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Culture

J’ai passé une journée entière à obéir à Internet

24 heures à accepter docilement toutes les requêtes des fenêtres pop-up : presque 2 000 balles en moins.
Photo via Flickr.

Ça vous est déjà arrivé. Comme moi, vous avez déjà hurlé et trépigné contre un site de streaming en ligne au moment où celui-ci s'était mis à dégueuler un amas de pubs clignotantes jusqu'à la crise d'épilepsie. En fait, les incitations à consommer sur le Net sont devenues si insupportables pour tout utilisateur lambda que les divers bloqueurs de publicité menacent le modèle économique de nombreux médias. Plus de 100 millions de personnes utilisent Adblock Plus, et quelque 200 millions d'utilisateurs se servent d'un adblocker. Au point que récemment, le site d'un de mes anciens employeurs m'a presque supplié de désactiver Adblock juste pour que son modèle économique perdure.

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Aux États-Unis, Forbes interdit désormais l'intégralité de son contenu à tout utilisateur se servant d'un adblocker. Même chose en Allemagne avec Bild. En France, les sites de médias tels que Le Parisien ou L'Équipe contraignent de la même façon leurs lecteurs à se séparer temporairement du logiciel leur permettant de ne pas afficher ces publicités indésirables, souvent laides et à même de ralentir leur ordinateur ou smartphone.

Il va sans dire que je me sers quotidiennement d'Adblock. De fait, jusqu'à la semaine dernière, j'avais complètement oublié à quoi pouvait bien ressembler l'Internet normal, constamment pollué par toutes formes de publicités, notifications intempestives et autres fenêtres surgissantes.Une bien étrange requête m'a toutefois conduit à me demander ce que ça ferait de le désactiver ponctuellement et de me soumettre à toutes les incitations directes de la part d'Internet. Après tout, je n'ai jamais su quelles étaient les finalités de toutes ces offres. Où arrive-t-on, une fois passées les portes de l'Enfer ?

C'est comme ça que j'ai accepté, l'espace de 24 heures, chacune des invitations envoyées par l'intégralité des sites que j'ai visités. J'ai répondu par la positive à tous les « Achetez », « Offrez-vous » et autres « Viens me baiser » qui tentent de nous asservir chaque jour. J'ai passé une journée en tant qu'esclave docile du grand réseau.

7 h 30

Les journalistes pigistes se lèvent tôt. Je lance une appli radio sur mon portable. Pas de pub générée. Un petit-déjeuner, une douche, des fringues. Rien à signaler donc, je n'ai ni grille-pain à écran, ni douche connectée.

8 h 22

J'ouvre Google Drive pour commencer mon papier. Immédiatement, dans le coin en bas à gauche, je vois deux incitations : « Upgrade Storage » et « Get Drive for PC ». En esclave obéissant, je m'exécute. Moins de quatre minutes plus tard, j'ai droit à 15 Go de stockage pour 1,99 €/mois. Google est prompt à prendre du blé. Quelques minutes de plus et j'ai installé la version hors ligne de Google Drive sur mon ordinateur.

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9 h 05

Après avoir traîné un peu et répondu à quelques textos, il est temps de vérifier comment se porte la vie virtuelle de mes amis sur Facebook. A priori, ils ont gardé des photos de vacances pour continuer à poster en septembre. Alors que je fais défiler les nouveautés, une compagnie aérienne me somme de m'acheter un billet d'avion pour les États-Unis. Pour Los Angeles. Le marketing ciblé a bien marché, je prépare un voyage chez l'Oncle Sam. Seul problème, moi je rêve des grands lacs, du Michigan et de l'Oregon. Moins de dix minutes plus tard, j'ai dépensé 399 euros pour partir à LA en janvier 2017.

Là, je constate que Facebook en a encore sous le pied. Moins d'une heure plus tard, on m'intime de m'inscrire au concours de profs des écoles, de découvrir une « plate-forme de recrutement spécialisée dans le numérique de pointe », de tenter de gagner 1 200 euros via un concours de maths et enfin, de m'ouvrir un compte sur la banque en ligne de HSBC. Cette dernière a eu la délicatesse de me donner un ordre sous une offre engageante : « Concrétisez vos projets. » Moi qui rêve de financer mon documentaire, je me dis que, finalement, ma condition d'esclave va peut-être avoir du bon. Dix minutes plus tard, j'ai donné mes infos et j'attends toujours la validation de mon compte.

Je ferme Facebook et j'ouvre Twitter. Il faut reconnaître que c'est moins agressif. Je me lance toutefois dans une campagne pour « booster mes tweets » mais je ne comprends tellement rien que j'abandonne très vite. Je suis un esclave docile, mais idiot.

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9 h 42

Il est donc presque 10 heures quand je me soustrais brièvement aux réseaux sociaux pour lire mes mails et répondre à quelques trucs professionnels et personnels. Reste ensuite ce qui n'entre pas dans ces deux dernières catégories, c'est-à-dire le grand flux des publicités, des newsletters et autres communiqués de presse ennuyeux au possible. Je sais que là encore, les ordres vont pleuvoir.

D'abord, je me vois contraint de lire les quatre nouveaux papiers de Nouvelles de Birmanie. Ça me prend un quart d'heure mais ça a au moins le mérite d'être intéressant – et gratuit.

Étape suivante, une alerte du Figaro datant de la veille me demande expressément d'installer l'application sur mon portable. Je me soumets. Deux minutes et vingt-trois secondes plus tard, me voilà équipé d'une application toute neuve et qui ajoutera à mes pushs habituels. Ce n'est pas fini. La marque Gap me fait découvrir le « retour du jean's baby bootcut », un « classique européen revisité ». Puis, une newsletter dont la baseline sibylline du moment est « N'omettez plus les œufs de caille » m'incite à gagner des bons d'achat de 100 euros pour un truc « cool » quoique non identifié. Après avoir répondu à des questions improbables, une sorte d'infographie jeune et branchée m'apprend que je suis un « bricolo de l'organisation ». Me voilà plus riche d'une belle information.

La SNCF me somme ensuite de préparer mes vacances « à partir de 36 euros ». En bon cyber-soumis, j'ai donc pris le seul billet à 36 euros. Dommage, en fait ce n'est qu'un aller. Qui m'emmènera dans un coin où je ne connais personne et dont je ne pourrai pas revenir. Le billet d'avion, au moins, me ramènera. Il n'est pas midi et j'ai déjà craqué un bon paquet de thune. Ce à quoi s'ajoute une souscription annuelle de 35 euros à l'organisation Famille vacances, sans même que j'aie le temps de comprendre de quoi il s'agissait.

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Je suis déjà épuisé et ma carte bleue se tord de douleur. Mais ce n'est pas fini puisqu'en plus de parrainer une newsletter et de faire une recherche eDreams, j'ai acheté des gants à – 80 %, soit 9 euros.

Je suis en train de m'arracher à ma boîte mail lorsqu'une nouvelle pub apparaît en haut de page. 250 cartes de visite à 9,99 €, plus les frais de port, voilà une proposition qui se refuse systématiquement, mais pas là. Il faut vraiment que je nettoie ma boîte.

10 h 20

J'ai déjà perdu un temps fou à ce moment de la journée et ai déjà mal à la tête quand je commence ma revue de presse. Qui sait, il y a peut-être une idée d'angle originale qui m'attend et qui pourrait conduire à une pige. C'était sans compter sur la pollution des versions pour non-abonnés des sites Web des grands médias.

D'abord, Euronews exige que je suive tous ses comptes sur les réseaux sociaux. Puis, le site de RFI me demande poliment mais fermement d'actualiser Flash pour profiter de tous les contenus multimédias. Oui, Maître.

Pour 9,90 €/mois, je me retrouve abonné au Figaro. Enfin, le premier mois est gratuit avant que ça ne devienne automatiquement payant. Il « suffit d'appeler » pour se désabonner.

J'ai d'abord cru que Libération ne me demandait rien d'autre que de « voir les offres d'abonnements ». J'ai presque failli le faire de gaîté de cœur, mais en continuant à faire défiler la liste des articles, on a exigé que je m'abonne. 150 euros en 5 minutes. Se méfier des maîtres plus discrets.

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C'est finalement le Dailymail qui m'a fait craquer. D'abord, il me commande de « get » ses meilleurs articles. En cliquant, un autre ordre arrive et m'incite à « check out » une page dédiée à la mode. J'ai dû rater quelque chose car je me suis retrouvé à acheter un maillot de bain porté par une star quelconque lors d'un shooting. La curiosité a un prix, et ce prix c'est 74,08 £. Le prix du maillot, quoi.

Le prix de la perversité est attribué à RTL qui m'a forcé à lire les quatre pages de leur politique sur les cookies. Huit minutes ultra chiantes, si bien que je n'ai même pas lu le papier pour lequel je m'étais connecté.

Le Monde, lui, a essayé de m'entraîner dans une forme plutôt raffinée de perversion en écrivant sèchement : « Suivez notre live du discours de François Hollande. » Heureusement pour moi, le live vidéo saute. Bénie sois-tu absence de fibre optique.

Au moment de fermer la page, j'aperçois un contenu sponsorisé : « Préparez le tiramisu avec la recette originale. » Cool. J'arrive alors sur un site hébergé par la marque Galbani. On m'y tance pour que j'exécute une recette durant 30 minutes.

Je ferme mon ordinateur, terrorisé.

11 h 18

Je tremble encore lorsque mon téléphone sonne. Je n'ai jamais été aussi content qu'on m'appelle.

MIDI

Un rendez-vous m'éloigne de chez moi pour une bonne heure. Sur le chemin du retour, je m'arrête dans un restaurant chinois, seul. Je crois que je n'ai quasiment jamais fait ça. Être ce mec qui avale des bouchées à la crevette, les écouteurs sur les oreilles. Mais je n'en ai jamais eu autant envie. Juste être seul, me noyer dans le brouhaha des gens qui mâchouillent et le cliquetis des baguettes sur les bols.

13 h 35

En rentrant, j'ai l'estomac trop plein. Je décide de vérifier sur Amazon si certains bouquins récents sont déjà trouvables en occasion.

Et là, ça va très vite. Les coups du maître pleuvent. D'abord, je teste gratuitement Amazon Premium qui dans 30 jours me coûtera 49 € pour l'année. Ensuite, on exige de moi que je donne du style à mon EOS M10. Je n'en ai pas alors j'en achète un. 358,99 €. Pour le style, Amazon offre une housse de couleur. « Lisez en toute liberté » me coûte 9,99 € par mois, « Protégez vos photos et vidéos » pour 70 €/an après trois mois gratuits et « Rechargez votre compte Amazon » m'extirpe 50 euros, le minimum. Malgré les ordres, j'abandonne l'idée de devenir vendeur ou partenaire. Je n'ai rien à vendre.

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Je n'ai surtout plus une thune pour acheter des livres, même en occasion, ou quoi que ce soit d'autre.

14 h 24

Je me mets au boulot, offline. Il faut que j'écrive si je veux payer tout ça.

17 h 02

Bon, j'ai fait ce que je devais absolument faire et j'ai comme une envie de mater une petite série. Je ne voudrais pas que la saison 2 de Stranger Things commence avant que j'aie fini de mater la première.

Je vais donc sur un site de streaming, et je sais à l'avance qu'il ne me fera pas le moindre cadeau. Immédiatement, on me somme de m'inscrire via Twitter ou Facebook. Je choisis l'oiseau bleu et j'autorise le site à consulter tout mon compte. Et même à poster des messages à ma place. Évidemment, je donne mes infos. Ce n'est pas tout, une pub pour des pilules m'incite à « faire un bilan minceur » avant de « commander ma cure ». Quelle cure ? Je m'en fous. J'obéis.

Il s'avère que mon IMC est nickel mais j'ai quand même trois kilos à perdre pour « atteindre mon poids idéal ». Douze minutes plus tard, j'ai été délesté de 36,80 € pour 45 gélules qui, à raison de trois par jour pendant quinze jours, devraient me faire perdre trois kilos.

Heureusement, l'épisode me réconforte. C'est quand même pas mal foutu ce truc.

18 h 04

Après une hésitation – vais-je regarder un second épisode ? –, je fais un petit tour. À ma grande surprise, le fait que j'ai acheté plus tôt ce jour-là un billet d'avion pour Los Angeles n'a pas découragé le marketing ciblé. Au contraire.

Me voilà doté d'un second billet. Toujours pour Los Angeles. Où je n'ai toujours pas envie d'aller.

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Je me barre boire un verre avec des amis.

23 h 37

Je n'ai jamais aussi peu regardé mon portable pendant une soirée. Je ne fais qu'y lire mes mails, quelques applis de chat et Instagram. Rien qui ne génère de publicités. D'habitude, il ne m'inspire donc aucune phobie publicitaire. Pourtant, ce jour-là, je le vois comme une extension de la menace du Maître Internet et de ses ordres incessants.

Juste avant de partir, j'ai vu sur mon portable que j'avais reçu un mail important auquel il me fallait vraiment répondre et joindre un document. J'ai donc allumé mon ordinateur et rouvert mes mails. Ce qui m'a coûté 9,99 € pour 250 cartes de visite Vistaprint.

J'hésite à me refaire un petit épisode de Stranger Things mais j'ai un peu la flemme, et surtout, je suis très loin de ma nana. Je crois que je vais céder au Pornhub-call. Honte sur moi. Personne ne regarde de porno. Tout le monde sait ça.

Les sites pornos m'ont toujours donné la même sensation que les mauvais restaurants dont les menus proposent 200 plats différents. Rien ne vous emballe vraiment mais c'est difficile de choisir.

Bref, une fois que j'ai choisi et que je clique, un ordre tombe. Arianne, 36 ans, est « à moins de 1,2 km de chez moi ». « Viens me baiser ! », me tance-t-elle. Je clique. La page qui apparaît me promet un « site mieux que Tinder » et ne nécessitant pas de carte de crédit. On me demande ensuite de protéger les femmes qui se trouvent sur le site, si je préfère les petits culs ou les gros seins et si j'accepte de baiser des meufs coûte que coûte.

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L'espace d'une seconde, je réalise que je viens de toucher les bas-fonds de l'Internet. Puis je me reprends.

Une fois donné toutes mes infos personnelles, Arianne a disparu. En revanche, Aurore853 – qui ressemble à s'y méprendre à une prostituée d'Europe orientale – m'a envoyé un message. Pour lui parler c'est 0,99 € par jour. Tout comme Belindaapril. Je réfléchis et parviens à la conclusion que personne ne les baisera vraiment puisque de toute évidence, elles n'existent pas et que leurs messages transpirent le style chatbot ou, au mieux, celui de travailleurs exploités enfermés à 50 dans un call center.

De retour sur la page, les bannières publicitaires ont changé et on m'ordonne de découvrir le « secret ultime de la toute-puissance sexuelle ». Avouez que c'est intrigant. Un peu comme cette vidéo qui explique que vous pouvez « gagner 8 000 euros par mois sans sortir de chez vous ». Pour une fois, j'ai donc une bonne raison de jeter un œil à l'un de ces trucs qui hantent Internet.

Après 40 minutes à écouter un gars déblatérer à propos de son impuissance, le malheur de sa femme, ses recherches ayant pris des années et l'industrie du médicament qui se plaît à maintenir les impuissants dans l'impuissance juste pour leur vendre des médicaments, je me dis qu'on ne m'y reprendra pas. Tant pis pour les 8 000 euros par mois sans sortir de chez moi. Si vous vous posiez la question : il faut manger certains aliments pour bander comme un âne. Mais pour savoir lesquels, il faut acheter le livre du gars à 78 euros.

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Je vais me coucher. Il est presque une heure du matin.

Ah non, l'ouverture d'une des pages a généré un pop-up de Live Jasmin. Il s'agit d'un site de livecam où des nanas se touchent en ligne en l'échange de quelques tokens rémunérateurs. La page me dit « Connectez-vouz », avec un Z. On a qu'à dire que non.

7 h 30

En me réveillant le lendemain matin, je fais les comptes et ce n'est pas beau à voir. En une journée banale, j'ai dépensé plus de 1 800 euros. Soit presque 700 euros de plus que les 1 143,72 € nets d'un SMIC mensuel en 2016. Sans compter les abonnements à l'année auxquels j'ai souscrit.

Pire encore, j'ai signé pour me faire harceler de milliers de mails en donnant mes informations personnelles au moins vingt fois. Je n'étais pas seulement un esclave, j'étais un produit qui sera à son tour revendu comme une machine de consommation potentielle. Qu'on pourra gaver de tout ce qui correspond à ses fantasmes, ses lectures, ses séries préférées, les destinations qui le séduisent (ou presque). Et tout ça pour la modique somme de 1 800 euros. Quelle affaire.

Qu'Internet soit un puits sans fond, ce n'est pas vraiment une surprise. Pourtant, ce n'est pas le plus dérangeant. La perte de temps est bien pire. Presque la moitié de ma journée a été avalée par des choses que je n'avais pas envie de faire, de lire ou d'acheter. Mais au bout du bout, le constat le plus terrible, c'est que toutes ces solutions miracles qui gravitent dans les tréfonds de l'Internet attirent de vrais gens. Si elles existent, c'est qu'elles font du fric.

Alors la prochaine fois que vous râlerez contre une pub sur le Web, pensez à cette femme qui a honte de son poids et qui va s'empoisonner avec de la merde. Pensez à cet homme psychologiquement ravagé par son impuissance au point de croire une bannière pub plutôt qu'un médecin. Pensez à tous les malheureux invisibles qui tombent dans le piège. C'est bon, vous y avez pensé ? Vous êtes émus ?

C'est bien, vous commencez à obéir au maître.

Jean-Baptiste est sur Twitter.