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Comment Slack a terrassé IRC

L'Internet Relay Chat a été le support des discussions de groupe instantanées des décennies avant Slack. Comment le second a-t-il bien pu détrôner le premier ?

Que vous l’aimiez ou pas, vous êtes bien obligé de l’avouer : la plateforme de chat pour professionnels Slack a réussi un coup de maître au cours de ses quatre années d’existence. D'ailleurs, depuis que la holding japonaise SoftBank lui a confié 250 millions de dollars, la valeur de Slack est évaluée à 5,1 milliards de dollars.

Pour un grand nombre de nerds parmi nous, ce succès a quelque chose d'étrange. Après tout, par-delà les intégrations et les emojis, Slack n’est qu’un service de chat plus ou moins raffiné.

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Les services de chat ont toujours eu des clients : dans le temps, l’Internet Relay Chat, ou IRC, a rencontré un succès certain. Pourtant, il n’a jamais réussi son tournant pop culture avec la rapidité et l'efficacité de Slack.

Ici, nous allons essayer de comprendre comment IRC a vaincu le protocole ouvert.

IRC est né comme un exercice de programmation au cours d’un entraînement d’été. C’était un bricolage, qui s’est transformé un projet de développement auquel des centaines de personnes ont participé et en environnement mondial dans lequel des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées pour passer du temps ensemble.

- Jarkko Oikarinen, étudiant et administrateur réseau d’origine finlandaise, explique comment il a créé IRC dans la préface d’un livre publié en 2004. Il a monté le protocole en 1988 pendant son temps libre, dans l’espoir d’améliorer un protocole existant, OuluBox. Il a fait beaucoup plus que ça, et le successeur d’OuluBox a fait son petit chemin.

Les Butthole Surfers, quelque part au sommet de leur années MTV. Image : Getty.

Une anecdote concernant l’IRC de 1996, avec la participation des Butthole Surfers.

Au milieu des années 90, les chats Internet faisant intervenir des célébrités étaient très à la mode. MTV s’est fait un devoir d'en informer le monde entier ; la chaîne est même allée jusqu’à héberger sa propre discussion, qu’elle alimentait en faisant venir des stars dans ses bureaux de New York.

Un jour, MTV a lancé une discussion avec les Butthole Surfers, alors au sommet de leur gloire grâce à leur tube grand public “Pepper”. C’était un moment étrange de l’histoire Américaine : on pouvait entendre parler d’un groupe appelé “Les Surfeurs de trou de balle” dans un journal local. Pour ne rien arranger, ce groupe faisait jouer Erik Estrada dans ses clips.

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Trêve de digressions. Le chat devait être lancé sur AOL. Malheureusement, le fournisseur d’accès traversait un moment difficile : lui aussi au sommet de sa gloire, juste avant ou après qu’il a lancé son offre illimitée à 20 dollars par mois, il devait composer avec des problèmes d’infrastructure. Le soir du chat, ses chatrooms étaient tout bonnement impraticables.

MTV a donc décidé de déplacer le chat avec les Butthole Surfers sur IRC, à la dernière minute. Les internautes qui souhaitaient discuter avec Gibby Haynes, Paul Leary et King Coffey n’avaient d’autre choix que basculer dans l’Internet ouvert. Tel était le prix à payer pour parler de la pochette de leur nouvel album.

Je ne me rappelle que d’une chose : quand j’ai demandé aux Butthole Surfers ce qu’ils prévoyaient pour leur prochain clip, ils m’ont répondu “un tunnel long et chaud”. Aucun autre clip n’a été tiré de cet album.

Tel est mon unique souvenir d’IRC comme canal mainstream. En général, mes souvenirs de l’Internet Relay Chat concernent plutôt des discussions sur les émulateurs et l’extrême qualité de Quake. C’était le point de rendez-vous de tous ceux qui s’étaient fatigués en deathmatch.

Ce genre de comportement nerdoïde était annonciateur d’ICQ, l’ancêtre d’AOL Instant Messenger. Un peu comme Usenet, ICQ reflétait la nature sauvage et instable d’Internet.

IRC avait son propre langage. Ce langage pouvait être relevé dans les grands réseaux de l’époque comme EFnet, qui tire son nom d’un différend vieux d’un quart de siècle, et Undernet, qui est né comme une solution aux “netsplits”, c’est-à-dire au phénomène de séparation d’un noeud de son réseau.

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L’un des aspects les plus mémorables d’IRC, au-delà de ses conversations, étaient ses dynamiques de pouvoir. Il ne fallait pas grand-chose pour se faire virer d’un channel, ou même d’un serveur entier. Tu as regardé le mod de travers ? Pas de bol, voilà un kick ou même un ban. Tu t’es connecté plusieurs fois au serveur en quelques minutes, même par accident ? Te voilà banni à jamais.

De bien des façons, les rouages d’IRC sont passés à la trappe de l’histoire. L’identité des personnes qui contrôlaient une chat room ou un serveur était beaucoup plus claire à l’époque. Aujourd’hui, ce contrôle des canaux est toujours bien présent, mais il appartient à des entités comme Facebook et plus à une poignée de modérateurs chiants.

Le client IRC le plus populaire, mIRC, reflète une ère du développement logiciel différente

Si on met les choses à plat, les raisons qui ont poussé Khaled Mardam-Bey à développer le très populaire mIRC, un client IRC pour Windows, ne sont pas si différentes de celles qui ont conduit Stewart Butterfield et ses collègues à créer Slack. Cependant, leurs résultats respectifs ne pourraient pas être plus différents.

Mardam-Bey était étudiant à Londres quand il a compris qu’il était temps de développer un client de chat innovant. Les options disponibles à l’époque étaient incommodes et souvent basées sur des commandes textuelles. En 1994, il a donc lancé le développement de ce qui allait devenir mIRC. Après sa sortie l’année suivante, son logiciel est devenu extrêmement populaire : bien vite, ses téléchargements se sont comptés en centaines de millions.

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Le logiciel client en question, qui était si extensif qu’il incluait son propre langage de script, était définitivement adressé aux power users - même si, dans sa FAQ, Mardam-Bey affirme qu’il s’est montré regardant quant aux fonctionnalités qu’il ajoutait.

Ces dernières ont bel et bien changé le visage d'IRC. L’un des gimmicks les plus connus d’IRC, le “trout slap”, une référence à un sketch des Monty Python, a été inauguré par mIRC en 1995. À l’époque, il n’était pas rare de voir “[X] gifle [Y] avec une grosse truite”.

“La plupart des fonctionnalités de mIRC ont été réclamées par les utilisateurs. Développer un logiciel est un numéro d’équilibriste : vous devez être attentif et réceptif aux requêtes des utilisateurs et, en même temps, éviter les logiciels ballonnés, écrit-il. Parmi les nombreuses demandes que j’ai reçues au fil des années, seules quelques uns se sont frayées un chemin jusqu’à mIRC.”

Le logiciel de Mardam-Bey est le reflet d’une époque au cours de laquelle des individus, et non des entreprises, créaient les applications les plus populaires. C’était l’un des bienfaits du modèle shareware si populaire à l’époque, bien sûr.

mIRC n’était qu’une application shareware parmi tant d’autres. Certains de ces programmes sont devenus des légendes : Winamp, Eudora, Paint Shop Pro. À la différence de ces derniers, cependant, mIRC n’a jamais fini vendu à une grande entreprise. Merdem-Bay a gardé son bébé pour lui et continue de le mettre à jour aujourd’hui. Il effectue ce travail à plein temps avec quelques volontaires.

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Résultat : mIRC est une expérience old-school. Si vous deviez le télécharger pour la première fois aujourd’hui, sans la moindre idée de ce à quoi vous allez être confronté, vous seriez comme transporté en 1997. Ce qui est surprenant, car presque tous les autres aspects de l’expérience informatique ont évolué depuis. C’est comme télécharger une machine à remonter dans le temps.

Je connais un bot / Elle s’appelle Anna. Elle s’appelle Anna, / et elle peut te ban, te ban si fort / elle déboule dans le fil / Je veux vous dire que je connais un bot

- Traduction française des paroles du morceau “Boten Anna” de Basshunter, un hit EDM suédois qui s’est emparé de l’Europe en 2006. Je ne me moque pas de vous : le morceau parle manifestement d’un bot IRC qui se révèle être une vraie personne. mIRC apparaît sans cesse dans son clip, par ailleurs guidé par une trame narrative basée sur IRC.

Comment les différences entre IRC et Slack font apparaître un débat philosophique de grande ampleur

Un débat couve dans la communauté de Slack depuis quelques années. Il peut largement être résumé à cette question : qu’est-ce qui le différencie d’IRC ?

Le programmeur Drew Devault a souligné les problèmes que soulève Slack pour les projets open source : ses besoins en mémoire sont importants, il n’a pas été étudié pour favoriser les discussion entre développeur full stack.

Cependant, le plus gros problème est sans doute d’ordre idéologique : Slack est une plateforme propriétaire qui est utilisée pour le développement de logiciels gratuits et open-source, quand IRC, qui est un protocole ouvert, est déjà gratuit.

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En bref, j’aimerais vraiment que nous arrêtions tous d’utiliser Slack comme ça. Ce n’est pas adapté aux projets FOSS (Free and open-source software, ndlr). Je préférerais rejoindre votre salon avec le client que j’utilise déjà. Comme ça, je suis plus à même de rester après avoir résolu le problème qui m’a poussé à vous rejoindre, et de contribuer à résoudre les problèmes d’autres utilisateurs en marge de mon errance éternelle parmi vous. Sur Slack, je pars dès que j’ai reçu l’aide que je désirais car mes onglets sont comme de précieux biens immobiliers.

Pour d’autres, le statut open-source du programme est moins problématique que ses origines : après tout, Slack est clairement une vieille idée débarrassée de son code excédentaire.

Si vous utilisez régulièrement Slack mais que vous êtes familier d’IRC, peut-être par mIRC, vous savez à quel point la plateforme et le protocole sont similaires. Mais quand vous les disséquez pour les analyser en profondeur, les différences deviennent plus claires.

D’abord, vous n’avez pas à vous connecter à un serveur pour utiliser Slack, ce qui ajoute quelques complications naturelles au processus. D’autre part, certaines des dynamiques d’utilisation d’IRC sont beaucoup plus visibles. Rejoindre un réseau ou un salon peut sembler similaire à l’ouverture d’un client mail : c’est compliqué et ça demande pas mal de travail. Désormais, on attend beaucoup plus d’assistance des services connectés.

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Dans un article pour DZone, l’écrivain Rodrigo Kyle Mehren souligne que Slack, en dépit de son interface robuste, est parvenu à reconditionner les mêmes idées basiques que mIRC sans perdre le nord.

“Ces icônes - je n’ai pas la moindre idée de leur signification. J’ai peur de m’en soucier assez fort pour trouver la force de le découvrir, écrit-il à propos de l’interface de mIRC. C’est overkill. Chaque fonction peut être contrôlée très précisément. Vous pouvez même écrire vos propres bots pour lui, pour les tâches administratives de routine ou pour jouer au Uno. Attendez, quoi ?”

Des efforts ont été faits pour corriger les problèmes de Slack et redéfinir les conventions open-source autour du logiciel. Gitter, par exemple, vise clairement à créer un Slack pour développeur. D’un autre côté, MatterMost et Rocket.chat tentent de résoudre certains problèmes idéologiques. Sans oublier The Lounge et IRCCloud, des clients IRC conçus pour fonctionner comme Slack, ou à peu près.

Peut-être que nous devrions seulement accepter que Slack rend IRC meilleur.

Ce qui est chouette avec IRC, c’est qu’il n’est jamais vraiment mort, contrairement à beaucoup de ses congénères, les protocoles Internet vintage, et qu’il n’a jamais perdu en réputation –contrairement au malheureux Gopher. Les programmeurs sont toujours très fans d’IRC, même s’il n’a jamais décroché son badge de licorne, comme Slack.

Les réseaux qui définissaient IRC à l’époque, principalement EFnet et Undernet, sont toujours en ligne, même s’il est possible qu’ils doivent leur survie à leur seul charme old school. Freenode maintient les communautés numériques de développement open source en vie depuis plus de décennies, quand même.

Reste une question : pourquoi IRC n’est-il jamais devenu aussi gros que certains projets hébergés sur Freenode ? Est-ce à cause de problèmes avec la plateforme, ou un défaut de marketing ?

Pour élargir la question, on pourrait demander : pourquoi, de tous les protocoles qui peuplaient Internet dans les années 90, seuls deux – l’email et le World Wide Web – sont parvenus à conserver leur statut d’outil indispensable, quand beaucoup d’autres ont été remplacés par des versions “forteresse” comme Facebook, Twitter et Slack ?

Peut-être parce qu’ils étaient plus accessibles. IRC est formidable – il a quand même fait l’objet d’un morceau d’EDM ! – mais il n’a jamais été très raffiné. Après tout, c’est le genre d’endroit où on risque de prendre un coup de grosse truite par inadvertance.