Santé

Comment s'ennuyer mieux

Pietro Minto explique comment la technologie a changé la façon dont on passe le temps et comment on peut en récupérer une partie.
Vincenzo Ligresti
Milan, IT
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Ennui
ILL Tartila/Adobe Stock. 

En grandissant, nous avons tous appris qu'il fallait garder notre esprit occupé et tirer le meilleur parti de chaque instant. Maintenant qu'Internet fait partie intégrante de nos vies, nous avons souvent tendance à nous remplir l'esprit avec la première distraction disponible, afin d'éviter un moment d'inaction. Mais des activités comme le doomscrolling sur Instagram ou TikTok ne nous satisfont pas vraiment et nous empêchent en fait de profiter de ces moments de vide et de découvrir leur potentiel caché.

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C'est du moins ce que l'auteur italien Pietro Minto, qui écrit sur notre relation avec la technologie, pense qu'il nous arrive. Son nouveau livre, Come annoiarsi meglio (disponible uniquement en italien) explore ces idées, guidant le lecteur vers la reprise en main de son temps libre, surtout maintenant que la pandémie nous a forcés à nous confronter à notre notion déformée du temps et de sa gestion.

VICE : Ciao Pietro, d'où vous est venue l'idée de ce livre ?
Pietro Minto :
Ciao ! Il y a trois ans, j'ai eu l’idée d’écrire un livre sur l'ennui, dont je suis un grand fan. J'ai commencé à faire des recherches : il existe déjà de nombreux livres sur le sujet, mais ils sont souvent très ennuyeux, justement. Au début de l’année 2020, j'ai voulu rendre l'ennui amusant. La pandémie est devenue un catalyseur.

L'ennui est un état d'esprit humain. Il n'est pas nécessaire de le combattre, il suffit de le reconnaître et de le comprendre sans penser à le vaincre.

Comment notre idée de l'ennui a-t-elle évolué au fil des années ?
L'ennui et le mysticisme ont toujours été liés, comme des demi-sœurs, ce sont deux mondes séparés qui aiment rester en contact. Avec le développement du christianisme, les gens ont commencé à considérer l'ennui à un niveau plus profond, mais il est aussi devenu, disons, un concept plus oppressant. À un moment donné, les ascètes chrétiens en sont venus à voir l'ennui comme une force démoniaque. En Orient, mais aussi en Occident, à l'exception des religions abrahamiques, l'ennui a traditionnellement été traité avec plus de bienveillance, sans qu'un sentiment de paranoïa ou de culpabilité ne s'y attache. L'ennui est un état d'esprit humain. Il n'est pas nécessaire de le combattre, il suffit de le reconnaître et de le comprendre sans penser à le vaincre.

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De nos jours, si on dit qu'on s'ennuie, il y a toujours une connotation négative.
Le temps libre n'est ni ennuyeux ni amusant, il a simplement été libéré de quelque chose d'autre. C'est un terrain sur lequel personne n'a encore construit. C'est la façon dont nous l'utilisons qui permet aux moments d'ennui de surgir. Je considère l'ennui comme la partie centrale d'un mécanisme plus complexe : notre gestion du temps. L'ennui survient généralement dans les moments où il y a de fortes distractions, des forces qui menacent de voler notre temps et de le remplir avec des choses qui ne nous intéressent pas vraiment. Nous sommes inondés d'informations provenant des réseaux sociaux, de YouTube et des services de streaming. Dans ce contexte, on pourrait penser que l'ennui n'existe plus, alors qu'en fait, il existe toujours, mais de manière moins évidente. Peu importe le nombre de stimuli dont nous disposons, le cœur du problème réside dans le peu de conscience que nous avons de la façon dont nous utilisons notre temps, qu'il s'agisse de temps libre ou autre.

L'ennui est également lié à la santé mentale, c'est une île, un moment d'introspection qui permet de donner un sens aux choses. Ne rien faire ne veut pas dire qu'il ne se passe rien.

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Avez-vous un exemple ?
Le « doomscrolling ». Vous faites défiler votre feed Instagram comme si un aimant vous entraînait lentement dans un trou noir. Au bout d’un moment, vous vous dites : « Pourquoi je fais ça ? Comment je suis arrivé là ? » Le problème n'est donc pas l'ennui en soi, qui a souvent des implications positives, mais le temps que nous perdons sans nous en rendre compte, afin d'éviter de nous ennuyer. Il faut comprendre qu'une heure passée à faire du doomscrolling est une heure que l'on a utilisée pour quelque chose. Vous prenez dix minutes de votre journée pour ne rien faire. Par exemple, même le fait de regarder le mur sans rien faire peut avoir des rebondissements inattendus.

Quelles sont ces implications positives que vous avez mentionnées ?
Plusieurs études ont montré que l'ennui – compris comme un sentiment de vide à un moment où il ne se passe pas grand-chose – peut stimuler la créativité. J'étais dans une situation similaire lorsque l'idée d'écrire un livre m'est venue. L'ennui est également lié à la santé mentale, c'est une île, un moment d'introspection qui permet de donner un sens aux choses. Ne rien faire ne veut pas dire qu'il ne se passe rien, cela pousse à réfléchir et à faire des associations libres, ce qui peut s'avérer utile.

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Le plus important est de reprendre le contrôle de son temps, ou plutôt de reprendre conscience de la façon dont on le gère. L'ennui positif est un excellent antidote à l'ennui d'une vie remplie d'impulsions et de notifications. Il se peut que vous vous sentiez moins en colère, moins triste ou moins frustré parce que vous laissez un peu moins le temps vous échapper.

Notre incapacité à nous détendre pendant les moments d'inaction est-elle liée à notre peur de manquer des choses importantes ?
Nous sommes nombreux à être affectés par le syndrome « FOMO » (Fear of missing out) à différents niveaux. Nous voulons constamment savoir ce que font les autres. Mais lors du premier grand confinement, beaucoup de gens ont ressenti un sentiment de soulagement car toutes ces pressions ont disparu. Un blogueur connu, Anil Dash, a inventé cet acronyme en réaction au FOMO : JOMO (« Joy of missing out »). Quand on a entre 30 et 35 ans et plus, il arrive un moment où l'on est content de rester à la maison. Pour boucler ce cercle, je propose l'acronyme NOMO, « Noncuranza of missing out » (« Noncuranza » signifie « insouciance » ). En d'autres termes, se foutre complètement de savoir si vous pourriez ou non manquer quelque chose.

Si changer d'activité toutes les cinq secondes n'est pas impossible, à long terme, c'est une source de stress qui peut vous épuiser.

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Pendant la pandémie, nous avons également eu le temps de réfléchir à notre productivité. Je sais que vous n'êtes pas un fan du multitâche, pouvez-vous me dire pourquoi ?
Ces dernières années, la capacité à effectuer plusieurs tâches à la fois a été considérée comme une compétence essentielle. En réalité, comme le montrent diverses études que je mentionne dans le livre, l'être humain n'est pas inné et n'est pas capable de changer constamment d'activité ; chacune de nos tâches requiert des degrés d'attention et d'entraînement différents. Elles affectent différentes zones du cerveau. Si changer d'activité toutes les cinq secondes n'est pas impossible, à long terme, c'est une source de stress qui peut vous épuiser.

Sur les réseaux sociaux, on voit aussi des personnes qui monétisent leur vie, y compris leur temps libre. Pensez-vous que cela soit possible ?

Le nombre très élevé de cas de burn-out parmi les youtubeurs et les influenceurs montre à quel point il peut être risqué de transformer sa vie en un cycle constant de création de contenu. Bien sûr, cela varie d'un cas à l'autre, mais vous avez besoin de frontières entre vie publique et vie privée. Les influenceurs et les créateurs de contenu sont désirés et enviés, ils sont un peu les nouveaux joueurs de foot. Les gens pensent qu'ils sont riches et célèbres et qu'ils ne font rien de leur journée. La réalité est bien différente et, à mon avis, potentiellement destructrice.

Dans votre livre, vous dites que nous avons brisé le temps. Que voulez-vous dire par là ?
Le temps se porte bien, bien sûr, mais notre perception du temps a été chamboulée. Nous vivons une sorte de traumatisme, car notre perception du temps n'est plus linéaire, elle est tordue. La technologie a modifié nos notions de vitesse, de simultanéité et de proximité. Nous sommes dans une phase intermédiaire, peut-être que dans quelques années nous aurons trouvé une nouvelle approche de la gestion du temps, qui pour l'instant est de plus en plus confuse.

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