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Drogue

Depuis quand la kétamine est-elle devenue une drogue parfaitement banale ?

Ou comment ce psychédélique dissociatif est passé en dix ans du statut peu enviable d’anesthésiant pour cheval à celui de compagnon de route idéal pour teufeurs déglingués – mais pas que. Tentatives de réponses glanées « sur le terrain ».
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Mon premier souvenir de kétamine remonte à une douzaine d’années. De passage à Londres chez des amis étudiants, je me souviens particulièrement d’une soirée en appart’ où on m’avait refilé une petite poudre blanche sur une clé en me conseillant « d’y aller mollo parce que c’est autre chose que la coke. » Mon abruti d’interlocuteur avait oublié de me préciser que les effets ne se déclareraient qu’au bout d’une dizaine de minutes, et comme j’étais à la fois plus jeune et moins « éclairé » qu’aujourd’hui, je m’empressais de me fourrer la bagatelle de 8 ou 9 clés d’affilée dans les narines en pestant intérieurement devant l’absence de résultats immédiats.

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Environ une demi-heure plus tard, j’essayais de monter les escaliers à quatre pattes en me prenant pour Indiana Jones, totalement dépossédé de la notion de temps, d’espace, de dignité, mais également de ma propre identité. Assailli intérieurement de doutes existentiels, de problèmes de synchronisation motrice et de pensées en cascade aussi intéressantes qu’incohérentes, j’ai fini par me demander si je sortirais un jour de ce trip de l’enfer et si je n’étais tout simplement pas en train de me tirer une balle dans le pied bot qu’était devenue ma vie. Une expérience fort sympathique dont je suis sorti, d’une certaine manière, grandi, tout en me disant que les gens qui s’infligeaient ça tous les week-ends ne pouvaient finir que complètement cinglés.

Tabou plus si tabou

Heureusement, j’ai depuis appris à ne pas trop me précipiter dans la déglingue, ce qui ne m’empêche pas d’être toujours autant surpris quand je vois certains se la coller exclusivement sur ce produit qui a longtemps été considéré comme un anesthésiant pour chevaux. Pourtant, il suffit de traîner sur des groupes Facebook comme celui des intrépides Techno Flex & Détente, le regroupement des fêtards d’ici et d’ailleurs, pour se rendre compte que le phénomène s’est depuis totalement démocratisé – en France en tout cas, c’est une autre histoire en ce qui concerne l’Angleterre ou l’Allemagne, où elle est depuis bien plus longtemps populaire. Les mecs de ce genre de groupe se ne cachent même plus, sortent continuellement des memes sur le sujet, ce qui m’a presque donné envie d’intituler cet article « En Ket’ Exclusive » s’ils n’avaient eux-mêmes pas sorti cette blague avant.

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Pourtant, en demandant autour de moi, même certains férus de drogues de synthèse continuent de considérer la kétamine comme quelque chose de parfaitement inconcevable. À l’image de Sophie, 27 ans, ex-serveuse en désœuvrement professionnel à l’heure actuelle à cause du Covid : « Pendant le confinement, je suis quand même sortie. Et là j’ai pris de la kéta, j’arrivais plus à marcher, je paniquais de ouf dans la rue, j’avais l’impression que j’allais me faire embarquer d’un moment à l’autre. Et là je me suis rendue compte qu’il était hors de question que je retouche à ça. Plus jamais. »

Les avis ne sont pourtant pas tous unanimes : en sortant dans des lieux interdits ou non, je suis tombé sur pas mal de jeunes gens bien mis et tout à fait équilibrés, dont Alban, 21 ans, qui m’expliquait lors d’une soirée improvisée à Vincennes « ne prendre que des petits bumps par-ci par-là au cours de la soirée. Comme ça, j’ai l’impression d’être juste bourrée, la soirée se passe bien, et surtout la descente est tranquille. » Il n’empêche, on peut se demander comment cette drogue, longtemps prisée des milieux festifs alternatifs, a investi le champ des jeunes bourges qui viennent s’encanailler le week-end au bois de Vincennes ?

L’une des raisons de sa démocratisation est assez simple à expliquer. Selon un rapport de l’OFDT, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, « alors qu’au début des années 2000, les produits phares comme la kétamine, le LSD, le 2C-B ou la DMT étaient réservés à des cercles d’initiés, ils se diffusent lentement et sporadiquement, dans des espaces festifs de plus en plus divers. En 2017, tous les sites TREND évoquaient un mouvement de diffusion du produit vers des scènes festives plus commerciales (clubs, bars). En 2018, l’ensemble des observateurs confirment cette dynamique. Systématiquement disponible en free party et, dans une moindre mesure, dans les soirées urbaines décrites ci-dessus, la kétamine l’est désormais encore davantage dans l’espace festif commercial. »

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Autrement dit, ce serait les lieux qui diffusent de la musique différente qui auraient permis la mise en route de nouveaux réseaux de distribution, et donc de diffusion. Toujours selon l’OFDT, « ces dernières années, les investigations menées ont mis en lumière le développement, à Paris et à Lyon, d’une offre festive urbaine de musiques électroniques qui accentue la porosité entre événements alternatifs et commerciaux. Le phénomène s’est intensifié en 2018. Ainsi, à Marseille, des collectifs d’organisateurs alternent les soirées organisées dans des lieux commerciaux (clubs) et alternatifs (hangars, bunkers, saunas, etc.), proposent des genres de musique électronique diversifiés et des temporalités calquées sur les free parties ou nouvelles (le dimanche entre midi et minuit). »

« Dans les années 1990-2000, les consommateurs considéraient le produit comme puissant, avec des effets difficilement contrôlables. Aujourd’hui, les consommateurs maîtrisent mieux les doses pour parvenir à une euphorie et une légère stimulation, sans entraîner de bouleversement marqué des sens »

Lorsque j’en parle à Emeric, ex-fétard et DJ rangé des voitures depuis, lui a l’impression que la kétamine est arrivée en France en même temps que l’attrait pour la musique minimale à Paris. « J’ai une théorie, il y a de la minimale pour l’ecsta, et de la minimale pour la kétamine. Les trucs un peu torturés, avec des delays chelous et des clics. Je me souviens que pour moi la scène kétamine, à l’origine ça venait de scènes plus hard tech, plus dures. Ensuite ça s’est déplacé. Il y a une espèce d’explosion, est-ce que c’est l’effet nouveauté, ou petite bulle que tu te créées toi-même, qui fait que tu es plus individualiste. C’est plus edgy que les autres drogues, sans que ce soit non plus une drogue hardcore. »

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Des faux a priori à démasquer

Quand je lui demande comment il la prend lui-même, il me répond qu’il n’a pas hésité à la prendre tout seul. « Je me souviens, qu’à une époque, après toutes mes afters, je rentrais à la maison, je fumais des joints, je prenais de la k et c’était génial. Et je me réécoutais tout le back catalogue d’Editions Mego [label de musique électronique expérimentale, NDLR], c’était trop bien. J’en prends moins maintenant, mais quand des potes DJs viennent à Paris, là ouais, je peux y aller vraiment. » Cet a priori sur la fête et sur le fait que la kétamine isolerait de tout, de soi-même, du monde, des effets de dépersonnalisation tout autant que de mort imminente, sont autant de clichés que de garde-fous sur la route à prendre. C’est ce que me dit Bastien, 36 ans et ex restaurateur, qui a pris sa première perche il y a 20 ans et qui a vu le truc évoluer. Pour lui, la kétamine a indéniablement un effet Berlin. Lui qui en prenait à la grande époque du Berghain et qui en continue à en prendre maintenant, explique que là-bas c’est différent. « Quand tu es en club, c’est totalement différent. Je me souviens de perches sonores, visuelles. Ce que j’ai fait la dernière fois là-bas, en général je me fais une grosse poutre, je me fous en bas dans le Berghain, je bouge pas pendant une heure. Mais parce que je suis bien. J’ai d’ailleurs même un peu de mal à me déplacer. Et il y a une espèce de communion avec le son. Et comme au Berghain tout le monde se respecte, c’est même pas une question d’espace, mais il y a un respect du dancefloor terrible. Personne ne se bouscule, tu peux sortir avec ta meuf, personne va t’embrouiller. Il y a quelque chose qui se passe vraiment avec la musique quand tu es sous k en club. » La solitude n’est alors pas un problème, c’est même juste une manière différente d’appartenance au monde.

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Marion me raconte qu’elle en prenait toute seule pendant environ 2 ans, lorsqu’elle n’allait vraiment pas bien. Sous anti dépresseurs alors, elle me raconte que la kétamine était la seule chose qui faisait « lui ressentir rien ». Elle a testé à peu près tout, mais la kétamine était une des seules drogues qu’elle pouvait prendre, toute seule, chez elle, tous les jours. Tout en reconnaissant que son environnement social a forcément joué dans le fait de consommer de la drogue régulièrement, et avec un accès plus évident. « C’est pas la même chose à Versailles, même l’héro je connais plein de gens qui en prennent. » Lorsqu’elle m’explique comment, elle me dit qu’elle utilisait exclusivement « en IV », comprendre : en intraveineuse. Lorsque je lui demande comment (et si) elle s’en est sortie, elle me répond tout simplement qu’elle a arrêté le jour où elle s’est pétée le poignet, et qu’elle a vu l’os sortir tout en ne ressentant pas du tout la douleur.

Marion est une des exceptions qui confirment la règle. Aujourd’hui, selon une étude de Magali Martinez et Éric Janssen parue dans l’OFDT, les hallucinogènes bénéficient d’une médiatisation et d’une banalisation des usages depuis 2013. « Cette évolution est particulièrement perceptible avec la kétamine. Dans les années 1990-2000, les consommateurs considéraient le produit comme puissant, avec des effets difficilement contrôlables. Aujourd’hui, les consommateurs maîtrisent mieux les doses pour parvenir à une euphorie et une légère stimulation, sans entraîner de bouleversement marqué des sens. »

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Ça parait évident dit comme ça, mais il ne faut pas en prendre n’importe comment. Selon le psychiatre Olivier Chambon, qui sortira fin août le livre La révolution psychédélique, a lui-même prescrit à des patients insensibles aux anti-dépresseurs, et en a lui-même pris près de 120 fois dans sa vie, y compris de manière personnelle et lors de chants chamaniques, « ça me parait insensé qu’on n’en prenne pas en éteignant la lumière, en fermant les rideaux, allongé et sans aucune pollution extérieure. Mais c’est un merveilleux produit. L’OMS nous ment depuis 20 ans en nous disant que c’est dangereux. Alors que ça ne l’est pas. »

« Vous n'êtes plus vous-même, le moi s'est dissous. Vous avez une fusion au tout, et vraiment vous rentrez dans la chaine d'assemblage de l'univers en train de se faire » – Olivier Chambon, psychiatre

Olivier Chambon me rappelle que si la kétamine a d’abord été utilisée à des fins thérapeutiques, ça reste tout de même un produit dangereux : « Avec la kétamine, d'une certaine façon vous entrez dans la conscience de l'univers en train de penser. En tout cas vous n'êtes plus vous-même, le moi s'est dissous. Vous avez une fusion au tout, et vraiment vous rentrez dans la chaine d'assemblage de l'univers en train de se faire. Et vous pouvez même changer les choses. La kétamine c'est vraiment la substance de la synchronicité. »

Une drogue de son époque ?

Ce serait donc jungien plutôt que freudien, si l’on se fie à la notion psychanalytique suscitée ? En tout cas, c’est une drogue qui admet la présence intrinsèque de l’absurde. Toujours selon Chambon : « Elle vous fait des révélations fulgurantes, des images dingues. Mais c'est un peu la roulette cosmique. On ne sait jamais sur quoi on va tomber, et c'est très puissant. Ça peut être quelque chose de très mortifère, la mort luisante, noire comme le pétrole, ou alors céleste, angélique, avec des musiques, des architectures, des tableaux, des voix divines, ça a une grande, grande palette. »

Un des nombreux problèmes de la kétamine est qu’on ne l’a longtemps pas assez bien comprise. Au-delà du fait que l’on a longtemps prise pour un anesthésiant pour cheval, alors qu’elle avait été déjà synthétisée dans les années 60 aux États-Unis pour soigner les blessés de guerre qui revenaient du Vietnam, elle n’a eu qu’un regain d’intérêt médical que dans les années 90, après avoir longtemps laissée dans les tiroirs. Aujourd’hui, il semblerait que les deux courbes se croisent. On la prescrit aussi bien pour soigner la dépression qu’on la prend pour se défoncer la tête, ou comme le dit le docteur Chambon, pour atteindre des notes célestes et cosmiques. Mais alors pourquoi celle-là plus qu’une autre ? Parce qu’elle est pas chère, qu’on peut facilement se la procurer, que la descente n’est pas particulièrement douloureuse, que les effets retombent assez vite et assez brusquement, et qu’on peut parfaitement fonctionner normalement le lendemain après s’être mis la tête à l’envers la veille ? Il y a sans doute un peu de tout ça.

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C’est en tout cas une question que je posais ensuite, à la suite de toutes mes pérégrinations nocturnes, le plus normalement du monde, à une bande d’amis lors d’une soirée estivale au resto, « à la coule » et sans penser à mal, avant de me rendre compte que l’un d’eux était justement sous kétamine. « Ouais, Baptiste vient d’aller aux chiottes, il se prend des petites clés depuis tout à l’heure, t’as pas remarqué ? », me demandait un de mes amis, comme si la situation était parfaitement normale. Pour le coup, difficile à ce moment-là de faire plus éloigné comme ambiance d’une free party improvisée dans les bois, ou sociologiquement parlant, de teufeurs en fin de droits avec des problèmes psychologiques et les mâchoires qui claquent. Non, que des jeunes gens bien mis et bien sapés, financièrement et psychologiquement stables, qui prennent un petit peu de psychédélique dissociatif en semaine l’air de rien, qui jouent à la roulette cosmique parce que de toute façon on ne sait absolument pas de quoi demain sera fait.

En rentrant chez moi ensuite, je me rendais compte que la kétamine, utilisée à des doses, disons, « raisonnables », pouvait avoir avoir des vertus intellectuelles non négligeables. Mon esprit ressemblait alors à un Rubik’s Cube visuel, où je pouvais moduler mes pensées, jouer avec, le tout formant une sorte d’agencement mental sans fin - ce qui restait tout de même un poil frustrant au final. Mais contrairement à un autre psychédélique célèbre comme le LSD, je ne me faisais pas aspirer par mes pensées négatives lorsque celles-ci apparaissaient. Au contraire, c’est comme si la kétamine me laissait la possibilité de les analyser, les mettre en perspective, les détacher de mon esprit en quelque sorte. Pas étonnant que ça marche autant sur les dépressifs j’imagine. Ni que des gens en prennent juste pour l’apéro.

Si la kétamine reste relativement encore relative, elle semble en tout cas de plus en plus en voie d’acceptation. Chambon y croit en tout cas : « La kétamine c'est une des trois substances psychédéliques avec la psilocybine et la MDMA qui vont probablement être agréées pour usage médical sur ordonnance aux États-Unis dans pas très longtemps, probablement en Grande-Bretagne à partir de 2022. » On n’espère pas trop à dose de cheval par contre.

*Pour des raisons évidentes, tous les noms des personnes citées dans cet article ont été changés, sauf celui de l’auteur, probablement parce qu’il n’est pas très malin.

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