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Culture

J’ai fait tricoter un costume SM à des petites mamies

Comment interroger la sexualité des personnes âgées avec de la laine, du coton et du bondage.

Photos et texte de Mehryl Levisse

Tout a commencé il y a un an, quand j'ai été invité en résidence par un centre d'art afin d'intervenir en milieu hospitalier. Initié par le ministère des Affaires sociales et de la Santé, ce projet « Culture à l'hôpital » devait permettre aux patients de prendre part activement au processus de création d'une œuvre.

À deux mois du début de mon atelier, j'ai appris que mes interventions se feraient dans deux maisons de retraite. Ma volonté était de proposer une ligne directrice afin de définir un point de départ, mais aussi de penser, de construire et d'imaginer le projet avec les résidents sans rien imposer. Durant la première semaine, nous avons échangé, écouté et fait connaissance. L'envie de tricoter pour la plupart des pensionnaires est apparue dès la première séance. Tricoter sans but réel autre que celui de monter des mailles et de s'occuper.

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Séance après séance, un rapport ambigu et des pensées « interdites » envers moi ont été exprimées par quelques résidentes. Du simple « Mais qu'est-ce qu'il est beau, il sourit tout le temps », on est passés à des propos plus équivoques comme : « Je me noierais bien dans le bleu de tes draps comme je me noie dans le bleu de tes yeux ». Ces sous-entendus, souvent suivis d'un « Mais non, je ne peux pas, il a l'âge de mon petit fils », et cet interdit de l'âge m'ont poussé à me pencher sur cette question d'interdit, de tabou et de sexualité des personnes âgées.

Une réflexion en amenant une autre, ne plus tricoter sans but est apparu important. J'ai alors eu l'idée d'une combinaison sadomasochiste en laine, qui mêlerait le tricot à ces réflexions dont j'avais fait l'objet. J'ai proposé cette idée aux équipes et aux résidentes des deux maisons de retraite qui ont aussitôt accepté.

Ce travail n'est en rien une provocation mais plutôt un questionnement et une recherche sur la sexualité chez les seniors. Les tricoteuses et moi avons réalisé un vêtement intégral destiné à mon corps. Les références et interprétations derrière ce tricot sont multiples et je me suis personnellement inspiré des combinaisons en latex du sadomasochisme pour définir la forme et comprendre comment fermer le vêtement, où mettre les fermetures éclairs, etc.

D'un œil extérieur, le tricot est tout autre. Il fait penser à bien d'autres choses – à un vêtement de protection, une couverture en patchwork comme il y en avait dans les années 1970, un vêtement de ski ou, à ce qu'on m'a le plus souvent dit, à une « tenue de terroriste ». Cette dernière comparaison est peut-être liée à l'actualité récente et en dit long sur les pensées des gens.

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Certaines résidentes n'ont pas interprété ce vêtement d'une manière autre que sa fonction de vêtir le corps. Les représentations du SM et les tenues associées à ces pratiques sont très contemporaines, bien trop éloignées et en rupture avec leur quotidien et la sexualité qui a été la leur. D'autres résidentes ont parfaitement compris la nature du costume. Une résidente en charge de tricoter la cagoule a refusé de la réaliser, considérant que si elle faisait des ouvertures dedans, ce serait seulement des trous pour passer les cornes « d'un cocu ».

L'interprétation de ce tricot est libre, et c'est tout là l'intérêt d'une œuvre d'art. On retrouve d'un côté la pensée de l'artiste et de l'autre les projections de chacun. Ce que dit l'artiste dans son travail n'a pour moi pas d'importance ; ce qui est essentiel, c'est l'imagination qui sera éveillée, interpelée et stimulée en fonction du vécu, de l'histoire, des émotions des spectateurs qui se retrouveront face à l'œuvre. L'imaginaire de chacun construit l'histoire.

Chacune des deux maisons de retraite dans lesquelles j'ai travaillé a tricoté un costume et je n'ai jamais mélangé les tricots afin de conserver la diversité des deux groupes et des deux maisons – les deux combinaisons sont très différentes entre elles.

Les résidentes ont tricoté des parties bien précises, des carrés ou des bandes. Le tout a été assemblé par mes soins. Le tricot est rapidement devenu une ouverture à l'autre, mais également un acte de refus et de révolte contre le temps qui passe, contre l'ennui, la morosité et la solitude. Les tricots, qui dans un premier temps n'étaient que le sujet de mon atelier, ont ensuite envahi les chambres des pensionnaires et sont devenus sujet de discussion dans les couloirs, avec une attente très vive de mes interventions.

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Pour moi, le plus important dans ce projet est le plaisir qu'il a apporté aux résidents, le chamboulement de leur quotidien, l'ouverture sur l'extérieur et sur l'art. Pourtant, au départ, l'atelier a rencontré un problème qui aurait pu compromettre son existence. Les journées des pensionnaires sont rythmées par les repas, les visites des familles et le feuilleton télévisé « Les Feux de l'amour », qui a été mon véritable ennemi. Intervenant à la même heure que la diffusion de ce programme, les résidentes ont manifesté leur préférence pour cette série que pour moi. Finalement, il ne s'agissait que de mots, puisqu'elles sont venues avec assiduité à chaque séance.

Il y avait dix personnes dans l'atelier de la première maison et 25 dans la deuxième. La création de ces costumes qui recouvrent tout mon corps a demandé beaucoup de temps. J'ai passé plus d'un mois avec les pensionnaires. Beaucoup de rires ont été échangés pendant la création des tricots et au sujet de leur symbolique. Aussi, les résidentes m'ont raconté de nombreux souvenirs. On m'a conté la guerre, les enfants décédés de maladie, les maris morts au combat, la vie de couple parfois difficile…

Les confidences d'une résidente m'ont particulièrement marqué. Cette pensionnaire a absolument toute sa tête et une parfaite maîtrise de son corps. Pourtant, à chaque séance, lorsqu'elle commençait à tricoter, elle me racontait que lorsqu'elle avait 14 ans, sa mère lui avait appris à tricoter des chaussettes qu'elles envoyaient par colis aux soldats français sur le front. Elle me le disait à chaque fois, comme si elle ne me l'avait jamais dit – c'est dire les réminiscences de souvenirs qu'évoque ce geste. Aussi, à chaque atelier, elle disait que j'étais le premier homme qu'elle voyait tricoter et que ça lui procurait un grand plaisir.

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J'ai délibérément choisi de ne pas montrer le visage des tricoteuses dans mes photos. Si certaines n'ont manifesté aucun souci avec les photographies d'atelier, d'autres ne voulaient absolument pas que l'on voit leur visage, non pas pour le tricot, mais pour l'image de soi que capte l'appareil photo. Il est compliqué de voir son visage changer et se transformer. Je comprends parfaitement que le rapport à sa propre image et au corps devienne problématique avec le temps.

Dans le cadre de ce projet, j'ai également réalisé un film muet inspiré de mes captations photographiques qui sera diffusé dans différentes expositions et festivals durant l'année. Une fois la combinaison assemblée, la résidence du centre d'art porteur de ce projet m'a donné envie de mettre en situation cette combinaison. Ainsi, le film est une œuvre d'une quinzaine de minutes qui présente un corps vêtu du tricot, réalisant des gestes journaliers dans un espace privé. Il questionne la présence du corps dans un lieu de la vie de tous les jours et est complètement dénué de la notion de sexualité – les sujets sont plutôt l'habitude et les postures quotidiennes.

Sur le plan personnel, ce travail dans les maisons de retraite m'a beaucoup enrichi. J'appréhende moi-même de vieillir – non seulement à cause du reflet dans le miroir, mais surtout de peur que mon corps ne réponde plus à mes envies. J'ai aussi peur de perdre mon imagination, mes facultés intellectuelles, mes connaissances, ce pourquoi je travaille et envers quoi j'attache une importance capitale. À quoi bon emmagasiner des connaissances, des souvenirs ou du vécu et acquérir de la sagesse si le cerveau se met à oublier ou à ne plus répondre ?

Grâce à ce projet, j'ai constaté que le possible est toujours présent. Le cerveau n'oublie pas les gestes qui ont été pratiqués pendant des années, même quand on se sent incapable de les refaire. J'ai aussi depuis une image moins négative de la vieillesse.

Mehryl Levisse est un artiste transdisciplinaire français. Retrouvez-le sur son site et suivez-le sur Instagram.