la guerre en Ukraine en direct sur Twitch
Image tirée de la chaîne Twitch « Mesmorized »
Tech

Avec le mec qui diffuse la guerre en Ukraine sur Twitch

« Mesmorized » diffuse 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 en direct les images filmées par des centaines de caméras de surveillance ukrainiennes.

En envahissant l'Ukraine en février dernier, la Russie de Vladimir Poutine a initié un conflit inédit dans sa médiatisation. Presque un an après, les réseaux sociaux traditionnels comme Twitter ou Facebook sont devenus des canaux d'information privilégiés pour raconter la guerre. James, un jeune Canadien répondant au pseudo « Mesmorized », s'est quant à lui emparé d'une plate-forme bien moins conventionnelle : Twitch. 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, il diffuse en direct les images filmées par des centaines de caméras de surveillance ukrainiennes.

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On y aperçoit tantôt un marché de la ville de Poltava, une rue commerçante de l'ouest du pays ou des immeubles enneigés de la capitale Kyiv. Statiques, les images des caméras semblent figées par le froid de l'hiver, quand elles ne sont pas tout simplement interrompues en raison des coupures de courant provoquées par les bombardements russes. Gestionnaire de projets de construction le jour et passionné d’histoire militaire la nuit, James travaille avec sept personnes à la maintenance de son live. Il partage également des tonnes d’informations sur le conflit via son chat Twitch ou son serveur Discord. Depuis la ville de Toronto où il vit, à quelques milliers de kilomètres de l’Ukraine, il a accepté de répondre aux questions de VICE. 

Le setup de James.

Le setup de James.

VICE : Salut James. Le 26 février 2022, deux jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, tu lances un live sur Twitch pour couvrir le conflit à ta façon, par le biais de caméras de surveillance. Qu’est-ce qui t’a motivé à diffuser ces lives ? 
James : Le 24 février, j’ai remarqué que des chaînes YouTube en direct se retrouvaient dans l’onglet tendances avec 10 000 à 50 000 spectateurs. Ça m’a interrogé et j’ai cliqué : c’étaient des caméras positionnées en Ukraine. J’ai regardé ça pendant deux jours sans m’arrêter.

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J’ai toujours eu un intérêt pour ce genre de choses. Il y a plus de dix ans, un journaliste britannique avait créé un live en direct depuis la Palestine et montrait les bombes israéliennes qui tombaient autour de lui. Des centaines de personnes discutaient de ça pendant des jours sur 4chan. Alors, quand j’ai vu ces streams en Ukraine, je me suis dit que, maintenant que j’étais un peu plus vieux, je pouvais le faire par moi-même.

Pourquoi tes lives ont-ils du succès à ton avis ?
Quand j’ai commencé, je m’attendais à avoir douze viewers et surtout pas à ce que ces streams explosent ou à ce que des gens m’envoient des messages pour en apprendre plus sur l’Ukraine. Je me rends compte que dans la sphère dans laquelle je suis, beaucoup de personnes ne regardent pas les informations à la télé parce qu’elles ne les croient pas. CNN, par exemple, montre l’Ukraine, parle des morts, mais cela reste en surface selon moi. Je préfère m’intéresser à la résilience, la persévérance, la force des gens qui essaient de vivre dans ce climat plutôt qu’à l’atrocité dans laquelle des gens meurent. Je préfère voir les gens essayer de s’en sortir.

« En Ukraine, on a des caméras dans des commerces de proximité et on voit des soldats le doigt sur la détente, avec des gens à côté d’eux qui achètent des fruits et des légumes et qui ne prêtent même pas attention »

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C’est stupéfiant de voir à quel point les habitants de certaines régions occupées sont résilients et habitués au fait de voir des Russes avec leurs équipements militaires, prêts à partir sur le front, comme si ce n’était rien. Moi, je vis à Toronto au Canada. Il y a un énorme contraste parce qu’on ne voit pas ce genre de choses ici. En Ukraine, on a des caméras dans des commerces de proximité et on voit des soldats le doigt sur la détente, avec des gens à côté d’eux qui achètent des fruits et des légumes et qui ne prêtent même pas attention.

Comment as-tu accès à toutes ces caméras ? Et comment restent-elles fonctionnelles avec les coupures de courant et d’électricité dans le pays ?
Nous scannons des dizaines de milliers de caméras à travers toute l’Ukraine. Je ne veux pas trop rentrer dans les détails de la méthode. On fait marcher ce scan pendant deux jours et on revient avec quelque 40 000 caméras. Il existe aussi des sites sur lesquels on peut trouver des caméras dans des endroits précis. Je me fais une liste de celles qui sont actives. À cause des coupures de courant, 47 d’entre elles sont déconnectées au moment où je parle. Mais il m’en reste 61 qui sont fonctionnelles et que je peux utiliser. Donc, si une caméra est déconnectée, je peux facilement la remplacer par une autre dans la même région. Il y a des cas où des oblasts (régions administratives ukrainiennes) entiers sont déconnectés et quand c’est le cas, je regarde dans l’oblast voisin. De l’est à l’ouest, j’ai des caméras dans chaque région. Les seules qui sont très difficiles d’accès sont celles situées à Kherson. J’ai l’impression que la Russie a détourné la plupart des fournisseurs d’accès à Internet dans cet oblast.

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Il y a aussi des caméras que nous ne montrons pas à l’écran, par exemple des caméras intégrées à des sonnettes de maisons, et qui enregistrent le son. Ce sont les sources audio que j’utilise pour le stream. Je ne sais pas pourquoi, c’est un peu bizarre, mais les gens sur Twitch aiment écouter les sirènes et il y a toujours cette possibilité qu’on entende des tirs d’armes à feu, des explosions ou des combats en arrière-plan.

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Quels ont été les moments les plus mémorables auxquels vous avez assisté avec tes viewers ?
Trois me viennent à l’esprit. Évidemment, il y a eu l’attaque de la centrale nucléaire de Zaporijia. C’était fou que tout soit filmé et que des centaines de milliers de personnes regardent ça en direct, sur YouTube ou Twitch. Le deuxième moment, ce sont les images de la base russe auxquelles nous avons eu accès sur mon stream. Nous avons probablement vu toutes les pièces d’équipements que l’armée russe avait à cet endroit et ces caméras ont fonctionné longtemps, jusqu’à ce que les fils soient coupés à la base afin que plus personne n’ait accès à ces images.

« J’ai été menacé en DM par des militaires russes qui voulaient que j’arrête de partager certaines images »

Enfin, en juillet et en août, nous avons eu quelques caméras à proximité de Kramatorsk, non-loin de Bakhmout. Et pendant trois ou quatre semaines, quotidiennement, on voyait des hélicoptères, des avions, des bombes… Jour et nuit, sans arrêt. Beaucoup de violence. Je ne comprends toujours pas pourquoi je n’ai été banni sur aucune plate-forme.

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Justement, Twitch, comme beaucoup de plate-formes d’hébergement de contenus, a des règles assez strictes vis-à-vis de la violence. Dois-tu faire attention ?
Honnêtement, je n’ai jamais eu de remarques de la part de Twitch, je n’ai jamais été signalé ou banni de la plate-forme. Mais je fais de mon mieux pour ne pas montrer la violence qui se passe au sol. Dans des combats visibles par vue aérienne, on voit la destruction globale mais jamais de près, jamais des choses qui explosent en gros plan ou des morts sanguinolentes.

Es-tu également prudent quant à la divulgation d’informations sensibles sur le conflit, par exemple les positions de l’armée ukrainienne ?
Je suis sûr à 100% que la Russie regarde mes caméras. J’ai été menacé en DM par des militaires russes qui voulaient que j’arrête de partager certaines images. Donc on doit faire attention. Par exemple, nous avions une caméra à Kharkiv, à une intersection assez ouverte, et des véhicules militaires ukrainiens y passaient à l’image sans cesse. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite parce que ça se passait quand je dormais, à cause du décalage horaire entre Toronto et l’Ukraine. Puis, on m’a prévenu par message que tout était diffusé sur mon live, je me suis dit « oh merde ! ». Et j’ai enlevé cette caméra. On a eu beaucoup de caméras qui auraient pu dévoiler le positionnement de l’armée ukrainienne mais il est impensable que nous diffusions ce genre d’images. Leur pays se fait envahir et la dernière chose que l’on veut voir, ce sont des soldats bombardés.

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« On avait une caméra à Sloviansk en juin et en juillet et la ville a été touchée. La caméra a cessé de fonctionner immédiatement. On a pu faire le lien et identifier la localisation de l’explosion : un marché public. Il y a eu des morts déclarés »

Concernant la caméra que nous avons eu dans une base militaire russe, on voyait les déplacements de tous les véhicules, les soldats qui se rassemblaient en discutant avant de partir, etc. Mais en ce qui nous concerne, on se fiche de dévoiler les positions des Russes. C’est là qu’on voit que j’ai choisi mon camp, bien que je n’aime pas nécessairement ça parce que je sais qu’il y a des gens de ma communauté qui viennent de Russie. Un jeune de 16 ans originaire de Koursk m’envoyait des messages au début de la guerre, depuis un abri anti-aérien dans lequel il avait peur de mourir. C’est juste un gamin russe, il n’a rien à voir avec cette guerre.

Capture d’écran 2023-01-26 à 10.24.05.png

S’il y avait eu une attaque sur l’intersection que tu as filmée à Kharkiv, te serais-tu senti responsable ?
Oui, à 100%. Nous sommes huit personnes à gérer ces caméras et nous aurions tous été en détresse si c’était arrivé. C’est un carrefour public où des gens lambda, pas que des soldats, passent. Tout ce monde peut mourir si une bombe explose et ce serait de notre responsabilité. On doit se dire qu’on ne sait jamais vraiment qui va visionner ces images.

Même quand elle n’est pas visible, la violence que suggère ton live peut être dure à tolérer, même pour toi…
Tout à fait. Et ce qui rend cela d’autant plus difficile à regarder parfois, c’est que lorsqu’on voit une bombe tomber, on peut aller en même temps sur une chaîne de télévision et voir où cela a eu lieu précisément. On avait une caméra à Sloviansk en juin et en juillet et la ville a été touchée. La caméra a cessé de fonctionner immédiatement. On a pu faire le lien et identifier la localisation de l’explosion : un marché public. Il y a eu des morts déclarés.

Quand on relie toutes ces choses entre elles, c’est là que ça devient difficile car on sait ensuite ce que ça représente en réalité : des gens qui perdent leurs proches ou qui se battent pour rester vivants. C’est très violent de le réaliser.

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