Illustration de Julia Kuo
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Société

Comment mes parents ont tenté d’exorciser mes démons lesbiens

Élevée au sein d'une famille fondamentaliste, j'ai été rejetée après avoir admis mon homosexualité.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Ayant grandi dans une famille évangélique, la laïcité était, pour moi, un concept très lointain. À 14 ans, Jésus était mon Justin Bieber – une figure masculine accessible et attentionnée, qui m'obsédait. Un homme en qui je pouvais voir qui je voulais – un petit ami, un fidèle compagnon, une figure paternelle. Ma relation avec le fils de Dieu m'a fait me sentir spéciale, comme si j'avais des super-pouvoirs. Je ressentais une profonde inquiétude pour ceux qui ne croyaient pas en lui et qui allaient brûler en Enfer. Dans mon imaginaire, l'Enfer se trouvait au fond d'un volcan – des bassins de soufre et des roches en fusion où Catholiques, Juifs, mères célibataires et amateurs de yoga allaient souffrir pour l'éternité.

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Dans cet univers clos, je n'avais pas le droit de regarder Musclor à cause des thèmes occultes qui y étaient abordés. Je n'avais pas non plus le droit de lire les livres du Dr Seuss parce qu'aux yeux de ma mère, l'art était quelque chose de bizarre et de maléfique. J'ai participé à une manifestation pro-vie où j'ai fièrement arboré des panneaux qui disaient « L'avortement tue des bébés » et « L'avortement blesse les femmes ». On m'a convaincue que le sexe hors mariage était le pire pêché au monde. Je n'ai jamais rien remis en question. Je croyais vraiment à tout cela.

Ma famille a fréquenté l'église pendant plusieurs décennies. Mon grand-père était prêtre évangélique depuis la fin des années 1940. Ma grand-mère, mes oncles, ma mère et lui parcouraient le monde pour chanter les hymnes de l'album qu'ils avaient enregistré – sur cet album, ma mère chantait « Let Me Touch Him ». Mon grand-père prêchait de manière dramatique ; il secouait le poing devant l'audience tout en dénonçant les tentations diaboliques que représentaient les films scandaleux et les jupes courtes.

Jusqu'à mes 14 ans, je ne savais même pas que l'homosexualité existait. J'avais joué dans le spectacle Joseph and the Amazing Technicolor Dreamcoat – j'y avais rencontré un gay qui n'avait aucun sens de la honte et un charisme comme je n'en avais jamais vu auparavant. J'allais passer les deux prochaines années à regarder des chaînes musicales et à prendre ainsi connaissance des différents types de personnes qui existaient sur terre. C'est là que j'ai connu Madonna, au sommet de sa provocation sexuelle avec « Truth or Dare » et l'album Erotica – ce qui a chamboulé mon petit monde. Le concept d'une sexualité féminine sans complexe et l'idée que deux personnes du même sexe puissent avoir des relations sexuelles ont brisé ma carapace en mille morceaux.

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En 1996, je terminais le lycée et découvrais Internet. Je passais plusieurs heures par jour sur les sites de chat, à écouter de la musique, lire des livres et regarder des films – toutes ces choses profanes qui m'étaient complètement étrangères. Un soir, j'ai chatté avec un utilisateur nommé Andie – que je pensais être un homme et qui me draguait à fond. Quand je me suis connectée le lendemain, Andie m'a avoué être une femme. Cette annonce m'a bouleversé plus que je ne le pensais. Ce n'est que quelques jours plus tard que j'ai été capable de lui dire que ça ne me dérangeait pas. En réalité, j'étais encore plus attirée par elle.

Pendant l'adolescence, les seules attirances que j'ai éprouvées étaient envers de jolies filles de mon école, comme cette lycéenne aux boucles blondes et aux yeux verts qui a toujours été gentille avec moi. Je ne pensais qu'à me masturber la nuit sous les draps, en m'imaginant embrasser une poitrine et les hanches d'une femme. Après l'orgasme venait la culpabilité. Ces désirs étaient comme une maladie purulente qui rongeait mon esprit, une perversion qui m'éloignait de la sécurité de l'Église, de l'amour de Jésus Bieber, de l'amour de ma famille, et de la probabilité qu'un garçon veuille de moi. J'ai prié encore et encore pour être libérée de ces besoins, mais rien n'a changé. Jésus m'avait abandonnée et je me sentais seule et terrifiée.

Andie était une femme mariée, mère de deux enfants, qui vivait en Floride avec son mari militaire absent la majorité du temps. Nous parlions au téléphone pendant des heures, elle me susurrait des mots doux avec son accent du sud, tout en criant à ses enfants d'arrêter de se battre. Elle m'envoyait par mail des photos d'elle. C'était une vraie femme de 30 ans, un âge qui, à mes yeux d'ado de 17 ans, paraissait terriblement vieux. Nous faisions l'amour virtuellement, elle inventait des scénarios où elle me faisait jouir avec sa bouche. Je tremblais de désir et me masturbais d'une main tout en tapant sur le clavier de l'autre.

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Ma relation avec Andie m'a fait accepter qui j'étais vraiment sans en avoir honte. J'ai essayé de trouver d'autres sources d'excitation. J'ai passé l'été à être obsédée par Xena la guerrière et à traîner avec les mecs gays que j'avais rencontrés dans le cours de théâtre du lycée. J'ai souvent rendu visite à ma grand-mère, une femme incroyablement intelligente qui avait fait partie de l'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée dans les années 1960.

J'ai fait mon coming out sans le vouloir. Ma mère m'a prise au dépourvu un jour où nous n'étions que toutes les deux à la maison. Elle m'a fait m'asseoir sur le lit à côté d'elle, en me disant qu'elle avait quelque chose d'important à me dire. Elle avait remarqué mon intérêt pour les médias profanes et douteux. Je regardais droit devant, terrifiée. Elle m'a finalement demandé, la voix tremblante, si j'avais déjà eu des pensées homosexuelles. À ce moment-là, je devais décider si je continuais à me cacher ou si je dévoilais qui j'étais vraiment. J'ai choisi de ne plus mentir. C'est la décision la plus courageuse de ma vie.

« Si je te dis la vérité, tu vas t'énerver », lui ai-je répondu. Je n'osais pas regarder sa réaction, j'ai tourné la tête vers le mur en enlevant mes mains des siennes. Elle a éclaté en sanglots et a demandé de l'aide à Jésus. Je ne voulais pas de l'aide de Jésus. Jésus était mon amour de jeunesse, mais j'étais passée à autre chose.

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« Nous pouvons guérir cette homosexualité », a-t-elle finalement déclaré d'un ton ferme qui ne laissait aucune place au doute.

Les Chrétiens évangéliques adorent montrer l'étendue de leur foi de manière dramatique, comme j'ai pu en être témoin des milliers de fois pendant mon enfance et mon adolescence. Chaque été, mon frère et moi partions en voyage avec nos grands-parents à travers les Prairies, une région canadienne. Mon grand-père officiait dans de grandes églises. Les sanctuaires, où avaient lieu les offices, étaient froids, bruyants, sans fenêtres. Sur les murs blancs se trouvaient de géantes bannières dépeignant Jésus sur la croix, avec des phrases comme « le sang de l'Agneau » au-dessus de son corps desséché. La pièce maîtresse était un grand pupitre en bois sur lequel tous les yeux étaient rivés.

J'ai regardé mon grand-père, dans sa position voûtée, prêcher encore et encore. Le sermon ne variait jamais d'un iota. À la fin de l'été, je pouvais le réciter mot pour mot. Ses cris retentissaient jusqu'au plafond. Il mettait en garde contre le Diable, qui essayait toujours de détruire nos vies. Il hurlait les Saintes Écritures qui ornaient la Bible épaisse qu'il tenait entre les mains. Il disait aux membres de la congrégation qu'ils étaient possédés par des démons, que Jésus était le seul moyen d'accéder à la liberté, et qu'ils devaient se purifier avec la lumière de Dieu. Le grand final de son sermon était un appel à la repentance. D'un ton ferme, il invitait les gens à venir se libérer des démons qui les asservissaient. Je l'ai regardé, encore et encore, presser sa paume sur les fronts des hommes, femmes et enfants. Il appelait à la pureté de leur âme, criant dans son microphone avec ferveur, jusqu'à ce que ces pauvres gens ne commencent à se secouer violemment en grommelant du charabia.

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Ce phénomène était un langage secret pour communiquer directement avec Dieu, et consistait à émettre des bruits nasaux répétitifs. Les acclamations de l'audience, les cris, la voix amplifiée de mon grand-père mêlé aux bredouillages – tout cela altérait la réalité. Tout semblait hallucinogène, fou.

Cette performance – que les laïques appellent exorcisme – a gagné en popularité dans les années 1990, quand le mouvement Satanic Panic a connu son apogée. Les Chrétiens évangéliques croyaient qu'un groupe clandestin de satanistes essayait de se hisser au pouvoir, infiltrant insidieusement les esprits des adolescents par le biais de moyens d'expressions occultes, comme le heavy metal, Donjons et Dragons et Freddy Krueger. Cette chasse aux démons n'était pas exclusivement réservée aux prédicateurs comme mon grand-père. Les librairies chrétiennes vendaient de minuscules flacons d'huile sainte. Cette huile avait, paraît-il, le pouvoir d'effrayer les démons et servait à oindre les gens et les objets que l'on croyait être des outils de Satan. Mon frère en avait un flacon sur l'étagère de sa chambre. C'était une petite bouteille bleue. Il n'y avait pas d'étiquette, mais je savais ce que c'était. Je n'ai jamais osé y toucher, ça ne m'inspirait que du dégoût et ça empirait ma peur de Dieu.

Les mois suivant mon coming out, la tension chez moi était omniprésente ; elle devenait de plus en plus importance, jusqu'à emplir chaque pièce. Le sujet était rarement abordé. Parfois, mon père critiquait mon intérêt pour Xena. Il arrivait qu'un ami de la famille dépose un livre chrétien sur mon oreiller. Ma mère gardait le silence, subissant la vie comme un martyr. Je savais que quelque chose allait se passer et que cette tension allait éclater en confrontation.

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Fin 1996, je suis revenue dans ma chambre d'adolescente après un week-end chez ma grand-mère. En déballant mes affaires, j'ai remarqué une trace de main sur le mur. En regardant de plus près les collages des actrices qui m'obsédaient, j'ai vu qu'une tache graisseuse masquait la tête de Bettie Page. J'ai analysé le reste de mes effets personnels, à la recherche de traces de mains. Il y en avait partout. Les modèles nus que j'avais dessinés au collège étaient couverts d'énormes décolorations graisseuses. Les sculptures que j'avais faites de la Vénus de Willendorf ruisselaient de graisse. Les preuves de ma sexualité avaient été irrévocablement marquées et, dans un certain sens, détruites. Cette violation de mon intimité me serrait la gorge.

Le message était clair. Ma famille voyait mon petit penchant comme l'œuvre d'un démon qui me possédait. Ça ne faisait pas partie de moi, c'était maléfique et ça vivait dans mon corps. Ma mère m'a plus tard déclaré : « Je t'aime, mais je n'aime pas la partie homosexuelle de toi. »

Ce n'est que quelques mois plus tard que j'ai appris ce qu'il s'était passé. Ma famille avait invité un groupe de gens de l'église pendant que j'étais partie. Des gens en qui j'avais eu confiance et que j'avais aimés. Ils se sont rassemblés dans ma chambre pour pousser les démons homosexuels à me laisser tranquille car j'appartenais à Jésus, à l'Église et à ma famille.

Ensuite, comme cela arrive souvent avec les extrémistes religieux, les choses sont devenues hors de contrôle. Ils se sentaient tellement menacés par cette chose en moi qu'ils ont détruit mes objets personnels à grand renfort d'huile.

En m'allongeant dans mon lit au milieu de toutes ces traces d'huile, j'ai ressenti toute la colère et le rejet qu'elles représentaient. Six mois plus tard, mes parents m'ont annoncé que je n'étais plus la bienvenue dans leur maison. Quand j'ai eu mon propre appartement, j'ai accroché de nouvelles images symbolisant ma véritable personnalité, sur mes propres murs. Ça m'a permis de retrouver ma fierté. J'ai toujours gardé ces deux sculptures tachées avec moi. Aujourd'hui, elles trônent sur mon étagère. Elles me rappellent des choses assez simples, au fond : il faut faire preuve de courage, ne pas avoir honte, ne pas avoir peur de l'inconnu, et toujours être soi-même.