Cet article fait partie d’un dossier en trois parties dans lequel nous tentons d’analyser la frénésie médiatique autour de la notion de « wokisme » aujourd’hui. Mais également des stratégies politiques et des nouvelles formes de luttes qu’elle englobe.
Dans une tribune pleine de sève publiée par le JDD ce dimanche 6 février, Manuel Valls se livre à son exercice préféré – casser du sucre sur une personnalité politique qui n’est pas assez de droite – et décrit la victoire de Christiane Taubira à la primaire populaire en ces termes : « À travers elle, le wokisme investit une candidate à la présidentielle ». Une éructation pas si surprenante de la part de l’ancien député de l’Essone qui fait écho au colloque international intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », qui se tenait le mois dernier à la Sorbonne et dans lequel tous les adversaires du « wokisme », du féminisme intersectionnel ou encore du décolonialisme semblaient s’être donné le mot – comme si tous ces concepts plutôt nébuleux dans l’opinion publique renvoyaient à la même chose. La plupart issus du monde universitaire et/ou médiatique et sous l’impulsion du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, ces joyeux intervenants allaient de l’éditorialiste Mathieu Bock-Côté au politologue Pierre-André Taguieff (inventeur en 2002 du concept d’islamo-gauchisme par ailleurs) en passant par Elisabeth Levy ou encore Pascal Bruckner – pour situer un peu le degré de pluralisme présent pendant l’évènement.
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S’il y a quelque chose à tirer de ce colloque « plus politique que scientifique » selon la sociologue Caroline Ibos, c’est la place royale qu’occupe désormais le « wokisme » dans ces débats. Du politiquement correct à l’islamo-gauchisme en passant par la bien-pensance ou la figure du social justice warrior, c’est bien cette notion fourre-tout qui semble s’être taillé la part du lion ces derniers temps, apparaissant comme le dernier avatar médiatique pour, au choix, disqualifier la parole politique de son adversaire, écarter du débat toute idée qui se réclamerait d’un progressisme sociétal, ou encore faire diversion quant à ses réelles intentions idéologiques. Le problème, c’est que ce mot, issu du milieu militant afro-américain des années 60 et repris des décennies plus tard lors du mouvement Black Lives Matter, a aujourd’hui pénétré les champs politique et médiatique – et plus globalement la culture populaire globalisée – pour être exclusivement utilisé comme slogan. Si bien que ses défenseurs comme ses contempteurs en profitent continuellement pour s’en emparer et se jeter des noms d’oiseaux au visage, sans aucune considération pour la discussion argumentée, préférant le confort de l’indignation outrancière à la solidité du conflit constructif. On peut donc se demander pourquoi ce mot est devenu si inflammable que sa seule mention vaut instantanément mise à l’index (ou coups de latte rhétoriques dans la figure) envers son interlocuteur. Surtout, est-ce qu’à ce stade de la compétition, le « wokisme » a assez de consistance conceptuelle et historique pour dépasser la simple polémique de saison ? Et si oui, comment le circonscrire au juste ?
Une confusion en plusieurs étapes
Notre Jean-Michel Blanquer national, lui, ne s’est pas démonté. Lors de la soirée de lancement de son think tank « Laboratoire de la République » à la maison de l’Amérique latine le 13 octobre 2021, le ministre de l’Education nationale déclarait en préambule : « Le wokisme est un mot plus connu aujourd’hui en Angleterre ou aux États-Unis. Si l’on veut le définir, c’est finalement une pensée qui cherche d’abord et avant tout à définir les gens par leur identité supposée et qui met cela en avant. Ce que nous, nous mettons en avant c’est-à-dire le fait que tous les hommes naissent libres et égaux en droits. » Jamais avare en comparaisons hasardeuses, c’est le même qui liait dans une interview pour le Monde le même jour la montée de « l’idéologie woke » aux Etats-Unis avec l’élection de Donald Trump. Au-delà d’une certaine audace, ce chiffon rouge agité pour faire peur à tout le monde rappelait bien évidemment celui de l’islamo-gauchisme. Même utilisation intempestive de la part de la « la médicastre politico-médiatique » (comme l’appelait déjà Bourdieu il y a 25 ans), même confusion absolue quant à sa signification : comme le rappelait le politologue Alain Policar en février 2021 dans une interview pour France Culture, Emmanuel Macron avait lui-même été traité d’islamo-gauchiste par un élu filloniste lors de sa campagne présidentielle de 2017. C’est dire la pertinence de son utilisation.
Car même si sa définition apparaît de plus en plus nébuleuse au fil du temps, les cibles de ses détracteurs quand ils utilisent le signifiant « wokisme » sont quant à elles toujours plus évidentes. Apparaissent ainsi comme objets du courroux (dans le désordre et de manière souvent très embrouillée) : les théories de genre, l’intersectionnalité, la théorie critique de la race, la cancel culture, la notion de micro-agression, le racisme systémique, la lutte contre le patriarcat, les études postcoloniales, les violences policières, mais aussi l’écologie (!), la culture du viol, le retour de la morale, la notion de privilège blanc, les réunions non-mixtes, le déboulonnage des statues, l’américanisation de la vie des idées, le (néo)-féminisme, la victimisation, le terme « racisé », l’assignation identitaire, la « dictature » des minorités, l’écriture inclusive, les toilettes transgenres, etc…
S’il est toujours utile de préciser que toutes ces notions n’ont pas grand-chose à voir conceptuellement, historiquement et culturellement les unes avec les autres, il serait sûrement plus judicieux de se demander comment on a pu arriver à un tel degré d’amalgame. Et une des raisons pour lesquelles le wokisme peut être utilisé à tort et à travers par à peu près n’importe qui aujourd’hui (et pour dire souvent n’importe quoi), c’est qu’il n’a pas toujours désigné la même chose – ni même joui du même statut dans l’inconscient collectif.
« Ça n’est pas ça, l’activisme. Moi aussi je peux lancer un hashtag sur Twitter, allumer la télé ensuite et me sentir bien avec moi-même. » – Barack Obama
La conversion-confusion s’est opérée grosso modo en trois étapes distinctes. Dans les années 60, l’appellation « woke » était utilisée par certains militants pour les droits civiques pour désigner le fait d’être « éveillé » et rester conscient face aux injustices raciales, sociales et économiques subies par la communauté noire américaine – dans la lignée d’un discours de Martin Luther King en 1965 à l’université d’Oberlin. Après avoir traversé périodiquement les décennies suivantes, le terme s’est retrouvé actualisé en 2008 par la chanteuse Erykah Badu dans le refrain de son morceau « Master Teacher » dans lequel elle répétait « I stay woke » tel un mantra – même s’il est assez intéressant de noter à quel point elle s’est aujourd’hui désolidarisée rétrospectivement de l’acceptation orthodoxe du mot « woke ». Enfin, il est définitivement rentré dans la conscience collective lorsque les militants de Black Lives Matter se sont réapproprié le terme, dans la foulée de l’assassinat de Michael Brown par un policier en 2013. Jusqu’alors, « woke » était exclusivement vu sous un jour positif ; il n’y a qu’à voir cet article du Monde de 2018 intitulé « Ne soyez plus cool, soyez woke » où le journal proposait de remplacer le terme « cool » par « woke », retraçant la généalogie du premier aux jazzmen américains des années 1920.
Si le terme ne portait pas encore une connotation péjorative, quelques moqueries pointaient déjà le bout de leur nez et allaient permettre de le faire rentrer du côté de l’anathème pur et simple. Barack Obama, sur un ton d’une condescendance assez boomer en esprit, déclarait par exemple en 2016 : « L’idée de la pureté, de l’absence de compromis, et qu’on est éveillé politiquement, et tout ça. Vous devriez arrêter ça très vite. Le monde est compliqué et plein d’ambiguïtés […] Je sens que les jeunes se disent en ce moment (et ça s’accélère avec les réseaux sociaux), que la seule manière de changer le monde, c’est d’être prompt à critiquer tout ce que font les autres. Sauf que ça n’est pas ça, l’activisme. Moi aussi je peux lancer un hashtag sur Twitter, allumer la télé ensuite et me sentir bien avec moi-même. »
Forcément, le mouvement woke a été très vite récupéré par la publicité (certains parlent même de marketing 2.0), à l’image de cette inénarrable pub pour les rasoirs Gillette, marque qui, après des années de campagnes très bro-friendly en réunion dans des vestiaires qui sentent la transpi, se fendait en 2019 d’un spot larmoyant sur les malheurs de la masculinité toxique :
L’impact de la culture woke sur le marketing de l’entreprise n’a évidemment pas échappé aux gens du sérail, à l’image de Martin Lagache, planneur stratégique chez BETC, qui déclarait chez Stratégies en 2019 : « Le cool était une attitude anti-mainstream, un peu rebelle mais farouchement individualiste. Avec le “woke”, on se situe dans une posture plus engagée. Mais bien souvent, c’est plus une posture qu’autre chose. Et dans la plupart des cas, une posture paresseuse de valorisation personnelle… »
L’écrivain et journaliste Thomas Chatterton Williams ne disait pas autre chose dans cet article du Monde de 2018 : « Combattre les injustices est noble et nécessaire. Mais beaucoup de gens se disent ‘woke’ simplement pour afficher une prétendue vertu. Cette prise de conscience ne se traduit pas toujours en actes. Il y a une espèce de paresse qui s’installe. Il y a également un risque de recroquevillement : on se dit ‘woke’ mais on nie à son contradicteur le droit de l’être. »
Petit précis de diversion politique
Nous serions donc arrivés aujourd’hui à la 3e étape, celle où l’on est passé d’un mouvement woke (ou d’une pensée woke) revendiqué, auto-désigné et considéré sous son acceptation plutôt positive (même si poursuivie en procès d’hypocrisie dans certains cas), au « wokisme », exclusivement utilisé comme anathème et comme injure rhétorique. Et c’est le suffixe qui fait toute la différence, la transformation d’un adjectif en substantif – si on veut se la jouer grammairien. A l’instar de tous ces mots en -ismes (indigénisme, décolonialisme, islamo-gauchisme, antiracisme, antifascisme, etc) qui agissent comme des épouvantails dans la tête de l’interlocuteur, leur compréhension serait plutôt aujourd’hui à aller chercher dans l’intentionnalité de celui ou celle qui les prononce – et non plus dans leur signification même. Le dernier croquemitaine en -isme apparu dans le champ médiatique est sans doute le plus parlant : le déconstructionnisme social. Inspiré du penseur français Derrida, ce courant viserait dans la bouche de ses contempteurs, comme l’indique Libération, « les féministes radicales, les “décoloniaux”, les anticapitalistes et les décroissants » – encore une fois, comme si tout ça était la même chose.
« Ce républicanisme revêt les habits d’une théocratie qui, pour se défendre face à de nouvelles aspirations, pratique tout ce que les régimes autoritaires religieux connaissent de pire » – Albin Wagener
Comme le note Albin Wagener, docteur HDR en sciences du langage, rattaché à l’Université de Rennes 2 et à l’Inalco, on pourrait ajouter à cette liste un autre truisme : le « républicanisme ». Dans un billet de blog hébergé par Mediapart, le chercheur qualifie cette tendance qu’a le pouvoir en place d’asséner ses arguments plutôt que de les étayer comme une parole performative, laquelle n’aurait d’autre visée que son énonciation – en gros, il suffirait de dire que l’universalisme républicain n’est pas raciste pour faire magiquement disparaître le racisme de la société française. En ce sens, le républicanisme en tant que dogme rhétorique rappelle précisément les griefs dont est accusé le wokisme (ou l’islamo-gauchisme, puis qu’il est question de ça dans le texte de Wagener), par un jeu de miroir assez troublant selon le chercheur :
« Cette religion d’Etat qui fonctionne avec ses rites, son culte, son clergé, ses mots sacrés auxquels il serait défendu de toucher – avec sa devise incantatoire, ”Liberté, égalité, fraternité”, incapable de s’appliquer à chaque citoyenne et chaque citoyen de ce pays. En se pensant comme une pureté laïque, ce républicanisme revêt les habits d’une théocratie qui, pour se défendre face à de nouvelles aspirations, pratique tout ce que les régimes autoritaires religieux connaissent de pire : mise au ban publique des hérétiques qui remettent en question la doctrine officielle, interdiction de la parole libre, ségrégation condamnatrice, caricature grossière et expéditions punitives symboliques. »
C’est là qu’intervient le principe de diversion, car tout est bon pour jeter l’opprobre sur des discours et des pratiques amalgamés plutôt que de parler d’autre chose – si possible de sujets autrement plus épineux. Le « wokisme » vaut alors surtout pour son utilisation obsessionnelle de la part des ministres de l’éducation nationale ni-de-droite-ni-de-gauche (mais quand même surtout de droite) pour ne pas parler de, au hasard : l’avenir de l’école publique, le prix de l’immobilier pour les jeunes, le casse-tête de Parcoursup, les inégalités croissantes au sein du système éducatif, la revalorisation salariale des enseignants, les conditions d’entrée dans le monde professionnel, mais aussi, si on est un peu taquin, la casse méthodique du code du travail, la suppression de l’ISF, ou encore le démantèlement des services publics. Dans les derniers faits d’arme du toujours sémillant Blanquer : une interview donnée au Point du 16 novembre 2021, le ministre annonçait le lancement d’un plan européen pour la promotion de l’enseignement du latin et du grec, car selon lui, « la culture gréco-romaine serait coupable d’avoir été complice, sous diverses formes, d’exclusion, y compris d’esclavage, de ségrégation, de suprématie blanche, et de génocide culturel ». Sans parler du fait que cette assertion a depuis plusieurs mois été démasquée comme relevant de la fake news, à quel moment dans l’interview les problématiques suscitées sont-elles abordées ? Nulle part, bien sûr.
Cette forme de désactivation du discours politique d’en face a pris ses quartiers de manière la plus visible lors de la campagne pour la primaire des Verts en septembre dernier. Durant cette séquence politico-médiatique, la seule candidate à se réclamer ouvertement de la pensée woke était Sandrine Rousseau. Et si l’on peut lui reprocher rétrospectivement d’avoir tendu le bâton en ayant elle-même revendiqué l’expression, le fait qu’elle se soit pris une volée de bois vert par l’écrasante partie de l’opposition du seul fait de cette mention est sans doute plus parlant. Comme le relève le site de critique des médias Acrimed, la percée de la candidate dans les médias ne s’est pas faite via la (relative) radicalité de ses propositions économiques et sociales. Que ce soit de Marianne à Valeurs Actuelles en passant par le Canard Enchainé, l’Express, Europe 1, CNews, Causeur et même Libération, toutes les attaques de la presse se sont focalisées sur son « wokisme », mais aussi dans la foulée (et c’est là que c’est parlant), son « éco-féminisme radical », sa « victimisation », ses positions « racialistes », son « melon », voire même, en poussant le bouchon du raisonnement par l’absurde, ses accointances à son corps défendant avec Eric Zemmour du fait de leurs positions « déraisonnées et radicales. » Soit des critiques d’ordre psychologisant et éliminatoire (voire relevant d’une misogynie larvée), où l’on assène ses arguments plutôt qu’on les démontre, et où les formules toutes faites sont préférées aux contrepoints construits et étayés. Une manière d’agiter le doigt pour ne pas montrer la réalité, ou comme le disait tonton Chirac en Afrique du Sud en 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Une citation qui a d’ailleurs été longtemps vidangée pour ne pas parler des réels responsables.
Car avant que le « wokisme » ne soit qu’un gadget sémantique dégainé dans tous les sens, on en oublie souvent une chose : non seulement sa pratique n’est pas aussi hégémonique qu’on veut bien nous le faire croire, mais surtout, peu de gens en ont véritablement entendu parler. Selon un sondage de L’Express paru en mars dernier, seul 6 % de la population française savait ce que voulait dire le mot « woke », et une grande partie des concepts prisés par une nouvelle génération de militants, tels que le privilège blanc, les réunions en non-mixité ou la cancel culture, étaient tout simplement inconnus au bataillon – même si depuis que les médias en ont fait leurs choux gras, il serait peut-être effectivement utile de réactualiser ces données.
De l’autre côté du spectre, et sans vouloir offenser celles et ceux qui pensent que nos universités sont gangrenées par la pensée décoloniale et autres terroristes transgenres, le déjà cité dans cet article Albin Wagener a tenté d’y voir plus clair sur son blog universitaire. En recoupant les mots-clés « décolonial », « intersectionnel », « intersectionnalité », « racisé », « racialisé », « islamogauchisme » et « islamogauchiste » dans les thèses et les publications scientifiques proposés depuis une dizaine d’années, le constat est sans appel : selon les moteurs de recherches sélectionnés, l’intégralité de ces mentions n’apparaitrait que dans 0,038 %-2 % des travaux effectués. Bref, comme l’écrit Albin Wagener, « on est très, très loin de l’explosion de ces concepts. » Alors quoi, le « wokisme » ne serait-il qu’une bulle médiatique appelée d’elle-même à mourir, au moment où la polémique, carburant préféré des éditorialistes en manque d’idées, dégonflera inévitablement – ce qui est déjà un peu le cas ? Sans doute, mais ce serait oublier que toute la frénésie autour du « wokisme » est avant tout le fait du fonctionnement actuel des réseaux sociaux, et que les journalistes accros à Twitter ont tout de même une part de responsabilité dans les temps pleins de confusion qui règnent actuellement. Mais pour parler de ça, il faudrait alors sans doute faire un tour à 180 degrés, et retomber sur nos propres petites pattes autocritiques.
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