Culture

Pourquoi il faut restaurer les scènes de cul au cinéma

Il faut se rendre à l’évidence : il existe aujourd’hui un tas de gens qui ne veulent plus voir de sexe dans les films.
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MATT DILLON ET DENISE RICHARDS DANS SEXCRIMES. PHOTO : UNITED ARCHIVES GMBH / ALAMY STOCK PHOTO

Il est peut-être préférable de considérer l’éternel débat du « sexe au cinéma » comme un parasite qui ne mourra que lorsque son lieu de prédilection, aka Twitter, sera lui-même enterré, chose qui arrivera vraisemblablement à l’automne 2023. « Le sexe au cinéma ne sert à rien » est une position qui se nourrit goulûment de l’organisme central de Twitter, aspirant un flux de citations et de retweets, se gonflant de replies en format GIF, ressurgissant encore et encore alors que vous pensiez qu’il avait été enterré pour de bon, et tout ça en s’abreuvant de façon malsaine des « conversations » et des articles d’opinion comme celui-ci.

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Voici où nous en sommes, plus ou moins : une jeunesse malheureuse dégoûtée par les mécanismes du sexe écrit qu’elle déteste les scènes de cul dans les films, car elles mettent tout le monde mal à l’aise et nuisent le plus souvent à l’intrigue. Cette position tranchée amène les critiques de cinéma et les personnes plus âgées à considérer ce commentaire comme symptomatique d’un malaise générationnel plus large. On nous fait comprendre que les ados et les jeunes adultes sont de plus en plus pudibond·es, que les personnes dégoûtées par les couples dont l’écart d’âge dépasse 18 mois ne se limitent plus à une poignée de trolls en ligne, mais qu’il s’agit là d’une nouvelle norme ; que les jeunes, dont la santé mentale nous préoccupe déjà pas mal depuis la lecture d’un énième article sur le sujet, sont de plus en plus réticents à baiser. Un papier publié sur Salon suggère que si les jeunes semblent rebutés par le sexe, c’est peut-être en raison des difficultés économiques, des réseaux sociaux et de l’évolution de la technologie, ou tout simplement parce qu’ils auraient l’impression de manquer de temps ; The Atlantic estime également qu’un ouragan de porno, de hook-up culture, ainsi qu’une certaine évolution des mœurs et des valeurs sociales pourrait avoir entamé la volonté des jeunes à mettre le pied à l’étrier de cette pratique physique ancestrale.

Bien entendu, ces études révèlent toutes une tendance sociétale plus large. En marge de ces statistiques, il y a encore, heureusement, beaucoup d’adolescent·es et de jeunes adultes qui se bourrent la gueule à l’alcool low cost et qui ont des relations sexuelles épouvantables. Mais cette question de l’anti-sexe revient souvent de manière alarmante ; trop souvent pour être considérée comme une simple coïncidence. Il faut se rendre à l’évidence : il existe aujourd’hui un tas de gens qui ne veulent plus voir de sexe dans les films.

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Un rapide examen de ce point de vue : à l’accusation habituelle selon laquelle les scènes de sexe sont « inutiles », car elles ne démontreraient pas le caractère du personnage ou ne serviraient pas l’intrigue, il y a pourtant des milliers de scènes sexuelles notables qui lui opposent une réfutation évidente. Prenons Sharon Stone qui baise Michael Douglas dans Basic Instinct – comment elle parvient à le séduire en prenant possession de son être et en jouant avec ses peurs par le biais du pouvoir qu’elle exerce sur lui afin de lui retourner complètement la tête. Ou encore la branlette dans 120 Battements par Minute – à mon avis, la meilleure scène de sexe de l’histoire du cinéma. On y voit un jeune homme redonner humanité, joie et plaisir à son amant qui se meurt sur son lit d’hôpital, ouvrant la voie à la gentillesse et au désir, tout en affichant leur mépris mutuel pour les règles du monde hétérosexuel. Tout ce qu’on a besoin de savoir sur ces deux hommes est canalisé dans cette scène.

Les scènes de sexe sont tellement essentielles qu’il est même possible d’invoquer certains films récents qui n’en possèdent pas et qui auraient mieux fait d’en avoir. Dans Carol de Todd Haynes, la caméra s’éloigne après quelques ouvertures profondément romantiques et plutôt discrètes. Il semble évident que nous laisser voir comment ces femmes interagissent sexuellement nous aurait beaucoup apporté, d’autant plus que leur relation évolue de manière surprenante tout au long du film. Phantom Thread est un chef-d’œuvre sans faille, mais une grande partie de sa tension repose sur la charge sexuelle entre ses protagonistes – je suis totalement fasciné par les trucs que Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) kiffe, mais il se peut que sa volonté de céder le contrôle à sa jeune épouse nous en dise suffisamment à ce sujet. Quant à Brokeback Mountain, il aurait fallu au moins huit fois plus de scènes de sexe, à mon humble avis.

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Plus que de fournir des indices, le sexe dans les films est une question de plaisir et d’enchantement. La scène de la branlette de 120 Battements par Minute est sexy, mais elle est aussi charmante et drôle. Les films ne sont pas des édifices faits de blocs de construction ; ils ne font pas office de pont pour aller d’un point A à un point B. S’arrêter et prendre le temps de s’abandonner au plaisir – qu’il s’agisse du plaisir d’avoir peur, du plaisir de rire, du plaisir esthétique visuel ou du plaisir d’être tout simplement excité – est un acte radical, et il est absolument central à l’art du cinéma.

Qu’y a-t-il de plus beau qu’une scène de sexe totalement gratuite – un merveilleux cadeau au public, un peu de nudité magnifique ? Pensez à Ralph Fiennes et Kristin Scott Thomas dans la scène de la baignoire pour Le Patient anglais ; à Gael García Bernal enfilant un jean sur son corps mouillé dans La Mauvaise éducation ; à toutes les bêtises sexy impliquant Neve Campbell et Denise Richards dans Sexcrimes, ou encore aux rapports sexuels magnifiques et chargés de sens entre Kim Min-hee et Kim Tae-ri dans La Servante : ces scènes sont là pour que vous en profitiez. Vous avez de la chance. Ces stars sont bien plus séduisantes que vous, et si elles ont fait ça, c’est uniquement pour votre propre plaisir. Remerciez-les !

Apprécier un film, s’abreuver de sa beauté, est une activité radicale qui demande du temps. Radicale, car cela reconfigure le monde qui nous entoure, le faisant évoluer d’un endroit où il nous faut constamment chercher des indices, trouver des réponses, aller quelque part, faire de l’argent, en un endroit paisible où la passivité est légitime. Le sexe – l’acte en lui-même, mais aussi le fait de le voir au cinéma – va à l’encontre d’une société qui exige de nous que nous soyons tout le temps productifs.

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(Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lorsque vous osez exprimer que vous appréciez une scène de sexe, voire le sexe en lui-même, vous risquez d’être assailli par une horde d’internautes vous reprochant de vous la péter, ou vous balançant que vous êtes trop moche pour avoir déjà baisé, ou tout autre insulte de bas étage. Ce sont les mêmes qui s’étonneront toujours que Pete Davidson couche « out of his league », ou qu’une célébrité trompe sa partenaire avec quelqu’un de techniquement moins sexy. Ne comprennent-ils vraiment pas comment fonctionne le sexe ? Le fait que Boris Johnson soit un Don Juan notoire devrait déjà avoir fait taire tout le monde sur ce sujet pour l’éternité).

Au-delà de ces considérations sur la raison d’être d’une scène de sexe (développer le personnage, faire avancer l’histoire, procurer un plaisir radical), reste la question de la gestion de la sexualité lorsqu’on devient adulte. Il est clair que l’augmentation du nombre de personnes se plaignant des scènes de sexe soit survenue dans un contexte d’infantilisation croissante de la culture, les films Marvel et Disney occupant désormais une place où l’on trouvait autrefois des films à budget moyen avec des adultes faisant des trucs d’adultes. Mater un film avec des scènes de sexe était un rite de passage, parfois drôle, mais souvent inconfortable. Y assister alors que vos parents sont à côté de vous dans le canapé peut certes donner la nausée, mais la vie consiste à surmonter ça et à accepter le fait que même vos géniteurs ont des relations sexuelles, et donc qu’ils sont aussi des êtres humains, pas uniquement reliés d’un point de vue cérébral.

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Il se peut que l’aversion pour le sexe dans les films soit symptomatique d’une dislocation croissante, dans laquelle le sexe possèderait une place attitrée – dans la chambre à coucher, selon des règles strictes ; dans un contexte pornographique, sur votre smartphone – et n’aurait pas à s’immiscer dans d’autres sphères. L’irruption du sexe dans d’autres domaines serait alors perçue comme une attaque, parce qu’inattendue. Mais pour naviguer au mieux dans ce bas monde, apprendre à gérer l’inattendu est une capacité nécessaire ; pour que les enfants apprennent à aimer les légumes, il faut s’atteler à leur faire développer un goût pour des choses qu’ils n’aimaient pas auparavant ; c’est en surmontant votre peur que vous avez un jour appris à marcher. Pas vrai ?

Regarder un film – en particulier dans les salles de cinéma – reste une expérience commune, qui peut nous interpeller de manière significative et nous aider à comprendre ceux qui nous entourent. Rien qu’en se jouant sous nos yeux, il peut mettre fin aux exigences oppressives du quotidien pendant deux heures, tout en nous permettant de savourer les délices du paysage, de la musique, de la chair et de la beauté.

Pour conclure sur une note joyeuse : dans les dernières scènes de Shortbus (un film de John Cameron Mitchell qui fait la part belle au sexe), tous les personnages queers se réunissent en chantant et se lubrifiant joyeusement dans un sex club, pendant une panne d’électricité, tandis que Mx Justin Vivian Bond chante « we all get it in the end » (on y arrive tous à la fin). Le personnage principal, qui a été incapable d’atteindre l’orgasme pendant toute la durée du film, finit par jouir. La caméra se lance alors dans un panoramique à travers les fenêtres, nous montrant de magnifiques plans de New York tandis que la force vitale de son orgasme rétablit l’électricité dans l’ensemble de la ville. Vous avez donc deux solutions : faire comme elle et vous abandonner au plaisir, ou rester dans votre appartement plongé dans l’obscurité, à attendre que la lumière revienne.

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