Les fraternités américaines
Toutes les photos sont de Andrew Moisey

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Dans les rituels secrets des fraternités américaines

Un témoignage historique sur une sous-culture américaine puissante – et agressive – faite d'hommes de pouvoir.

The American Fraternity ressemble au titre d’un de ces livres que l’on trouve dans son grenier et qui parle du déclenchement d’une série de catastrophes qui finit par mener à la disparition de toute sa famille. Sa nature physique est une œuvre d’art, et évoque le secret. Sa couverture est douce, noire, en cuir, presque attirante par son éclat discret. À l’intérieur, il y a des photos en noir et blanc, imprimées sur des pages jaunies, la plupart sont encore plus modernes et crues que celles que je suis sur le point de décrire : des hommes en habits d’apparat, une capuche sur le visage, défilent quelque part, un mec vomit dans une poubelle, un type se promène tout nu avec une seule chaussure de ski au pied. Certaines photos sont archaïques : une version miniature de George Washington qui traverse le Delaware ; une fresque des nombreux présidents américains impliqués dans la vie des fraternités ; des daguerréotypes de jeunes hommes, le genre à recevoir leur diplôme à 18 ans, quand c’était un must. Ce qui relie toutes ces images, c’est un vrai guide des rituels de cette fraternité, qui inclut des initiations, des libations, des instructions pour des cérémonies à la lueur de la chandelle et les devoirs des officiers de section.

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Quand je tiens ce truc dans mes mains, j’ai l’impression que je transgresse un interdit. Ça ressemble – alors que la lumière est faite sur un nouveau débat national sur la violence sexuelle et les autres déboires qui émanent de la vie des fraternités aux États-Unis – à un récit maudit.

Ça ne l’est pas, bien sûr. Le nouveau livre est un projet ambitieux de plusieurs décennies mené par Andrew Moisey, actuellement professeur en histoire de l’art et en études visuelles à l’université Cornell. Pendant les années Bush, Moisey était étudiant à l’université de Californie, Berkeley, où son petit frère était également venu étudier. Ce dernier a rejoint une fraternité, et Moisey a passé la plupart de ses années qui se chevauchaient avec celles de son frère – et certaines années après son diplôme (il a aussi obtenu un doctorat là-bas) – à photographier les membres à la condition qu’il n’identifie pas leur section. Il a donc choisi un pseudonyme, Psi Rho. Il a toujours voulu rassembler les photos dans un projet cohérent, mais s’il n’était pas certain des détails.

« Je pensais que c’était quelque chose que je devrais faire pour la postérité, » me dit Moisey. « Cependant, ça m’a pris un moment pour me rendre compte que le propos du livre était les promesses qu’on fait et la vie qu’on mène ensuite, les uns à côté des autres. »

C’est, fondamentalement, un témoignage historique sur une sous-culture américaine puissante – et agressive. Dans la préface du livre, Nicholas L. Syrett, Directeur des études sur la condition des femmes, du genre et de la sexualité à l’université du Kansas, résume l’histoire des fraternités aux États-Unis – comment elles ont évolué en des clubs secrets, réservés à un sexe, où les hommes créent des liens en se dégradant dans l’homo-érotisme, où les amitiés se forment à travers « le secret et la honte », et où la violence sexuelle est un lieu commun. (Comme l’écrit Syrett, « Les données sociologiques sur les fraternités des 20 dernières années démontrent que ses membres ont plus de chances de perpétrer des attaques sexuelles que les hommes non-affiliés sur le campus. ») À travers cette statistique, il place les photos de Moisey dans leur propre contexte. Il l’explique mieux que je ne pourrai jamais le faire : tout – les initiations, les bizutages, les beuveries – se passe « derrière des portes closes. » Et Moisey, ici, les a ouvertes.

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The American Fraternity arrive aussi à un moment où la face cachée sordide des institutions justement censées encourager la communauté – l’Eglise catholique, les écoles privées, tout le système politique américain – a été dénoncée , au moins en partie. Moisey a fini son livre photographique un peu avant que Donald Trump ne nomme Brett Kavanaugh à la Cour Suprême. Mais à la lumière de cette saga, cela a une résonance encore plus forte. Je ne pense pas que ces photos pourront à nouveau être prises.

VICE a parlé avec Moisey des fraternités américaines et de leurs leaders, de leur rôle dans la société, du caractère répandu des abus sexuels qui y ont lieu, de l’amitié masculine, du bizutage, du dieu alcool, et des Francs-maçons.

Certaines des images ci-dessous peuvent être explicites ou perturbantes.

VICE : Quelle a été la genèse de The American Fraternity ? Pouvez-vous expliquer le procédé de création du livre, et combien de temps cela vous a pris ?
Andrew Moisey : J’étais étudiant en fin de cycle quand mon frère est venu étudier. Il a rejoint une fraternité et j’ai traîné avec eux. J’ai amassé assez de photos d’eux, et j’ai toujours voulu en faire un livre. Au début, je voulais capter un morceau de la culture américaine. Il n’y a jamais vraiment eu d’autre livre de photos sur les fraternités, et les seules choses qu’on avait vraiment sur ce thème c’étaient des articles de journaux et des comédies hollywoodiennes. Je pensais que c’était le sujet parfait pour un livre de photos. Pendant un moment, c’est resté au stade de document culturel – je n’ai jamais voulu que ce soit sur cette fraternité en particulier, parce que ce qui était important pour moi c’était la culture de toutes les fraternités. Il s’est avéré que j’ai eu accès seulement à celle-là. Donc mon but a été de créer un livre qui mettait en exergue les différences entre la culture des fraternités et le reste des cultures. Finalement, je me suis rendu compte que la culture des fraternités déteint sur le reste des cultures – en d’autres termes, je me suis rendu compte du modèle que devrait suivre le livre. Surtout parce que j’ai pris ces photos pendant les années Bush et qu’on avait un membre éminent de fraternité en tant que président. Les leaders de l’Amérique passent par cette culture, et c’est vraiment frappant. Et ensuite, des années plus tard, j’ai trouvé un guide de rituels à suivre dans cette fraternité.

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Comment l’avez-vous trouvé ?
La fraternité de mon frère a cessé d’exister après que j’ai pris mes photos. Je ne sais pas pourquoi – je suis aussi allé à Berkeley pour faire mon doctorat et à un moment j’ai dû écrire un mémoire. Ce qui signifiait que je devais vraiment arrêter de prendre des photos. Donc c’est ce que j’ai fait – mais ensuite j’ai appris que la fraternité avait cessé d’exister, donc j’y suis allé. Et comme on pouvait s’y attendre (ou pas), les portes de la fraternité étaient grandes ouvertes et il n’y avait personne, ce qui était super bizarre. Je suis entré – j’étais seul dans ce qui me semblait être les ruines d’une culture. J’ai remarqué que la porte de la salle du chef de section – dans laquelle je n’avais jamais été admis - était également ouverte. Je suis rentré dans cette pièce secrète qui m’était totalement interdite, et sur le sol il y avait ce guide de rituels.

« Chaque fraternité a au moins un ou deux Brett Kavanaugh »

C’est fou.
Oui, c’est dingue. J’avais l’impression d’être un archéologue bizarre. Vous savez, à Berkeley, si un bâtiment est vide, c’est une question d’heures avant que les gens ne l’utilisent, et ce manuel, qui semblait faire partie d’une culture qui n’existait plus, allait juste être jeté à la poubelle. Il n’y avait qu’une personne à qui ça paraissait encore important. Et c’était moi.

Si nous avions quelque chose comme ça pour les légions romaines ou les chevaliers teutoniques, ce serait incroyable. Dans les études supérieures, on apprend à penser dans un cadre large, et en étudiant l’histoire de l’art, j’ai pensé à la signification de ce que j’avais entre les mains. Je ne savais pas si le livre serait publié un jour, mais j’ai pensé à la valeur qu’il aurait, si un étudiant ou quelqu’un comme moi, dans une centaine d’années, tombait sur ce document visuel de ce qu’une culture s’était promis d’être et a vraiment été. Parce que dans ma tête ça résonnait aussi beaucoup avec les échecs de la culture américaine d’avoir, en général, ces idéaux de grandeur et ensuite d’être vu autour du monde, surtout après les années Bush, en échouant à vivre à leur niveau.

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Parlons de la texture du livre – son existence en tant qu’objet physique. Ça a presque l’air d’être un objet maudit.
[Rires] Je suis content que vous disiez ça, parce que j’ai choisi le design justement pour cette raison. J’avais beaucoup d’intentions – on en a beaucoup après une si longue période de travail – et l’une d’entre elles était de faire un livre de photos qui fasse comme si vous n’étiez pas censé le tenir. Enfin je veux dire, tous les autres livres de photos du monde vous font l’effet d’être dans une galerie d’art.

J’aurais aimé avoir quelque chose de plus pertinent à dire, mais ça me frappe d’avoir The American Fraternity entre les mains au moment où nous parlons de Brett Kavanaugh et de son album de promo, son calendrier de l’époque, tous ces objets bizarres et contemporains. Je ne sais pas – c’est comme si je butais dessus, que je voyais quelque chose que je ne pensais jamais voir.
Ça ressemble au guide de rituels – c’est la même taille, la même couverture, les mêmes coins arrondis, la même couleur de papier ? C’est ce guide de rituels.

Avez-vous déjà soupçonné que le moment présent arriverait, même une ou deux décennies après ? On parle d’un type nommé à la Cour Suprême qui s'est supposément adonné aux beuveries, à de la violence sexuelle, à la vie des fraternités et à une éducation en lycée privé.
J’ai toujours pensé que ces photos seraient de super documents culturels. Je ne pensais pas qu’elles seraient utilisées pour diaboliser cette culture.

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Vous le pensez maintenant ? Vous pensez qu’elles vont l’être ?
Je pense que ça sort à un moment qui évidemment joue en la faveur du livre, et peut-être pas pour les hommes plutôt innocents qui sont dedans. Les gens doivent comprendre : chaque fraternité a au moins un ou deux Brett Kavanaugh, mais la majorité d’entre eux – la majorité des gens que j’ai rencontrés, qui sont devenus des amis proches – étaient et sont des gens très respectables. Il y a quelque chose d’horrible à propos d’une culture qui peut fournir un abri et une protection pour les gens comme Kavanaugh – et les fraternités le font sans aucun doute. On les rejoint parce qu’on veut avoir une protection pour la folie à laquelle on veut goûter. Certaines personnes, évidemment, poussent cette voie bien trop loin – et il y a des photos dans mon livre qui vont bien trop loin.

Si on regarde notre culture, si micro-centrée sur la productivité, son architecture totalement sans âme et ses perspectives spirituelles – même notre religion est, en gros, une machine de surveillance – je comprends pourquoi les hommes rejoignent des fraternités. C’est comme en Grèce antique avec les Dionysies où les gens faisaient exprès de se départir des mœurs sociales (du moins les hommes) pour atteindre le plus haut niveau de sauvagerie possible. Il y avait, bien sûr, de terribles répercussions à ça, mais il y avait au moins une reconnaissance du contrat social : il pouvait être brisé. Je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment encore ça quelque part. Par exemple, il y a beaucoup d’hommes nus dans mon livre et beaucoup de lecteurs se diront, « Regardez-moi ces crétins. » Cependant pour des gens qui ont une morale respectable et qui deviennent aussi parfois sauvages, ils seront, selon moi, des sortes de héros des temps modernes.

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Donc vous faites moins la critique de la culture des fraternités que vous ne la présentez ou que vous ne préservez ce qu’elle est ?
Je ne veux certainement pas la préserver, c’est sûr. J’ai pensé qu’il y avait des éléments alarmants. Le livre se résume en une grande question qui est : veut-on que notre société perpétue un truc comme ça ? Est-ce qu’on veut qu’elle ressemble à ça ? Et il y a certains aspects, surtout du point de vue des gens qui n’ont pas le privilège de faire partie de fraternités, pour lesquels la réponse est clairement non. Il y a deux réputations concordantes : celle de l’horrible Américain, une personne ignorante, bruyante, qui se croit au dessus des lois et qui a des responsabilités ; et cette réputation que nous avons autour du monde correspond avec celle qu’ont les gars issus de fraternités. Ce sont les deux seuls stéréotypes que nous avons aux États-Unis qui sont exactement semblables à ceux que nous avons dans le monde. Et je pense qu’il y a une raison.

La culture des fraternités cause des problèmes très clairs, et je pensais que la culture elle-même causait trop de problèmes dans le reste de la société pour ne pas être remise en question un minimum. Et tout le monde sait ça depuis longtemps. Dès lors, je ne pense pas que le livre émet de nouvelles critiques sur la culture des fraternités, mais il permet aux gens de la voir, ce qui n’a jamais vraiment été possible. Vous avez un rapport intime avec le livre, donc ça peut plus que jamais vous faire sentir, je l’espère, ce que ça ferait d’y participer. Et enfin ça vous montre aussi, dans un cadre plus large, quel genre de leadership se retrouve à la tête du pays depuis si longtemps.

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Est-ce qu’on y boit trop ? Oui. Est-ce que c’est un endroit dangereux pour les femmes ? Oui, ça peut. Cela dit, je n’ai jamais pensé que la critique était le point central du projet. Je ne pense pas que la photographie soit la meilleure manière de faire une critique culturelle – ça peut parfois être le meilleur moyen de fournir le point de vue qui donne matière à la critique. Le livre essaye de faire quelque chose de très difficile, qui est de capter une culture et d’une certaine manière de la critique par ce moyen, sans qu’il parle forcément des gens en tant qu’individus.

Est-ce que les vieux membres de la fraternité ont vu les photos ?
Eh bien, ils n’ont pas lu le livre – mais ils ont vu ces photos. La presse, elle veut voir de jeunes Brett Kavanaugh, mais les gens que j’ai photographiés, ce ne sont pas des Brett Kavanaugh. Mais, comme je l’ai dit, ils font partie d’une culture qui a généralement protégé les personnes comme lui.

« C’est la dernière forme de culture qu’ils expérimentent avant de devenir adultes. »

Au début, comment avez-vous gagné la confiance des gens que vous photographiez ?
C’était difficile. Ils ont dû faire une réunion pour décider, en gros, s’ils me laissaient l’autorisation, et j’ai dû leur montrer des photos et des trucs comme ça. Pendant la présidence de Bush, quand vous rejoigniez une fraternité, vous n’aviez pas l’impression de faire un truc, genre, mal. Vous ne pouviez pas être critiqué juste pour ça. J’ai fait une expo en 2004, et certaines des photos les plus hardcore étaient inclues. La fraternité s’est ramenée à l’expo, et ils ont assumé en faisant des tonnes de « keg stands ». La culture des fraternités, encore une fois, est plus que jamais sous le feu des projecteurs, et je pense que c’est totalement justifié. Je ne pense pas qu’on m’aurait donné un niveau d’accès similaire aujourd’hui, dans ce climat.

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Il y a aussi une autre question, celle de la conscience qu’ont les membres de ce qu’ils font, et de l’influence qu’a la culture sur eux. Et ça varie d’une personne à l’autre, mais j’y inclus, comme si c’était une copie pliée en quatre dans le bouquin, cet essai écrit par un mec de la fraternité pour un cours d’anthropologie sur la fraternité et noté par son tuteur. Tout le monde devrait lire ce truc. C’est un gosse qui essaye de mettre sa vie de côté et d’avoir une vraie démarche d’anthropologue. On peut voir tous les efforts qu’il fait et le caractère complètement révélateur que ça a – en gros, toutes les critiques de la mentalité de Brett Kavanaugh que vous voulez sont comprises dans cet essai. Vous voyez la puissance qu’ont les fraternités pour façonner les valeurs des hommes qui en font partie, plus que l’université ne peut le faire. C’est quatre ans dans un club secret, uniquement masculin, et ensuite vous vous lancez dans le vrai monde.

Vous dites que plein de leaders américains ont été des membres de fraternités. A quel point c’est généralisé ? Par exemple, combien de présidents américains en ont fait partie ?
Ça dépend vraiment de la manière dont on compte. Ça peut monter jusqu’à 18, dans mon livre j’en liste 17. Mais les présidents, c’est juste un élément. Ce sont aussi, les juges de la Cour Suprême, les députés, les présidents d’université, les évêques de l’Eglise – des gens qui sont à chaque niveau de chaque administration. C’est la dernière forme de culture, en dehors de leurs parents, qu’ils expérimentent avant de devenir adultes.

Est-ce que ce genre de comportement a toujours existé ? Est-ce que Thomas Jefferson faisait des « keg stands » ?
Il y a aussi des photos historiques dans le livre, et comme vous pouvez le voir il y a un rite d’initiation datant de, genre, 1899 – vous ne seriez pas capable de dire que ça a 120 ans. C’est intéressant : un des arguments contre l’idée que les femmes aillent à l’université - elles ont commencé être admises dans certains établissements dans les années 1880 – n’était pas le fait qu’elles ne puissent pas y aller dans l’absolu (quoique certains le pensaient) ; mais plutôt qu’elles aient à aller dans leurs propres universités parce qu’on ne voulait pas qu’elles approchent le milieu des fraternités. Je ne serais pas surpris si Thomas Jefferson prenait des cul-secs dans sa fraternité (le Flat Hat Club en Virginie). C’est difficile d’imaginer une société secrète masculine où on ne boit pas excessivement.

L’histoire entière [des fraternités] est fascinante, après tout. Il y a eu une peur des Francs-maçons dans les années 1820 et 1830 – en gros la peur qu’ils dirigent tout. Donc l’adhésion à la Franc-maçonnerie a été complètement abandonnée. Ce qui est étrange est que les fraternités ont fini par combler ce vide dans les universités, en utilisant des rituels très similaires.

Maintenant, au moment où je vous parle, je suis probablement à 300 mètres de l’endroit où la première mort par bizutage dans une fraternité américaine a eu lieu. Ça s’est passé au coin de ma maison, littéralement [à Ithaca dans l’Etat de New York], en 1873. Il y a tellement de choses que j’aurais souhaité mettre dans ce livre de photos, mais à cause des contraintes que je me suis mises – le concept que ce soit un livre qui a presque appartenu à la fraternité elle-même – je n’ai pas pu mettre trop de matière extérieure. Sinon, ça aurait brisé le sort.

Pour en savoir plus sur le livre d’Andrew Moisey, The American Fraternity, cliquez ici.