Le Petit enfer des facs de lettres françaises
Un sympathique lecteur, pas nécessairement en fac de lettres. Image via Flickr.

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Le Petit enfer des facs de lettres françaises

Pourquoi le seul fait de lire rend-il les étudiants en lettres si insupportables ?

Il est devenu commun de revenir sur les travers des étudiants en école de commerce ou de communication. Loin de moi l'idée d'en faire autre chose que la lie de l'humanité, soit. Mais l'humaine condition étant ce qu'elle est, l'observation d'une partie prétendument « opposée » des étudiants français se révèle toute aussi plaisante. Car de fait, les mecs et meufs en fac de sciences humaines, et plus particulièrement en fac de lettres, sont souvent à chier. Je le sais parce que je les côtoie.

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Je fréquente en effet une grande partie des personnes composant une promotion de Lettres classiques ou de Lettres modernes inscrites à l'université. Leurs parcours, pour une majeure partie, ressemble à celui-ci : après deux années de classe préparatoire infructueuses ou deux années d'études universitaires réussies, ces jeunes adultes se retrouvent tous en Licence 3 de Lettres. En conséquence, ils seront appelés à former pour 90 % d'entre eux la future armée de professeurs de l'Éducation Nationale, ce grand corps étatique, souvent haï.

En L3, l'étudiant a appris à vivre en relative autonomie. Il n'est plus le tout jeune homme ou la toute jeune femme que ses parents ont enfin libéré dans une grande ville. Il a eu le temps de se façonner un peu plus sérieusement, dans ses attitudes et ses pensées ; assez en tout cas pour qu'en cette troisième année, les différences entre les étudiants s'accusent et que leur ridicule propre se fasse jour.

Le ridicule des étudiants en école de commerce – en y incluant ceux des divers IEP en France, bien entendu – est simple à définir en ce qu'il tient à une relative uniformité. Ce sont les mêmes fils et filles issus de la classe moyenne aisée : pas assez réfléchis pour penser intelligemment à leur avenir, et pas assez intelligents pour faire de réelles grandes études. Ils adoptent les mêmes attitudes, les mêmes modes de pensée, vont aux mêmes soirées, se bourrent la gueule de la même façon et couchent ensemble dans les mêmes positions.

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Le ridicule des étudiants de Lettres, lui, s'enrobe de particularités savoureuses : celles relatives à leurs lectures, à leurs auteurs, et à la manière qu'ils ont de les afficher. Car si nous partageons tous le même fond pulsionnel, nous ne l'exprimons pas de la même manière en fonction de qui nous sommes et de ce que nous choisissons de montrer. « L'intellectualité » de ce type d'études donne aux étudiants de littérature la possibilité de se croire différents des autres – comme ces gens qui se font des tatouages à signification profonde – tout en restant, bien entendu, habité des mêmes désirs et des mêmes lâchetés que n'importe qui. Peut-être que l'école ou l'histoire française, dans la manière qu'elle a d'aborder la littérature, n'y est pas indifférente : en tout cas elle donne lieu, à partir de la troisième année de faculté, à une possibilité de classification des étudiants en différents sociotypes que j'exposerai ainsi :

Photo via Flickr.

Les Décadentistes

Obligatoire dans n'importe quelle promotion de lettres qui se respecte. Ils prennent très soin de leurs apparences, s'habillent avec du velours, beaucoup de velours, et s'entraînent chez eux à tenir leur cigarette de la manière la plus élégante possible. Les mecs les plus extrêmes gardent même dans leur poche leur pipe et leur blague à tabac, avec leur montre à gousset. Leur bible est À rebours de Huysmans. Leur rêve, comme le héros du roman, est également de s'enfermer chez eux hors de cette société matérialiste, qui ne les respecte pas assez pour ne pas leur avoir donné des parents riches et ainsi les passe-droits pour exprimer leur mélancolie et leur sensibilité à la vie dans des bars de palaces. Un avantage : provocation et sentiment de la futilité du monde obligent, les rates de ce groupe sont classes et ont la cuisse plutôt légère. Invitez-les chez vous, achetez une bouteille d'absinthe, faites des phrases à rallonge et à hésitation, regardez un Jim Jarmusch et passez quelques nuits pas trop désagréables.

Les Rouges

Ils étudient la littérature parce qu'ils croient encore aux « forces de l'esprit », ou un truc du genre. Ils viennent d'un milieu pauvre et en sont fiers : cela vaudrait en tant qu'illusion parfaitement légitime si seulement ils pouvaient essayer de parler parfois d'autre chose que de « lutte des classes » et de « droit au bonheur ». Leur livre de chevet est L'Insurgé, de Vallès. Malheureusement, les efforts qu'ils font pour assister à l'ensemble des manifestations syndicales les empêchent manifestement de prendre le temps de s'habiller correctement et de se doucher tous les jours. Je n'exagère pas. Je n'ai toujours pas compris comment ces mecs peuvent encore penser que la forme soit négligeable par rapport au fond. Mais l'important, pour eux, n'est pas là : il s'agit bien sûr de se donner les moyens soi-disant intellectuels de « s'élever » par rapport aux autres, en attendant la Révolution, laquelle finira comme chacun le sait de couper les têtes qu'il faut. Il y a toujours quelques jolies filles dans leur lot : simplement pour prouver que vous voulez renverser le capitalisme le travail sera long, il faudra surveiller toutes vos paroles et ranger au fond du tiroir ce T-shirt FYJC que vous aimez tant.

De fait, les lecteurs de poésie méprisent ceux qui n'en lisent pas, les décadentistes méprisent tous les lecteurs d'œuvres « engagées », les symbolistes méprisent les réalistes et les réalistes méprisent les symbolistes.

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Les Premières de la classe

Elles n'ont toujours pas compris qu'elles ne sont pas obligées de se projeter immédiatement dans la préparation du Capes ou de l'agrégation. Lunettes rondes, queues-de-cheval, ballerines, elles forment de petits groupes, restent entre elles, n'admettent personne d'autre, et franchement, on se demande ce qu'elles trouvent de si spécial à la littérature pour leur consacrer cinq années d'études – puis leur vie. Elles n'ont pas de livre, pas de courant littéraire, pas de mode de pensée préféré. Elles ne sortent pas. Elles ne se cultivent pas au-delà des références attendues dans les dissertations et les travaux de recherche qu'elles écriront. Elles sont toujours sérieuses, étudient chaque texte avec l'œil froid et rigoureux de l'analyste formelle, et ne se privent jamais de souligner les manques de connaissance théoriques des autres étudiants. Au fond, elles sont surtout des psychorigides qui ont choisi ce domaine de compétence pour asseoir à vie leur autorité sur des êtres plus faibles et moins instruits : leurs futurs élèves. Je pourrais vous dire qu'elles me font rire, mais, honnêtement, elles me font peur. Ah oui, impossible de passer une nuit avec elles. Et je ne sais toujours pas où elles trouvent leurs mecs ni à partir de quels critères.

Les Solitaires

Ils font tout en étant toujours seul. Les travaux dirigés, les études de texte, les sorties culturelles. Ils se font un plaisir ou un devoir, manifestement, de tout vivre sur le mode de la solitude. En cours, ils répondent poliment aux bonjours de leurs camarades mais n'iront jamais vers eux. Ils ont leurs auteurs favoris, poètes évidemment compliqués mais pas trop grand public non plus, par exemple Jacques Dupin. Ces gars et ces meufs sont des mystères : comment, dans chaque promo, peut-il y avoir cinq, six personnes qui choisissent toute l'année de ne se mêler à personne et se satisfaire de leur petit îlot de solitude ? Rêvent-ils en secret d'être le prochain Rimbaud, renversant toute l'histoire littéraire du haut de leur génie, exécrant l'humanité derrière leurs formules de politesse à l'entrée de l'amphi ? Sont-ils tenants d'un rapport au monde exceptionnel, qui leur permet de vivre absolument bien en étant absolument seul ? Je n'ai vu de tel cas de solitude assumée et libre qu'au département Littérature de l'université que j'ai brièvement côtoyé. Je n'imagine même pas qu'ils ou elles soient dotés d'organes sexuels.

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Photo via Flickr.

Je pourrais continuer à vous parler d'autres sociotypes, notamment celui des filles en surpoids qui connaissent par cœur la tragédie classique du XVIe siècle, mais j'ai peur que fonder un groupe sur un critère physique soit mal accepté par les lecteurs de cet article.

En bref, les facultés de lettres sont rarement des lieux de bonne entente, d'enthousiasme intellectuel et de camaraderie adulte. De manière différente, mais pour autant relativement semblable, certaines scènes font plutôt penser à des schémas de cours de récré, où chacun juge l'autre du coin de l'œil en fonction du groupe auquel il appartient, des « défauts » de sa pensée ou des limites qu'il rencontre. Pas ce à quoi l'on s'attend lorsqu'on croit avoir quitté depuis bien longtemps la cour du lycée.

Je me suis alors demandé, le plus honnêtement du monde, si le modèle scolaire français était si innocent que ça dans cette « course intellectuelle » à laquelle il m'a été donné d'assister. Car en effet, chacun pense avoir la meilleure pensée de la littérature. Chacun pense s'être approprié les auteurs les plus importants.

De fait, les lecteurs de poésie méprisent ceux qui n'en lisent pas, les décadentistes méprisent tous les lecteurs d'œuvres « engagées », les symbolistes méprisent les réalistes et les réalistes méprisent les symbolistes. Chacun rejoue à son petit niveau les querelles qui agitent la littérature depuis des siècles. C'est précisément ce qui est ridicule – et qui pose par là problème. Pourquoi ces années qui ne devraient être que relâchement et découverte, boulimiques de lectures aussi diverses que possible, pourquoi ces années se transforment-elle en guerre des clans ou chaque individu se spécialise d'ores et déjà dans un domaine restreint de savoir ? Et dont il se sent obligé de s'approprier tous les codes, jusqu'au plus accessoire ?

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La réponse tient probablement au modèle élitiste de l'éducation française. Celui-ci infuse en effet les esprits des étudiants français dès leur adolescence : ayant conscience qu'il faudra être le meilleur dans un champ d'application restreint, devenir « spécialiste de », et d'abord du sujet sur lequel portera son futur mémoire, l'étudiant se confine de lui-même très tôt dans ce qu'il croit être le « mieux » pour lui. Ajoutons à cela l'orgueil naturel à tout être humain et le poids prestigieux indéniable que les études de Lettres gardent pour ceux qui ont quelque conscience historique.

Cela n'encourage pas les kids de notre génération à prendre les choses de l'esprit de manière plus cool. La pression que fait porter le système scolaire français sur la langue et la littérature de notre nation (qui reste objectivement la meilleure du monde) représente, je le crois, un frein et un enfermement plutôt qu'une ouverture et un enthousiasme.

Il m'a été donné d'étudier en Allemagne, et d'habiter aux États-Unis : dans ces deux pays, le rapport des jeunes adultes à la littérature est bien plus détendu qu'en France. On n'a pas peur de partir sur l'expression de ses sentiments, même un peu naïfs, quant à la lecture d'une œuvre, et la prise de parole sous forme de mini-débats réguliers pendant les cours en Allemagne, permet une réelle circulation des idées et de la joie parmi les étudiants. Il n'y a pas de dichotomie entre « ceux qui savent » et « ceux qui ont peur de ne pas savoir ». Et je n'ai nulle part remarqué des étudiants plus idiots, des professeurs moins compétents ou des travaux de recherche moins sérieux chez nos frères germaniques.

Ce mot d'ordre semble vieux comme l'invention de l'imprimerie, mais il serait pourtant temps de donner une autre impulsion au rapport que nous entretenons à la littérature : à avoir moins peur des œuvres classiques pour les uns, à être moins méprisant pour les autres. À en parler plus librement et plus simplement pour tous.

Et quand vous verrez quelqu'un attablé à un café en train de lire un livre, demandez-lui de quoi ça parle et s'il aime l'histoire. Vous ne le dérangerez jamais.

Aurélien est sur Twitter.