon le Moscow Times. La raison invoquée était « une enquête sur un délit de fuite. »

Le jour suivant, les deux premiers investisseurs de VK, Vyacheslav Mirilashvili et Lev Leviyev, ont annoncé qu'ils vendaient tous deux leurs parts des actions de l'entreprise (48%) à United Capital Partners, une société d'investissements privés basée à Moscou.

Selon plusieurs sources, les investisseurs se sont retirés à cause d'un désaccord avec Durov, bien qu'aucun des deux hommes ne se soit exprimé publiquement à ce sujet. L'affaire a été orchestrée par Igor Sechin, surnommé « la main droite de Poutine » dans un op-ed du New York Times. Selon Interfax, VK a été estimé à 2 milliards de dollars.

« À terme, Facebook et Twitter vont probablement être bloqués en Russie. »

La police a continué de harceler Durov au sujet du fameux délit de fuite. Fin avril, il a pris un avion pour Buffalo (État de New York), où il a commencé à travailler sur un projet qui deviendra plus tard l'application de messagerie Telegram. Les poursuites acharnées de la police se sont interrompues du jour au lendemain.

À ce moment là, 88% du capital de l'entreprise était détenu par des alliés du Kremlin, et 12% par Durov lui-même. Ilya Shcherbovich, ami de Poutine et président de l'UCP, a exprimé le souhait que Durov reste à la tête de l'entreprise lors d'une apparition télévisée. Durov a rétorqué qu'il n'avait jamais eu la moindre intention de vendre ses parts.

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L'enthousiasme de Durov pour son site ne s'est pas éteint pour autant : jusqu'à la fin de l'année 2013, il a multiplié les posts triomphants sur sa page VK, comparant la croissance du site à celle des autres réseaux sociaux de premier plan, dont Facebook et WhatsApp. Il a même posté une infographie montrant qu'en octobre 2013, VK était l'application la plus téléchargée à Moscou.

« 100% du site est désormais sous le contrôle financier des alliés du Kremlin »

En janvier 2014, Global Voices Online a rapporté que le journal Izvestia, « aux liens étroits avec le Kremlin », diffusait une rumeur selon laquelle Durov aurait abandonné la direction de VK, ce que les relations presse de VK ont nié formellement. Mais quatre jours plus tard, Durov a confirmé qu'il avait vendu l'intégralité de ses parts à Ivan Tavrin de Megafon, un opérateur mobile dont le second plus gros actionnaire était Alisher Usmanov. L'entreprise de ce dernier avait déjà acheté la plus grosse part du capital de VK en 2011. « Il était devenu évident que ma part de 12% dans le capital de l'entreprise ne me permettait plus d'influencer les votes de l'assemblée générale depuis longtemps. La plupart du temps, la situation se retournait contre moi, » explique Durov. 100% du capital de VK était désormais sous le contrôle des alliés du Kremlin.

Bien que Durov ait perdu son investissement financier, il est resté chez VK sous le titre de « Directeur général », et a redoublé d'efforts pour conforter la position clé de VK dans le soutien d'initiatives politiques. En février 2014, il a diffusé une vidéo en faveur de la révolution ukrainienne sur sa page, suivie par plus de 6 millions de personnes.

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Le 1er avril, il a annoncé qu'il avait démissionné de son poste, expliquant que l'UCP avait établi une telle mainmise managériale sur l'entreprise qu'il n'avait désormais plus aucune liberté. Deux jours plus tard, il a précisé que sa lettre de démission n'était qu'un poisson d'avril, et a tenté de la récupérer. Les actionnaires ont annoncé que ce n'était pas une manœuvre légale. Le 22 avril, il était viré.

Depuis, VK n'est plus une plateforme éligible pour le militantisme et l'opposition politique. Les militants ne s'y sentent plus en sécurité, et sont partis.

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Fin 2014, Navalny, l'ennemi juré de Poutine à l'époque, a encouragé un groupe d'opposition au Kremlin à utiliser Facebook pour organiser une manifestation à Moscou en janvier 2015. Le jour même, il a été condamné par la justice russe pour détournement de fonds, après avoir dénoncé la corruption en Russie pendant des années.

La page de l'événement accueillait plus de 12 000 participants. Mais le 20 décembre, elle a soudainement été bloquée pour les utilisateurs russes à la demande du gouvernement (selon Roskomnadzor, un service exécutif fédéral russe qui surveille Internet au nom du Kremlin).

Suite à cette décision, Durov a dit de la direction de Facebook qu'elle n'avait « ni couilles, ni principes. »

Durov durant une conférence TechCrunch Disrupt à Berlin in 2013. Image: TechCrunch/Wikimedia

La censure devrait être en contradiction avec les valeurs affichées par Facebook. Sheryl Sandberg, directrice des opérations chez Facebook, avait fait valoir le rôle du réseau social durant le Printemps Arabe, affirmant que le site était un outil de choix dans la lutte contre les gouvernements autoritaires. « Grâce à nous, ceux qui veulent résister peuvent résister » disait-elle.

Pourtant, la censure de VK nous dresse un portrait bien différent du pouvoir des réseaux sociaux. VK a plus ou moins été lobotomisé. Depuis le départ de Durov, le contenu politique a disparu de ses pages (tandis que la violence homophobe, elle, a établi ses quartiers). La plupart des articles qui y sont partagés soutiennent le Kremlin, explique Rothrock.

Facebook et Twitter sont menacés par un blocage total en Russie, ce qui les met dans une position délicate. Selon un rapport de Twitter publié en février 2015, l'entreprise a déjà reçu plus de 91 demande de suppression de pages. 12 pages seulement ont été effectivement supprimées, et un responsable précise que « la plupart d'entre elles portaient sur l'annulation de manifestations non-violentes. » Twitter ne nie pas qu'il y a eu « plusieurs demandes pour réduire au silence des critiques de l'administration russe, et pour réduire la liberté d'expression sur ce sujet en général. »

Twitter est assez virulent sur le sujet de la liberté d'expression, et sans doute moins disposé à céder aux requêtes gouvernementales que d'autres réseaux sociaux. Quand il cède néanmoins, il tient à être transparent sur le sujet. (Précisons tout de même que Facebook, VK et Twitter ont tous refusé de commenter cet article). Facebook s'est exprimé publiquement pour expliquer la manière dont il gérait l'expression de ses utilisateurs sur le site. Dans le passé, les discours incitant à la haine n'étaient pas censurés ; ils sont maintenant formellement condamnés. Lorsqu'un gouvernement intervient sur un problème « aux enjeux légaux graves », il semble que Facebook cède sans difficultés, estimant que le trafic perdu en fermant un groupe ou une page vaut mieux que d'être bloqué dans le pays concerné.

Les leçons que l'on peut tirer de l'histoire de VK sont toujours valables. Facebook et Twitter seront ravis d'apprendre que Durov ne regrette en rien d'avoir rompu les liens avec l'entreprise. « Je suis bien content que ma vie et ma carrière en Russie soient terminés » confie-t-il.

En effet, même s'il a été contraint de vendre sa part du capital sous la menace politique et d'abandonner un site qu'il avait conçu et porté pendant des années, son timing était bon : « Après ça, le marché du web s'est effondré en Russie. D'une certaine façon, je peux remercier les actionnaires et les personnalités politiques qui m'ont pourri la vie, car j'ai quitté le navire au bon moment. Je suis plus heureux, maintenant que je m'occupe d'un service utilisé dans le monde entier. » Dans le monde entier, mais peut-être bientôt plus en Russie.