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Les adolescents-combattants de la guerre 14-18

Pendant la Première guerre mondiale, des jeunes gens âgés de 13 à 17 ans sont partis volontairement combattre dans les tranchées. Un siècle plus tard, une historienne retrace leur histoire.
Pierre Longeray
Paris, FR
Adolescents première guerre mondiale bradenbourg
Prisonniers de guerre allemands du Brandenbourg. © Photographie de George Pankhurst. © Martin Booth, in Richard Van Emden, Boy Soldiers of the Great War, Londres, Headline Book Publishing, 2005.

« Le cœur gros, les gamins […] voyaient partir le grand frère, le cousin, le papa parfois. Attristés de rester là, devant le comptoir, le bureau et l’établi, leurs jeunes cerveaux rêvaient de batailles et d’exploits de toute sorte. » Deux ans que la Grande Guerre a commencé, et c’est ainsi que le journal L’Humanité détaille la trajectoire choisie par une poignée de jeunes gens bien décidés à rejoindre le front. Coincés entre la génération du feu et la génération orpheline, des gamins de toute l’Europe – mais aussi des États-Unis à partir de 1917 – se sont pris au jeu de la guerre avec l’envie irrépressible de « tenir un rôle » dans ce conflit mondial.

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C’est l’histoire de ces ados âgés de 13 à 17 ans – trop jeunes pour s’engager légalement, mais trop vieux pour être contraints d’aller à l’école – que l’historienne Manon Pignot rembobine dans L’appel de la guerre - Des adolescents au combat, 1914-1918, publié par les éditions Anamosa. Grâce à la falsification de leur identité ou de leur date de naissance, de fugue à bicyclette en pleine nuit ou de rencontre fortuite avec des soldats, ces « ados combattants » vont parvenir jusqu’au front où ils seront accueillis par les adultes, pas mécontents de les récupérer et de les intégrer.

Si ces ados sont absents des archives militaires, leur engagement étant illégal, l’apparition de leurs visages juvéniles sur des photos d’époque, ainsi que leurs témoignages permettent à Pignot de retracer leurs parcours et leurs motivations diverses. Une démarche inédite pour ce pan oublié de la Grande Guerre. Entre découverte du sexe au front et recherche d’aventure, on a essayé de comprendre avec l’historienne de l’université de Picardie ce qu’était être un ado au front.

VICE : Cela fait plus d’un siècle que la Première Guerre mondiale est finie, pourtant personne ne s’était vraiment penché sur la question des jeunes combattants. Comment peut-on expliquer ça ?
Manon Pignot : Cela fait presque 20 ans que je travaille sur la Première Guerre mondiale et notamment sur la question des expériences enfantines, donc sur les enfants à l’arrière ou en zone occupée, mais pas des combattants. Puis, un peu par hasard et par intérêt – m’intéressant à la question des enfants soldats sur le continent africain – je me suis rendu compte que de très jeunes combattants, il y en avait aussi sur les photos de la guerre de 14-18. C’est la photographie qui m’a révélé l’existence de ce pan de l’histoire. Si ce sujet n’a jamais vraiment intéressé les historiens, c’est plutôt logique : ils sont très peu nombreux – ils représentent moins d’un pour cent des effectifs –, puis ils sont invisibles dans les archives. Si vous voulez, ces jeunes sont passés entre les gouttes du regard des historiens, qui se sont concentrés sur les phénomènes plus massifs.

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« Dans la cour de récréation, les garçons jouent à la tranchée pendant que les petites filles jouent à être veuves de guerre et miment le fait d'apprendre l’annonce de la mort de leurs maris »

Vous évoquez la question des « enfants-soldats », pourtant vous avez choisi un autre terme, celui d’« adolescents-combattants » pour désigner les jeunes au front. Pourquoi ?
Enfant-soldat est un mot-valise qui a sa propre signification. Il a été élaboré par la législation internationale pour protéger les enfants contraints à combattre. Ces enfants sont enlevés, séquestrés, drogués parfois et abusés sexuellement souvent. En réfléchissant avec une psychologue avant d’écrire le livre, on s’est dit que le terme ne nous satisfaisait pas, parce que les jeunes gens dont je parle ont fait le choix de combattre. Leur engagement est volontaire, ce qui ne veut pas dire non plus qu’il est libre de toute forme de contraintes, qui peuvent être idéologiques, économiques, sociales ou encore familiales…

Justement, pourquoi ces ados ont envie d’aller au front, alors que pas mal d’adultes préféreraient rester à l’arrière ?
Il règne un climat d’excitation, d’enthousiasme au début de la guerre. Si les travaux des historiens ont effectivement montré que pour les adultes cet enthousiasme était assez peu partagé, le discours d’exaltation semble avoir pris chez les ados. À mon avis, cela s’explique par le fait que ces jeunes sont animés d’un désir d’action. Ce discours fonctionne d’autant plus qu’il existe une porosité culturelle entre le front et l’arrière, ce qu’on constate par exemple dans les jeux des enfants. Dans la cour de récréation, les garçons jouent à la tranchée pendant que les petites filles jouent à être veuves de guerre et miment le fait d'apprendre l’annonce de la mort de leurs maris. Les ados eux pratiquent des jeux de guerre physiques et parfois fatals. Dans les journaux de l’époque il n’est pas rare de trouver des histoires d’ados qui se battent à coups de pierres ou même avec des armes – dont la circulation est plus importante. Cela fait des blessés parfois même des morts. Il y a chez les ados une accoutumance à la violence.

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En plus de cette présence prégnante de la violence, vous expliquez que la guerre confère aussi aux ados une plus grande autonomie, ce qui permet donc le départ de certains vers les combats.
Effectivement. Cela s’explique par la désorganisation ou le relâchement de toutes les institutions de contrôle et d’encadrement de la jeunesse comme l’école, la famille, ou encore le voisinage. Puis il y a peu ou plus d’hommes et les femmes sont obligées de travailler en dehors de chez elles. Il y a donc un relâchement de la surveillance des adultes sur la jeunesse, qui entraine une autonomie plus grande. Du coup, cette autonomie peut être investie dans le travail, ou autre chose : le vagabondage, l’envie d’ailleurs. Pour certains, cette autonomie prend alors l’aspect d’une autonomie d’action, une volonté d’agir et donc d’une tentative d’engagement.

En lisant les témoignages d’ados-combattants, on a le sentiment que leur projet est réfléchi, qu’ils ne partent pas sur un coup de tête. Il y a quelque chose qui relève de la destinée.
Ce n’est pas vrai pour tous. Certains effectivement ont mûri leur projet longuement et font plusieurs tentatives avant de s’engager. Mais il y en a d’autres qui vont partir sur un coup de tête. C’est le cas de Noël Vacher, un jeune berger de 14 ans qui a perdu toute sa famille en un an et demi de guerre. Un jour, il traîne à la gare de Montpellier quand un train transportant le 2e régiment de zouaves passe. Ils lui disent en rigolant « Allez viens avec nous ». Et lui, il monte dans le train. Résultat il fait toute la guerre, Verdun, le Chemin des dames…

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« La guerre assouplit les possibilités d’accéder à des domaines normalement réservés aux adultes, comme l’alcool, le sexe »

Si les soldats adultes savent que l’engagement des moins de 17 ans est illégal, ils le tolèrent donc ?
Personne n’est dupe pour plusieurs raisons. Les hommes ont l’habitude d’avoir des jeunes à leur côté : au champ, à la mine, à l’atelier, à l’usine. Ensuite, c’est fort symboliquement d’avoir la présence de ces jeunes. Ils sont la jeunesse, ils sont l’avenir, ils incarnent une forme de pureté de la cause. En gros, ils se disent, « Si la jeunesse est de notre côté, c’est bon signe. » Après, les ados-combattants ne sont pas un rouage indispensable de la stratégie militaire. On essaye de les mettre à des postes plus ou moins exposés comme messagers.

L’expérience du front invite les jeunes à grandir un peu plus vite qu’à l’accoutumée en découvrant l’alcool et le sexe au contact des soldats qui ont par exemple accès aux BMC (Bordel Militaire de Campagne) ?
La guerre assouplit les possibilités d’accéder à des domaines normalement réservés aux adultes, comme l’alcool, le sexe… Ça ouvre des champs de possibilités, puisque le conflit perturbe l’ordre social donc assouplit les frontières, elle les rend plus poreuses. C’est vrai sur le front, mais aussi à l’arrière. Par exemple, les jeunes allemands des villes qui sont envoyés dans les fermes pour les moissons, et bien, ils vont être confrontés aux fermières seules sans leurs maris depuis des années. Il y a donc une « ouverture ». La guerre crée alors des possibilités supplémentaires qui n’existeraient pas en temps de paix.

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À la lecture de votre livre, il apparaît qu’il n’y a pas vraiment de profil type d’ado-combattant – de la même manière qu’un siècle plus tard, on n’a pas réussi à dresser de profil des jeunes occidentaux qui allaient combattre dans les rangs de l’État islamique. Vous dressez justement ce parallèle et dites que l’histoire pourrait permettre de mieux comprendre ce présent.
Quand j’écrivais le livre, l’Europe découvrait effectivement avec stupeur la présence de jeunes européens dans les rangs de l’EI. Au départ, on avait du mal à comprendre comment et pourquoi ces jeunes gens élaborent des stratégies pour gagner une zone de combat extrêmement violente. Du coup, pour sortir de cette stupéfaction ou incrédulité, il convient de s’appuyer sur le travail des anthropologues, des psychologues, des sociologues qui étudient le phénomène aujourd’hui mais aussi sur celui des historiens qui proposent de faire un détour historique par le passé. Étudier les situations passées – donc plus apaisées car distantes de plus d’un siècle – permet de donner de l’intelligibilité à ce phénomène des ados qui partent à la guerre.

L’ouvrage de Manon Pignot, L’appel de la guerre - Des adolescents au combat, 1914-1918 (Anamosa), est disponible à partir du jeudi 4 avril 2019.

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