Les fleurs artificielles du cimetière de Cayenne
Un « jobeur » au cimetière de Cayenne, en Guyane.

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reportage

Les fleurs artificielles du cimetière de Cayenne

Le chikungunya et l'économie fragile du département contraignent les Guyanais à honorer leurs morts avec des chrysanthèmes en plastique.

Toutes les photos sont de Johanna Himmelsbach

Les milliers de fleurs soigneusement alignées devant les « Libre Service » de Cayenne plusieurs semaines avant la Toussaint sont toutes fausses. Œillets, roses, pivoines et un tas d'autres variétés parfois difficilement identifiables sont disponibles dans à peu près tous les coloris, et parfois même recouverts de paillettes. Les fleurs sont placées dans des petits pots en plastique remplis d'un mélange de sable et de ciment­ - uniquement de sable pour les moins chers - et attendent de trouver preneur sans faner sous les 33°C de la fin octobre.

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J'ai cru trouver l'explication à cette opulence de plastique et de tissu sur les grandes affiches de l'« Opération Toussaint » placardées par l'Agence Régionale de Santé dans le centre-ville, lesquelles demandaient à chacun de prendre ses responsabilités pour « mieux combattre la reproduction du moustique (Aedes aegypti) », vecteur de la dengue et du chikungunya.

Mais d'après un vendeur paisiblement installé devant sa plantation factice, cet engouement pour le synthétique est avant tout une question de moyens : les œillets se trouvent pour 2€50, et les plantes les plus « chic », comme les lys tournent autour de 8 euros.

La Guyane est l'un des départements les plus pauvres de France (selon l​'Insee, en 2006, « près de 25% des ménages guyanais vivent en deçà du seuil de pauvreté »), mais l'argument économique ne semblait pas être la seule explication de l'engouement pour les fleurs artificielles : dès nos premiers pas dans le cimetière de Cayenne, un grand dreadeux un peu timide s'est approché de nous un seau à la main pour nous demander si on avait besoin d'un « job ». Apparemment, environ 200 personnes, principalement des jeunes Créoles noirs, arpentent les allées du cimetière pendant toute la deuxième moitié du mois d'octobre pour réaliser des travaux d'entretien sur les tombes.

Ces « jobeurs » repeignent, désherbent, astiquent les tombes ou les recouvrent de « jurique », un mélange de sable et de coquillages qu'on retrouve surtout sur les tumulus peu fleuris. Le tout « pour 25 euros la tombe, un peu plus selon les travaux, et jusqu'à 40 pour les grosses ». Un jobeur nous a quand même affirmé qu'il y avait moins de demande ces dernières années et que la plupart de ses clients étaient des familles pour lesquelles il avait déjà travaillé précédemment. Un article du quotidien France-Guyane confirme que ces petits boulots ​sont de plus en plus rares, bien qu'ils semblent indispensables à ceux qui les recherchent. « J'aime bien faire ça : c'est du travail et j'aime bien travailler », nous a assuré ce jobeur, le seul à avoir accepté de nous parler. Quand on s'est approchés de son groupe, dont on avait croisé les visages plus tôt dans l'après-midi, il s'est tout de suite dispersé. Le travailleur a replacé une tresse derrière son oreille et nous a dit en haussant les épaules : « Peut-être qu'ils ont honte ».

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Dans le carré des enfants, où tombes et fleurs étaient majoritairement blanches, un septuagénaire fixait un bouquet de chrysanthèmes synthétiques à l'aide d'un gros rouleau de scotch. Un peu plus tôt, une Créole avait expliqué à Johanna que si les fleurs naturelles avaient laissé place à ces ersatz, c'était pour éviter les vols, trop nombreux : les fleurs subtilisées étaient ensuite revendues et allaient décorer une nouvelle tombe. Un genre d'économie en circuit fermé qui ne devait pas plaire à tout le monde. J'ai demandé confirmation au vieux, qui se targuait d'avoir passé une grande partie de sa vie à Paris « intra-muros. Pas comme ces gens qui disent qu'ils viennent de Paris alors qu'ils vivent en Seine-Saint-Denis ». Il a fait référence à Brassens, pesté un peu contre les sans-abri sans quitter des yeux la tombe de ses quatre « grands petit-frères », tous morts avant sa naissance. Mais il n'a pas su m'expliquer de quand datait l'hégémonie du plastique.

En fin d'après-midi, pendant qu'environ 150 personnes ­- principalement des Créoles vêtus d'élégantes tenues blanches - assistaient à la messe, quelques familles bavardaient déjà dans les allées. Au milieu des tumulus de terre, des tombes en marbre « à l'occidentale » ou de celles carrelées plus typiques des Antilles et de la Guyane, on distinguait quelques monuments en forme de pagodes : dans ce cimetière interconfessionnel, les tombes des Créoles se mélangent à celles des Chinois, dont la présence remonte à près de 200 ans, quand les dirigeants français ont tenté de transformer leur petit territoire d'Amérique du Sud en colonie à thé. Les billets de culte, qui brûlaient par poignées dans des seaux métalliques, semblaient faire écho aux fleurs artificielles qui jonchaient les sépultures. Mais la bière, les cigarettes et les biscuits disposés devant les portraits en médaillon étaient, eux, bien réels.

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Avec l'obscurité, le cimetière est devenu plus animé. Des couples vieillissants, des familles entières et quelques touristes déambulaient de tombe en tombe en parlant à voix haute. Les guirlandes d'ampoules et les centaines de bougies renforçaient l'ambiance quasi bucolique de ce « jour positif ».

Dans l'allée centrale, une vieille solitaire se recueillait paisiblement sur une large pierre tombale en marbre qu'ornaient quatre bouquets d'anthuriums, qui comptaient parmi les rares fleurs naturelles du lieu.

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