Société

Une journée sur les chantiers avec un travailleur sans-papiers

On a donné un appareil photo jetable à Bakary, travailleur sans-papiers sur des chantiers, pour qu'il documente son quotidien.
Une journée sur les chantiers avec un travailleur sans-papiers

On les croise tous les jours, avec leurs casques et leurs gilets fluo, à suer sur des chantiers en plein soleil. Beaucoup sont sans-papiers et c’est souvent dans le BTP qu’ils trouvent un boulot pour payer les courses, le loyer et envoyer de l’argent à leur famille au pays. Il y aurait environ 350 000 sans-papiers en France, dont une grande partie travaille au noir. Beaucoup d'entre eux sont coincés entre le besoin de travailler, pour survivre, et la difficulté à obtenir des papiers. Le paradoxe, c’est qu’ils doivent fournir 24 fiches de paie pour être régularisés, alors même que la loi leur interdit de travailler. 

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Ces travailleurs, on ne les connaît pas, on ne les fréquente pas. Ils sont là, comme s’ils faisaient partie de ce paysage urbain bruyant et poussiéreux. Bakary est l’un d’eux. Il a bientôt 30 ans et bosse depuis un an comme monteur d’échafaudages. Dans le cadre de notre série « La Vie des autres », on lui a donné un appareil photo jetable. À la réception du boîtier, on a discuté avec lui de son patron qui ne le paye jamais à l’heure, de son passé de footballeur pro et de son engagement politique.

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Bakary, avant de commencer la journée.

VICE : Salut, Bakary, peux-tu nous raconter une de tes journées types ?
Bakary* :
Je me lève à six heures, souvent cinq heures si le trajet pour le chantier est long. Je commence à travailler à huit heures, jusqu’à 17 heures, parfois on continue jusqu’à 18 ou 19 heures. Je travaille souvent six jours par semaine. Mon boulot consiste à monter les parties des échafaudages en hauteur puis à les assembler. Les échafaudages, ça tue le corps. Il y a deux collègues qui restent en bas, l'un prend une corde et l’autre fait la manutention. Au début, ça fait un peu peur. Dès que tu marches, il y a tout qui bouge avec toi quand tu es en haut, mais maintenant je n’ai plus peur. 

« Mon chef aujourd’hui il m’utilise, un jour je vais lui dire qu’il ne tient pas sa parole et que je pars. Mais ma priorité c’est ma mère »

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Comment ça se passe avec ton patron ?
On est payé 60 ou 65 euros. Si je travaille 6 heures ou 10 heures, c’est le même prix et si on commence à dire qu’il faut augmenter notre salaire, le patron s’énerve. Mon patron ne paye jamais tout le mois d’un seul coup. Il donne 200, 300 euros comme ça, mais jamais tout.

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En haut des échafaudages.

Là il est 19 heures quand on se parle, tu rentres seulement maintenant du boulot ?
Je devais finir à midi, et le patron devait me payer directement. J’ai terminé à 18h en fait et on n’a pas été payé, il nous a menti. Aujourd’hui, quand je suis rentré ma mère m’a envoyé des messages pour me dire qu’elle est en galère en ce moment. Je vais transmettre ce message à mon patron. Mais bon je ne devrais pas parler de ma vie privée pour gagner mon argent. Mais quand il ne paye pas, tu dois te justifier.

Ton patron profite de toi, comme de beaucoup d’autres dans le BTP.  As-tu déjà espéré changer de boulot ?
Mon chef aujourd’hui il m’utilise, un jour je vais lui dire qu’il ne tient pas sa parole et que je pars. Mais ma priorité c’est ma mère. Jamais je ne vais la laisser galérer, au grand jamais. Là, elle m’a dit qu’elle avait besoin d’argent, c’est dur.  C’est pour ça que je préfère travailler avec un patron qui ne me paye pas toujours, que de rester chez moi et pas d'argent. 

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Qu’est-ce qui t’a poussé à venir en France ?
Je faisais des études au Mali, mais je voyais que c’était trop long, je voulais m’en sortir. J’avais un ami qui jouait dans un club, l’AS Real de Bamako, il m’a proposé de jouer dans l’équipe. J’ai fait un match ils m’ont donné 50 euros et là je me suis dit que c’était mieux que les études. Alors j'ai suivi le football et j’ai voulu partir en Europe pour continuer. Au Mali, je n’étais pas bien payé et je n’avançais pas. Je suis arrivé aux Pays-Bas en 2016, je suis resté un an là-bas. J’ai fait des tests pour le foot, c’était bien, mais j’ai eu des problèmes avec mon acte de naissance. J’ai menti, j’ai dit que j’étais sénégalais et j’ai commencé un dossier d’asile avec une fausse identité. Il y a un agent qui voulait me recruter, il m’a dit que si j’étais prêt à jouer avec eux je pouvais. J’étais prêt, mais ma situation était compliquée, je ne trouvais pas d’acte de naissance et j’ai continué à mentir sur mon identité, je voulais rester là-bas. 

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Le repas du midi.

Et ce mensonge a compliqué la situation sur place j’imagine ? 
Oui, à cause de ces mensonges j’ai tout perdu. Si j’avais dit la vérité, j’aurais pu avoir mon dossier malien. Je ne connaissais pas le système et je ne pouvais plus lui dire la vérité. J’ai compris que je n’avais plus d’avenir ici, alors je suis venu en France. 

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« Pour la plupart, nos parents ont fait toute leur vie ici. Mon père est là depuis 1963, Macron n’était même pas né ! »

Et tu continues quand même de jouer au foot ici ?
Tous les soirs je joue, sauf si je suis en retard. Les samedis et dimanches on a des entraînements et on fait des tournois avec des équipes de nos villages natals. Pour chaque village il y a une équipe, du Mali, de Mauritanie ou du Sénégal et on fait les entrainements tous ensemble. Je veux continuer avec le foot et continuer avec le travail. Si ça évolue, je vais laisser le taf.

Le foot permet un peu d’oublier tes galères au travail, tu fais autre chose à côté ?
Si je ne travaille pas, je suis aussi dans les Gilets noirs [Collectif composé majoritairement de personnes immigrées sans papiers dont l'objectif est la régularisation administrative de toutes les personnes migrantes en France ainsi que des logements décents et des conditions de vie dignes, N.D.L.R]. Je vais aux réunions, et s’il y a des actions à faire contre les patrons voyous ou contre l’État, je participe direct. En ce moment ma vie c’est le travail, le foot et les gilets noirs. Le travail, le sport et le mouvement.

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En ce moment tu es sans-papiers, tu arrives quand même à imaginer un avenir ici ?
Comme je travaille au noir, je n’ai pas de fiches de paye ni de contrat. Pour avoir des papiers avec le travail, ce n’est pas possible pour moi. Je ne pense pas prendre ma retraite ici, si j’arrive à m’en sortir, je rentre au Mali et je fais des projets là-bas avec mon frère. La vie ce n’est pas que l’argent, si tu n’as pas de projets tu peux tout perdre.

Le climat politique est plutôt tendu en France sur l’immigration. Beaucoup de politiques sont totalement décomplexés sur ces sujets. Qu’est ce que tu penses des discours anti-immigrés ?
Aujourd’hui en France, pour les immigrés ce n’est pas facile de vivre. Pour la plupart, nos parents ont fait toute leur vie ici. Mon père est là depuis 1963, Macron n’était même pas né ! Il m’a expliqué avant de venir, qu’aucun immigré ne sait que la France est comme ça. Marine Le Pen, elle peut parler comme elle veut, nous de toute façon on vote pas pour le président. Celui qui dit la vérité, il ne sera jamais président. Pour être président, il faut être à moitié : un peu gentil, un peu méchant, comme Macron. Mais il faut être anti-immigrés. Si tu dis « je n’aime pas les immigrés » ou « je vais expulser les immigrés », les gens ils vont voter pour toi. Alors que pour nous virer ça va être du travail hein. 

Merci Bakary*, prénom modifié pour garantir son anonymat et sa sécurité.