FYI.

This story is over 5 years old.

reportage

Ce que l’on apprend de sa condition lorsqu’on est Noir et qu’on traverse le Sud des États-Unis

J'ai rencontré des gens qui pensent que « les Noirs aimaient leur esclavage » et j'ai alors compris mon pays.
Wilbert en soldat confédéré.

L'été dernier, en compagnie de mes amis Abdullah Saeed et Martina de Alba, je me suis embarqué dans un road-trip pour notre émission sur Viceland « VICE does America ». L'idée des producteurs était d'avoir un Noir, un Musulman et une immigrée hispanique au volant d'une voiture en partance de Los Angeles jusqu'à Washington, soit le chemin des élections présidentielles de 2016. Le but étant de comprendre dans quelle direction les États-Unis se dirigent en ce milieu des années 2010.

Publicité

Notre petite troupe représentait à merveille la diversité si souvent mise en débat par les hommes politiques. Chacune de nos histoires représente en effet l'une des missions auxquelles le pays doit faire face. Martina, qui a dû se démener pour réussir dans ce pays, peut très bien vous parler des difficultés du système de l'immigration aux États-Unis. Abdullah, punk américain d'origine pakistanaise avec un fort penchant pour la weed, représente toute la diversité de l'Islam dans un monde où les musulmans sont trop souvent regardés avec appréhension. Quant à moi, j'incarne le Noir américain à une époque où l'on commence à se demander si la vie des jeunes noirs importe vraiment en Amérique.

Lorsqu'on est partis, on sentait que l'Amérique allait imploser. C'était fin 2015 : le devenait de plus en plus chaud, au sens propre comme au figuré. Les manifestations prenaient de plus en plus d'ampleur et étaient là pour nous rappeler toutes les perpétuelles injustices sur fond de haine raciale qui avaient lieu dans le pays. Mais elles se retrouvaient contrées par la montée de la militarisation des policiers ainsi que par la rhétorique xénophobe de Donald Trump. Et l'ère Obama, emplie d'espoir à ses débuts, a vite été amortie par l'âpre réalité du territoire – et du monde.

Abdullah, Martina et Wilbert en tenue pour un rodéo mexicain .

Martina, Abdullah et moi-même vivions tous à Brooklyn, concentré, comme chacun le sait, de jeunesse, de prospérité, et de volonté de « progrès social » – un havre de paix absolument pas représentatif de l'état du monde, ni du pays. Je pensais, en prenant la route, en savoir plus et surtout mieux comprendre le pays dans lequel je vis et je suis né.

Publicité

Pourtant, même après avoir passé 30 jours à pousser notre caisse sous une chaleur accablante à travers de nombreux d'États et rencontré autant de personnages divers et variés, l'Amérique demeure toujours à mes yeux une contrée bien mystérieuse. Il faut dire qu'observer mon pays de si près me laisse encore béat d'admiration. Je n'ai pas les mots pour expliquer quelle est cette magie qui recouvre le ciel lorsque le soleil se lève sur la terre rougeâtre de Monument Valley, ou pour décrire ce que l'on ressent lorsque l'on se trouve pendu par les bras à un cyprès surplombant les bayous de la Louisiane.

J'ai été tout aussi ému en rencontrant les immigrés mexicains du Texas, lesquels ont monté leur rodéo local, le « Charreada », sur le territoire américain. J'ai aussi rencontré des natifs américains de la tribu Lakota, qui ont fondé un club de moto, et qui parviennent à marier la longue et douloureuse histoire de leur tribu avec un mode de vie de hors-la-loi, celui du « Club des 1 % ». C'est le genre d'histoires que l'on ne peut entendre qu'ici, aux États-Unis.

Sans surprise, j'ai également été surpris et attristé par la haine raciale qui habite les hommes de part et d'autre du pays. Pour notre baptême de feu, nous avons assisté au tournage d'un film porno dans lequel un homme Blanc se faisait cocufier par deux Noirs. J'ai pu y voir tous les bons vieux stéréotypes qui persistent à propos de ma communauté. Le Noir est toujours, quelque part, un sauvage, une bête assoiffée de sexe que l'on caricature à souhait pour l'industrie.

Publicité

Tandis que j'assistais à cette scène sordide où une femme blanche était en train de se faire baiser par deux frères musclés, le metteur en scène m'a dit que son principal public était composé d'hommes du Sud, population qui le sollicitait régulièrement pour que ses films montrent « davantage d'humiliation et de dégradation ». Ils voulaient que l'on expose les Noirs comme des bêtes de foire – et de sexe. Pour capter, il vous suffit de comprendre leur logique dégueulasse : ils ne peuvent être excités que s'ils sont effrayés, voire dégoûtés par les Noirs ; ils se doivent de les considérer non pas comme des hommes, mais plutôt comme une menace. Comme des animaux.

Il est fascinant de constater à quel point ce porno était imprégné du passé colonial du pays. Le stéréotype de l'homme noir, ce cliché lubrique infernal, dissimule la véritable histoire du viol dans l'Amérique coloniale, qui était autrefois monnaie courante. Sauf que c'étaient bien les Blancs qui en étaient responsables. Comment a-t-on pu se détacher de la vérité à ce point dans le seul but de nous diviser ?

J'ai beaucoup réfléchi sur l'imaginaire et la réalité de l'histoire de l'esclavage au cours du voyage. À chaque fois, je me retrouvais face à des chroniques déformées, des bribes de bouche-à-oreille, qui toutes me laissent penser que même si la Guerre de Sécession a pris fin il y a plus de 150 ans, un noyau pourri, veule et raciste, persiste encore aux États-Unis. Toutefois, ce qui m'a le plus désemparé, ça doit être cette nostalgie mêlée de haine que l'on découvre au détour d'une phrase, en s'adressant aux gens.

Publicité

Ces derniers idéalisent parfois des époques révolues, où les règles de vie en société étaient régies par la violence, la domination et l'assujettissement de mes ancêtres.

Divers lubrifiants sur le tournage dudit film porno.

Après le tournage du porno, nous avons fait escale dans la maison de Cliven Bundy située dans le Nevada. Cliven Bundy est le riche propriétaire d'un ranch connu pour avoir mené une lutte contre le gouvernement fédéral des années durant suite à l'interdiction de faire paître son bétail sur ses terres. Il avait fait les gros titres en 2014 quand il avait pris les armes face aux autorités, lesquelles avaient finalement décidé de faire marche arrière. Cet affrontement a fait de lui une vedette sur le plan national, plus particulièrement auprès des partisans du mouvement dit de la « liberté ». Il récitait aux médias ses pontifes, aussi bien sur les droits de l'État que sur son idée des rapports entre les hommes. C'est aussi à cette époque que Bundy insinua que les Noirs « vivaient mieux du temps de l'esclavage », car je cite, « en ce temps-là ils ne demandaient rien à l'État ». Pas même une aide sociale.

Quand je suis entré chez lui, une maison de plain-pied, rustique, cet homme chétif m'a paru presque accueillant. Abdullah, Martina et moi nous sommes assis sur le canapé qui trônait dans le salon, tandis que sa femme sortait de la cuisine avec une assiette pour nous offrir quelques morceaux de pastèque. Je n'y ai pas touché. J'ai plutôt essayé d'engager la conversation pour lui demander où il voulait en venir lorsqu'il avait prononcé de telles conneries. Alors qu'il aurait pu s'excuser auprès de moi pour ses propos, il est resté cantonné à l'idée que les Noirs vivaient « peut-être mieux dans ce pays lorsqu'ils étaient réduits à l'esclavage », lorsqu'ils ne recevaient aucune compensation pour leur travail, quand on leur refusait toute dignité ou ne serait-ce qu'une simple participation au sein de notre démocratie.

Publicité

Ça m'aurait fait plaisir de recevoir ne serait-ce que la moindre excuse de la part d'un type qui a refusé de baisser les bras face à des agents fédéraux armés. Mais non. Au lieu de ça, je suis reparti perplexe de son ranch. Parce que je savais qu'il n'était pas le seul à penser ça. Ils sont des milliers à partager son point de vue à travers le pays. À dire vrai, ça me rendait dingue d'imaginer à quoi pourrait ressembler notre pays, déjà si tourmenté, si leur idéologie devait se répandre davantage, par le biais de l'élection d'un mec tel que Donald Trump.

Wilbert, Abdullah et Martina en train d'apprendre à manier un fusil dans le ranch de Bundy.

Mon interaction avec Bundy fut, il faut le reconnaître, assez bizarre. Mais ce n'était rien à côté de ce que j'ai vu à Jacksonville, en Alabama, lors d'un événement sur le thème de la « Confédération ». Vers la fin de notre périple, les producteurs nous ont lâchés au beau milieu d'une reconstitution de la Guerre de Sécession, en nous disant que les participants étaient, très simplement, « des férus d'Histoire ». À mesure que l'on gravissait les collines où les différents férus d'histoire s'affrontaient impitoyablement, on pouvait voir les stigmates du Vieux Sud, via l'apparition d'impudents drapeaux confédérés en train de s'agiter dans le ciel.

J'avais la vague impression que les choses iraient de mal en pis, mais je m'efforçais d'aller de l'avant. J'ai enfilé un costume – dans lequel je crevais de chaud. De cette façon, je ressemblais à un soldat de l'Union et je me glissais dans les rangs militaires, en lançant des pétards à destination des cosplayers grimés en soldats confédérés. À chaque trêve, j'entendais perpétuellement les mêmes conneries. « L'esclavage n'était pas si mal pour les Noirs », « les esclaves noirs n'ont jamais été violentés », « les esclaves noirs aimaient tellement les États Confédérés d'Amérique qu'ils combattaient volontairement en leurs rangs », etc.

Publicité

J'en avais plein le cul. Il fallait que l'on parte de cet endroit. Les producteurs voulaient que l'on passe la nuit sur le champ de reconstitution, mais en aucun cas je ne pouvais rester là, où des gens pensaient sincèrement qu'un grand nombre d'esclaves noirs trouvaient du plaisir dans leur servitude. À dire vrai, les propos de Bundy étaient moins déplorables.

Au cours de notre voyage, maintes et maintes fois j'ai vu des Américains blancs convoiter une époque passée. Une époque bénie qu'ils sont bien en peine de comprendre, la plupart du temps. Ce n'est qu'après la fin du voyage, à New York, que j'ai réalisé que c'était ce fossé entre ces fantasmes rétrogrades et notre époque qui faisait de l'Amérique une terre sinistre, violente, où il est si difficile de vivre à l'heure actuelle. Et plus encore pendant cette campagne électorale.

Ça me rappelle un passage de Don de Lillo dans son roman Bruit de fond : « La nostalgie est le résultat d'un mécontentement teinté de haine. Lorsque les amertumes restent figées entre le passé et le présent. Plus grande est la nostalgie, plus proche est la violence. » Je me suis aussi rappelé Beenie Man, qui disait à peu près la même chose, en plus succinct : « Quand tu vis dans le passé, tu t'égares. »

Je ne pense pas que je puisse un jour comprendre cette nostalgie haineuse qui habite des hommes tels que Cliven Bundy ou encore les partisans des reconstitutions de la Guerre de Sécession. En tant qu'homme noir vivant en Amérique, il n'y a pas vraiment d'époque qui soit en mesure de me rendre nostalgique, à part peut-être la scène gangsta rap du début des années 1990. Trump et son slogan « Make America Great Again » me paraissent insensés. L'Amérique a-t-elle déjà été clémente envers mes pairs Noirs américains ? Certainement pas pendant l'esclavage, ni sous les lois Jim Crow, encore moins à l'apogée de la célèbre et inutile « war on drugs » des années 1980.

Publicité

Néanmoins, je dois dire qu'il n'y a pas meilleure époque qu'aujourd'hui pour être un jeune noir en Amérique. Au moins, n'est-ce pas, j'ai une chance de me battre avec de nombreux autres et d'assurer ma survie.

Wilbert à la Convention nationale des Républicains, photo de Jason Bergman.

La plupart des relents nostalgiques sont anodins. Les chemises à carreaux sont revenues à la mode, puis les cheveux longs, puis les cheveux courts, et ainsi de suite. En revanche, cette nostalgie confédérée, celle-là même qui a sans doute permis l'ascension de Trump, est inextricablement liée à l'idée de suprématie raciale. La même qui était présente à l'aube de cette nation. C'est une idée selon laquelle les Noirs sont inférieurs aux Blancs, et que ces derniers doivent être à tout prix protégés des hordes de voyous semant le chaos et arborant sans honte leur épiderme noir.

J'avais ressenti le même truc lorsque j'avais fait un reportage pour VICE à la Convention nationale des Républicains de Cleveland, ma ville natale. Tandis que Trump prononçait son discours, à chaque sous-entendu d'un retour de « la loi et de l'ordre », la foule explosait dans de frénétiques applaudissements. La peur, la colère et l'espoir se dessinaient sur les visages des représentants et des sympathisants, tous galvanisés par sa rhétorique du feu et du soufre. On se serait cru dans une de ces pubs pharmaceutiques diffusées tard dans la nuit. Vous savez, ces pubs où l'on vous montre une nouvelle maladie incurable, puis où l'on vous vend le remède. Mais cette fois-ci le problème n'était pas le syndrome des jambes sans repos, non le problème n'est-ce pas, c'étaient les Noirs. Les Noirs, le croque-mitaine américain. Et seul Trump détenait la solution.

Publicité

Lorsque des gens comme Trump disent qu'ils souhaitent un retour de « la loi et de l'ordre », ils se réfèrent à l'ordre d'une époque révolue au sein de laquelle la domination de l'homme blanc dans la société était un fait indiscutable. Si vous avez des doutes, il vous suffit de vous rendre à ses meetings, d'écouter les cris et les pleurs de ses fans, ou bien même d'échanger avec ses sympathisants.

Déjà, il ne faut pas se leurrer : on retrouve la plus grande audience de Trump chez les hommes et femmes blancs non-qualifiés et aux perspectives économiques réduites – et restreintes. Ces derniers, malheureusement, occupent une position de plus en plus marginalisée au sein de la société. De fait, il est à mon avis plus simple pour eux de s'en prendre à l'idée du « Noir sans foi ni loi », aux « musulmans terroristes » ou encore aux « immigrés mexicains violeurs » pour expliquer leurs problèmes, plutôt que de blâmer les institutions privées et publiques qui n'ont rien fait pour eux, si ce n'est porter préjudice à toutes les ethnies.

Car en vérité, nous avons un ennemi commun. Les Blancs aussi sont victimes de la violence de la police. Les Blancs aussi sont victimes de la war on drugs, les Blancs aussi sont victimes des dérégulations du système financier. Mais lorsque ces Blancs se retrouvent démunis, sans argent, sans opportunité et sans espoir, ils sont parfois amenés à se consoler au travers d'une conception pervertie de feu leur « supériorité ». C'est pourquoi ils accourent derrière Trump. Celui-ci leur permet de s'agripper un peu plus longtemps à cette croyance.

Publicité

Wilbert, Martina et Abdullah à la fin de leur voyage.

La bonne nouvelle, c'est que cette nostalgie fondée sur la haine perd peu à peu du terrain et que, de toute façon, elle a toujours été vouée à l'échec. Comme l'a dit James Baldwin, « accepter le passé d'autrui, son histoire, ne veut pas dire que l'on cherche à l'ensevelir. Un passé fabulé ne peut être fécond. Il se fissure, s'écroule sous les contraintes de la vie comme la glaise pendant une saison sèche. »

À l'heure actuelle, Trump est en baisse dans les sondages. Cette baisse est due en majorité à des gens qui se sont rendu compte que la haine entérinée dans l'héritage de la suprématie blanche créait un univers néfaste pour tous. Car elle empoisonne tout ce qu'elle touche. Elle fait ressortir chacun des monstres enfouis en nous.

Au lieu de nous focaliser sur une vision déformée du passé, nous devons nous concentrer afin de savoir comment envisager notre futur. J'ai beaucoup pensé à ça lorsque Abdhullah, Martina et moi nous sommes arrivés à Washington DC. Il s'agissait de la dernière étape de notre périple. Nous sommes arrivés au petit matin, les rues étaient encore désertes, et on roulait le long de l'avenue Pennsylvania en direction du numéro 1600 pour aller voir la Maison Blanche.

On était là, debout, devant les portes, à regarder l'immense édifice dressé devant nous. C'était une source d'inspiration certes, mais aussi de désolation. J'étais là, et je pensais à toutes les personnes, pauvres, que nous avions rencontrées au cours de notre long voyage dans le ventre du pays le plus riche du monde.

C'était tellement fort de savoir qu'entre les murs d'un tel centre de puissance et de pouvoir, dormait un homme noir qui autrefois, comme l'a rappelé Michelle Obama lors de la Convention nationale des Démocrates, avait été « élevé par des esclaves noirs ».

Puis je me suis repris. Je me suis fait plus prosaïque lorsque j'ai réalisé que c'était bien beau d'avoir un président noir, mais que sa présence à la Maison Blanche n'avait pas du tout enterré les restes de haine et de racisme qui, de tout temps, ont rongé le pays. Il y a au moins une chose, certes : sa présence permet de ramener le problème à la surface, comme les lombrics qui remontent sur les trottoirs à la suite d'une pluie d'été. Mais je savais, en dépit de mes sentiments partagés entre ses réussites et ses échecs, que la dernière chose que je souhaitais c'était que l'on regarde vers le passé.

Car l'Amérique n'est pas un « grand pays ». Elle ne l'a jamais été. On le sait, alors maintenant : que faire ?

Wilbert est sur Twitter.