Deux Françaises sortent un photozine sur l’Italie
Les photos sont de Léa Neuville.

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Des fanzines et des Hommes

Deux Françaises sortent un photozine sur l’Italie

Road trip sans Internet et pâtes à la carbonara : nos pérégrinations dans un pays qui ressemble à une chaussure.

Ma grand-mère m'a toujours dit de faire très attention à ne pas me faire agresser. Quand je lui ai annoncé il y a six mois que j'avais l'intention de partir à Rio pendant quelques semaines, son sang n'a fait qu'un tour. Après m'avoir vu revenir sain et sauf, elle m'a posé tout un tas de questions adorables auxquelles j'ai eu bien du mal à répondre. En effet, j'ai pour habitude de ne jamais prendre d'appareil photo en vacances afin de ne pas encombrer mon ordinateur de fichiers .jpg que je ne consulterai de toute façon jamais.

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Aujourd'hui, alors que VICE lance une nouvelle colonne consacrée aux meilleurs fanzines et photozines de France et d'ailleurs, j'ai décidé de donner la parole à Léa Neuville – photographe – et Leslie Auguste – auteure –, à l'origine d'un photozine intitulé Lei. Consacré à un voyage en Italie, celui-ci prouve aux Instagrammeurs du Monde Libre qu'il ne suffit pas d'empiler les clichés de couchers de soleil croates pour créer des souvenirs impérissables. Publié par Gazzar(r)a!, ce photozine est la quatrième publication de cette maison d'autoédition parisienne. J'ai rendu visite à Léa et Leslie, qui m'ont expliqué en quoi ce projet s'inscrivait en rupture des vacances considérées sous l'angle du consumérisme et de l'exhibitionnisme revendiqué.

VICE : De quand date votre voyage ?
Léa Neuville : De 2010. Nous sommes parties pendant trois semaines rejoindre une amie qui était déjà sur place, en Calabre. Je connaissais l'Italie mais n'avais jamais eu l'occasion de la parcourir avec un sac sur le dos. Je m'étais contentée de visiter les villes principales. J'avais été marquée par la juxtaposition d'une luminosité, de monuments, d'un folklore et d'une culture unique.

Leslie Auguste : J'insiste aussi sur le fait que Lei ne s'intéresse pas à ce décorum, mais à une expérience personnelle.

Je vois. Et comment expliquer que ce pays est, quoi qu'il arrive, photogénique ?
Léa Neuville : J'ai toujours été bercée par le cinéma italien, et je considère mes photos comme étant, au fond, assez cinématographiques. Selon moi, c'est sans doute l'inconnu d'un voyage à l'étranger qui rend les choses aussi photogéniques.

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Pamela Maddaleno, une amie et photographe avec qui j'ai cofondé la maison d'édition Gazzar(r)a!, est italienne. Sur ce projet, elle est intervenue dans la sélection et l'agencement des images. Son point de vue a permis, il me semble, de trouver un équilibre entre folklore et « cliché » – dimension que j'assume totalement.

Quel regard portez-vous sur la carte postale, exercice imposé et très formaté ?
Leslie Auguste : Il est évident qu'une carte postale est la définition même d'un écrit rempli de lieux communs – tout l'inverse d'une lettre, en fait.

Léa Neuville : Oui, on pourrait dire que Lei est avant tout une juxtaposition de vraies cartes postales – une vérité à comprendre dans le sens d'un effacement du formatage et pas d'une réalité absolue des faits.

Leslie Auguste : En fait, les textes ne respectent pas la chronologie de notre voyage. Certains faits ne se sont pas déroulés en Italie, et certains souvenirs ont été inventés. L'important était de rendre compte de la couleur du voyage. On pourrait dire que l'on est en face d'un document falsifié, mais honnête.

Votre travail est un récit de voyage, en fait.
Leslie Auguste : Sauf qu'un récit de voyage évoque les sensations extérieures, le rapport à l'environnement, aux autres. J'ai préféré insister sur ce qui est du domaine de l'introspectif, en rédigeant un texte dans un style très banal et empreint d'une ironie légère.

Léa Neuville : Le texte de Leslie évoque des sensations que tout le monde connaît en voyageant – cette chose assez bizarre que l'on ressent et qui nous pousse à régler nos comptes avec notre propre vie quand on en est le plus éloigné.

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Quels souvenirs conservez-vous de ce voyage ?
Leslie Auguste : Avec du recul, je dois dire qu'une chose m'a frappée. Quand j'ai classé mes photos dans mon disque dur, j'ai noté une absence quasi-totale de fichiers datés de 2010 – l'année de notre voyage. Avant cette date, j'utilisais beaucoup un appareil numérique de base. Après cela, les téléphones portables se sont développés de manière exponentielle. Je pense que cette absence nous a permis de créer notre propre narration – à la manière d'un puzzle dont les pièces ont été agencées selon notre volonté.

Il est étonnant de voir à quel point nous avons pu oublier certaines étapes de notre voyage – l'oubli est indispensable, car il porte en lui les germes de la fiction.

Les réseaux sociaux empêchent-ils d'oublier ?
Léa Neuville : Ma fascination pour les souvenirs est nourrie par une nostalgie toute personnelle, mais également par la critique de l'époque actuelle – tant sur le plan photographique qu'en termes de relation humaine.

Aujourd'hui on prend des photos avec nos téléphones, on les poste à la minute sur les réseaux sociaux et on n'en parle plus. La transmission par le récit ou par l'image de ce qui fait l'essence du vécu a disparu. L'imaginaire n'est plus activé. On s'attarde sur le factuel mais sans les émotions.

Notre pari, c'est d'assumer le fait que tourner des pages, sentir le grain du papier sous ses doigts, c'est une petite résistance face au triomphe du virtuel et à l'automatisme des réseaux sociaux.

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Dans Lei, il y a une forme de résistance à la facilité – cette immédiateté du post, du like et du « partage » qui mène au silence. Créer un photozine avec des photos de vacances et demander à Leslie d'en faire le récit littéraire, c'est proposer un espace propice à la lecture, à la manipulation et à l'imagination.

La dimension temporelle est essentielle à vos yeux.
Léa Neuville : Tout à fait. Sur les réseaux sociaux, régis par l'automatisme de l'immédiateté, on morcelle sans hiérarchie, on cristallise à tout va. Un voyage se vit et se digère. Cette lenteur permet de trouver des mots appropriés, des photos adaptées au partage, non pas de l'événement en soi, mais du sens qu'il a pris pour nous.

Je rapprocherais cela du travail du photographe utilisant un appareil argentique. Il y a une attente importante entre la prise d'une photo, la fin d'une pellicule, la découverte des images après développement et la sélection finale des clichés.

Le choix du format – une sorte de carte routière – semble lié à cet impératif de lenteur.
Léa Neuville : Cet objet permet d'interroger le lecteur sur la temporalité. Notre pari, c'est d'assumer le fait que tourner des pages, sentir le grain du papier sous ses doigts, c'est une petite résistance face au triomphe du virtuel et à l'automatisme des réseaux sociaux.

Pourquoi avoir choisi un papier aussi fragile ?
Léa Neuville : Cette fragilité est voulue – comme toute carte, Lei est destiné à s'abîmer. De plus, les photos n'auraient pas forcément eu leur place dans une exposition sur papier glacé. Elles s'inscrivant dans un quotidien.

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Comment avez-vous articulé le texte et l'image ?
Leslie Auguste : Léa m'a fourni différentes photos, et j'ai travaillé le texte à partir de ces images. Ensuite j'ai tiré le fil des souvenirs, je les ai arrangés ou inventés. J'ai composé des blocs. Il fallait que le rythme soit rapide, que les blocs se suivent à la vitesse du voyage.

Léa Neuville : Sans oublier le fait que la sélection des images s'est faite après avoir reçu le texte de Leslie. J'ai eu la possibilité de réinventer une chronologie face à un texte que je n'avais pas écrit. La photographie a beau être un objet qui ne « trompe pas », on peut tout à fait le modeler. D'ailleurs, l'une des photographies n'est même pas tirée de notre voyage en Italie ! Je l'ai placée à un endroit précis uniquement pour la narration.

En fait, il faut insister sur le fait que les photos ne sont pas des illustrations, et les textes ne sont pas des légendes. C'est l'ensemble qui constitue la cohérence de Lei.

Je vois. Merci beaucoup.

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