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Collage : Vincent Vallon
Life

Qui sont les grands gagnants du jeu des violences policières cette semaine ?

Au petit jeu de la récupération politique à qui on n'avait rien demandé ces derniers jours, Spotify, Donald Trump, la Préfecture de Police de Paris et les gens sur les réseaux sociaux tirent particulièrement leur épingle.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

« Deux évènements bien différents. » C’est ainsi qu’une partie de la classe politique (et médiatique) s’est attelée à mettre (ou ne pas mettre) en perspective la mort de George Floyd aux États-Unis la semaine dernière avec celle d’Adama Traoré survenue il y a quatre ans en France. Et s’il est certes aisé de dresser un parallèle entre des pays à l'histoire et au contexte socio-politique distincts, il n’y a pas forcément besoin d’être docteur en sciences sociales ou historien des idées pour déceler une ligne de fuite entre, d'un côté, une mémoire maculée d'esclavage, et de l'autre, un impensé post-colonial toujours tenace. Quant à se demander si le racisme d’État peut être encore soluble dans l’État de droit en 2020, il suffisait de voir les 20 000 jeunes manifestants mobilisés mercredi dernier devant le TGI de Paris pour se rendre compte que comme souvent, la réponse était dans la question.

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En ce qui concerne les exactions commises par les forces de l'ordre, on peut se demander encore et toujours si la finalité entre les deux évènements suscités n'est pas la même. Surtout lorsque l'année dernière, un ministre régalien suivi de son N+1 se croyaient au Fight Club en nous disant que la première règle des violences policières, c’est qu’on ne parlait pas des violences policières. Tandis qu'aujourd'hui, son homologue américain se contente quant à lui de menacer d'envoyer la garde nationale sur les manifestants récalcitrants.

Mais cette semaine, à la suite des différentes mobilisations, la question a bien vite dépassé le seul seuil des bavures de notre chère maréchaussée. Et a vite vrillé sur celle de la question raciale, échaudée entre autres lorsque la porte-parole du ministère de l’Intérieur nous indiquait le plus calmement du monde sur CNEWS qu’il n’y avait pas de racisme au sein de la police. Bien sûr, cette même question s’est rapidement recentrée sur celle du privilège blanc, serpent de mer sémantique que se sont empressé de saisir nos deux éditorialistes nationales préférées : Virginie Despentes et Eugénie Bastié.

Au final, qu'a-t-on appris de véritablement nouveau au milieu de toute cette bouillabaisse médiatique ? A-t-on retenu quoi que ce soit de notre histoire nationale récente ? Mais surtout, qui méritera d’être tondu à la fin ?

Les marques (Spotify, Nike, Virgil Abloh…)

Qui rêve de faire une manif contre les violences policières entouré de bandelores publicitaires à l’effigie de Coca-Cola et de stands Heineken à chaque coin de rue ? Personne ? Pourtant, c’est plus ou moins ce qu’il risque de se passer si l’on suit bien le cours des évènements en ce moment. Ou plus précisément, c’est ce que plusieurs marques tentent de percer comme plafond de verre de l’indécence présentement, en s’engouffrant dans la brèche de la récupération politique de bon aloi.

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Dans un grand élan très touchant de capitalisme éthique (celui qui récure bien la façade de ses sweatshops mais pas vraiment l'arrière-boutique, pour aller vite), des géants de l’industrie musicale comme Spotify (dont on a connu la filouterie sans borne pendant le Covid) nous ont gratifié en début de semaine d’un enregistrement vide de 8 minutes et 46 secondes, soit le temps de l’agonie de George Floyd en guise de message de soutien - pour ce qui est de la playlist Black Lives Matter - Songs of Empowerment and Pride, sachez que vous pouvez la retrouver ici !

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Capture d'écran du compte Instagram de Virgil « crazy inspired » Abloh.

Si John Cage et son piteux « 4’33 » doivent sûrement s’en retourner dans leur tombe, Amazon, quelques semaines après les exploits de son Jeff Bezos de patron pendant le confinement, n’est pas non plus en reste. Mais la palme revient sans doute à l'indécrottable Nike, qui, c’est bien connu, fait tout pour préserver les petits racisés le reste de l’année. De là, on peut se poser quelques questions : Ben & Jerry's vont-ils bientôt « révolutionner » leurs glaces ? Virgil Abloh est-il devenu une industrie culturelle à part entière ? Comment aurait réagi l'opinion publique si Uncle Ben's avait décidé de se joindre à « la lutte » ?

Les troubadours des temps modernes (Camélia Jordana, Afida Turner, NWA…)

S’il est un peu malhonnête d’en vouloir à des acteurs dont l’essence même du métier consiste à chercher des likes (même si leur engagement est parfois fait, à l’image de John Boyega, sur le mode un peu comique du « je risque de perdre mon travail mais ça ne m’empêchera pas de vous balancer mes quatre vérités »), d’autres comme notre Afida Turner nationale en profitent pour carrément se présenter à l’élection présidentielle 2022 chez le non moins présidentiable Cyril Hanouna, en déclarant vouloir « régler les problèmes des Gilets Jaunes et de la violence policière de surcroît ». On appréciera la science mesurée du timing.

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Autre fan du timing mais plus involontaire cette fois, Camélia Jordana, qui après s’être fendue d’un discours très volontaire la semaine dernière chez Ruquier, poussait de la voix lors du rassemblement en hommage à Adama Traoré, poing levé et scandant « la révolution est venue », en mélangeant français et anglais, Black Panthers et Nouvelle Star, dans une volonté sans doute œcuménique d’unification des peuples.

De l’autre côté, les streams de « Fuck Tha Police » explosent de près de 270% sur les plateformes d’écoute, ce qui va sans doute ravir les géants du streaming et tous les petits Blancs de Levallois-Perret qui se sentent sans doute très woke à l’heure qu’il est.

Enfin, en sans doute un peu plus pernicieux, des interventions du type de celle d'Harry Roselmack, qui prennent bien soin de ménager la chèvre et le chou, « je suis venu manifester contre les violence systémiques mais je respecte à fond les institutions surtout ». De l’autre côté de l’Atlantique, Tyler The Creator qui poste une photo des Black Panthers depuis son compte de son magasin pillé à Los Angeles qu'il y a des choses plus importantes dans la vie que son business. Le même Tyler qui déclarait il y a encore quelques années n'en avoir pas grand-chose à foutre de la « Black Community ». Et même si chacun a droit à une épiphanie politique (ou même, tout simplement, de changer d'avis), on peut aussi se demander si l'important n'est pas au fond pour certains de défendre leurs opinions que de soigner leur communication.

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L'appareil politique d'hier et d'aujourd'hui (Donald Trump, Eric Ciotti, la Préfecture de Police de Paris…)

Donald Trump, à force de jeter de l’huile sur le feu des minorités raciales aux États-Unis depuis au moins ce jour où il a appelé les forces de l’ordre à « tirer dans les jambes de migrants » pour les empêcher de franchir la frontière mexicaine, ne se rendait sans doute pas compte qu’il ouvrait un boulevard à Joe Biden cette année, qui visiblement se découvre une fibre démocrate, et en profiter pour rentrer plus précisément en campagne. Tout en précisant, on ne se refait pas, « condamner toute forme de violence ».

Dans la même tonalité mi-figue mi-raisin de la colère, des personnalités politiques de chez nous comme Gabriel Attal nous indiquent dans Libération que bon quand même, « on ne peut laisser penser que notre police n’est pas républicaine. Mais […] le fait qu’il y ait 15 000 jeunes dans cette manifestation et que l’écrasante majorité soit non violente dit quelque chose du rapport d’une partie de la jeunesse à la police et du sentiment qu’elle a de ne pas être protégée. » Avant de préciser que tout ça ne serait pas passé comme ça si Emmanuel Macron avait eu le temps de mettre en place sa « police de sécurité du quotidien ». Ce qui est sûr, c'est que si on se retrouve à l'arrivée avec un S.O.S Racisme 2.0 sur les bras, ce sera juste bien fait pour notre gueule si Jean-Marie Bigard devient président.

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Fort heureusement en France, nous avons des poètes comme Didier Lallement, qui nous éclaireront toujours à travers la nuit en n'hésitant pas une seule seconde à mettre les pieds dans le plat : « Il n’y a pas de race dans la police, pas plus que de racisés ou d’oppresseurs racistes. Il y a des fonctionnaires qui s’engagent pour la liberté, l’égalité et la fraternité et cela au quotidien ! » Dans le cas contraire, on pourra toujours compter sur Eric Ciotti, lequel déposait le 26 mai une proposition de loi devant l'Assemblée pour empêcher la diffusion d'images de policiers, pour ne pas vérifier toutes ces infos. Les contrôles d'identité au faciès, les petites intimidations, fouilles arbitraires ou encore tout ce qui touche à l'humiliation sociale des gens ont encore de beaux jours devant eux. Ah oui, on oublie les meurtres.

En ce qui concerne ces derniers, Eric « toujours le mot pour rire » Zemmour déclarait sans sourciller qu'aux Etats-Unis, les Blancs étaient à 80% tués par des Noirs. Précisons tout de même à toutes fins utiles que cette affirmation est factuellement parfaitement fausse.

Les antifas (et les autres)

À l’époque où Juan Branco ne cherchait pas uniquement à couper la bite de la Macronie, il lui arrivait encore de ne pas dire que des conneries. Dans une interview pour Thinkerview en 2017, celui qui était encore avocat de Julian Assange déclarait, en parlant des manifestations liées à la Loi Travail et le rôle que jouaient des mouvances comme le Comité Invisible :

« On se retrouve quand même avec ces groupes radicaux très structurés, qui peuvent décider demain, sur instigation de Coupat, de Bunuel, de perdre leurs atours de Black Block dans les manifestations, de fusionner dans la masse, d’être dans un rapport de tension avec la police, jusqu’à chercher l’incident. Et à ce moment-là il se passe quoi ? Une fois qu’il y a un mort dans une manifestation de septembre, que fait le pouvoir ? Est-ce qu’il cède, alors qu’il s’est fait élire sur sa détermination à réformer, qu’il a fait voter une loi d’ordonnances, etc ? Non, il ne peut pas céder. Est-ce qu’il peut céder sur certains points ? Non, car il n’y a plus d’interlocuteur. Il y a une majorité absolue, les syndicats sont décridibilisés, LFI est faible. Ils sont obligés de passer en force. Et si Julien Coupat et compagnie ont l’intelligence de la situation, ils vont aller dans cette stratégie de mise sous tension du pouvoir, qui va faire que le pouvoir va être obligé de passer en force, et que leur lutte va devenir soudain majoritaire. Vous arrivez dans un enjeu où la seule possibilité, c’est la destitution du pouvoir. »

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Et si tant est qu’il existe une internationale de la gauche radicale dans son ensemble, et qu’on puisse la croquer d’un seul et unique coup de crayon politico-sociologique (ce que ne manque pas de faire Trump), on peut déceler des points d’accroche entre ce qu’il s’est passé cette semaine aux États-Unis, et, disons, la période qui s’est déroulée en France au moment des Gilets Jaunes. Il n’est pas interdit de se demander si Donald Trump, en déclarant la mouvance antifa comme une organisation terroriste, légitime involontairement le recours politique à la violence. Et de faire ainsi le bonheur de tous les petits Frédéric Lordon ou Matthieu Bunuel de ce monde. D’idiot tout court à idiot utile, il n’y a souvent qu’un pas.

Les gens (et la politique de la larme à l'œil)

Sur les réseaux ou bien ailleurs, tout est bon pour afficher fièrement son narcissisme décomplexé à coups de hashtags bien sentis. Et pour y parvenir, la larmiche au coin de l’œil est sans doute la plus belle diversion bourgeoise qui soit pour éviter de sujets qui fâchent, comme le retour de la race ou la remise en cause de notre modèle social et économique.

Les plus forts à ce jeu sont sans doute les utilisateurs des réseaux sociaux, qui balancent des évidences tels des Jean-Michel Vérité Générale, et qui peuvent ensuite rentrer chez eux fiers d’avoir accompli leur petite action sociale de la semaine, ce qui nous fait dire que le privilège blanc, c'est peut-être aussi parfois savoir la mettre un peu en veilleuse :

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On remarquera que les mêmes utilisent souvent des acronymes de type ACAB ou des slogans comme « Tout le monde déteste la police ». Mais si ces slogans et ces cris de ralliement en manifestation ne sont pas nécessairement à prendre au pied de la lettre, et participent de fait à une rhétorique carnavalesque d’ordinaire, ils sont désormais brandis un peu partout, n’importe où, n’importe comment. Ce qui est un peu bête sorti de son contexte et de sa littéralisation, parce que sinon, il faudrait sans doute jeter en prison tous ceux et celles qui coupent la tête à Macron en manif, ce qui pour le coup contribuerait à faire le jeu (et le bonheur) de Christophe Castaner.

Mais il y a quelque chose de peut-être plus pernicieux encore que cette rhétorique de la douleur et de l’émotion. Car s’il est sans doute pertinent de relever que ce n’est pas un petit carré noir qui fera de vous le grand chevalier blanc des injustices sociales, l’excès inverse est également à l’œuvre aujourd’hui. Sur les réseaux sociaux, c’est comme si l’on assistait à un concours de la pureté morale de chacun. Il faut assister aux manifestations, sortir son petit carré noir, être plus woke que le voisin, et surtout apprendre à être le parfait allié, sous peine d’excommunication de la bienséance politique. Comme quoi, émoji larme contre émoji poing levé, tout sera décidément toujours bon pour se foutre sur la gueule.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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