Drogue

Ce programme donne une leçon aux conducteurs ivres à la morgue

La Moldavie a le plus grand taux d’alcoolisme au monde mais sa nouvelle punition pour les conducteurs ivres est plutôt tirée par les cheveux.
Morgue
Le centre médico-légal de Chișinău. PHOTOS de l’auteur.

L’été dernier, je me suis retrouvé enfermé dans une sinistre chambre froide avec sept étrangers, à regarder un technicien de salle d’autopsie nettoyer la bouche d’évacuation du sol. À la radio, posée au-dessus de la clim, on entendait gueuler Post Malone. « On n’a pas envie que ce soit colmaté de plein de morceaux d’humains », a expliqué le technicien. Nous, on essayait juste de respirer dans la puanteur de formaldéhyde qui imprégnait la pièce. On attendait qu’il mette des gants propres pour commencer l’autopsie du cadavre allongé sur la table.

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Ces sept étrangers m’ont rejoint à Chisinau, la capitale de la Moldavie, au centre médico-légal de Chișinău, pour constituer les premiers participants au nouveau programme de sensibilisation Drink & Drive (Boire & Conduire), conçu pour dissuader les conducteurs arrêtés en état d’ivresse de recommencer. A la morgue de ce centre médical, l’idée est d’associer la conduite en état d’ivresse à ces cadavres.

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A la morgue.

Le programme, lancé en mai de cette année, consiste en 12 sessions, étalées sur deux ou trois mois. Les conducteurs voulant récupérer leur permis de conduire doivent venir à la morgue, travailler au cimetière et s’occuper de victimes d’accidents de voiture. Depuis son lancement, 16 personnes ont participé au programme.

J’ai rencontré Andrei Iavorschi, le directeur de Moldova’s National Probation Inspectorate (NPI), pour en savoir plus sur le projet Drink & Drive. L’organisation est en charge de mettre en place des condamnations alternatives à la prison. Ce programme, approuvé l’année dernière par l’ancien gouvernement, fait partie de la loi exhaustive visant à lutter contre l’alcoolisme.

« Dans la colonne positive, les gens ont dit que boire rendait plus intelligent, plus jovial et amical, aidait "à nettoyer ses blessures" et à noyer ses chagrins »

J’ai demandé à Iavorschi s’il pensait que le programme n’était pas un peu extrême. « Les conducteurs ont accepté tous les risques la seconde où ils ont décidé de conduire en état d’ivresse », m’a-t-il rétorqué. Ces mesures drastiques sont motivées par des statistiques drastiques. Selon l’OMS, la Moldavie a l’un des taux les plus élevés de consommation d’alcool par personne et le plus haut taux de décès liés à l’alcool dans le monde. Le problème d’alcool en Moldavie se reflète dans le problème de conduite en état d’ivresse. Entre janvier et octobre 2019, la police a enregistré 2145 cas de conduite en état d’ivresse ayant causé 30 morts et 134 blessures irréversibles.

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Ancien Etat de l'URSS, la Moldavie est dans l’éprouvante étape de la transformation économique qui a poussé près d’un tiers de sa population à aller chercher du travail à l’étranger. Cela a séparé les familles et appauvri les communautés, dans lesquelles la consommation du vin fait maison est très prévalente.

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Le sol de la morgue au centre médico-légal de Chișinău.

A la morgue, le médecin légiste a expliqué le fonctionnement du centre et a répondu aux questions sur l’anatomie humaine. C’est un travail plus dur qu’il en a l’air à la télé. Certains des participants ont dû faire une pause ou aller dans le couloir pendant l’autopsie, encouragés par des remarques : « On voit bien aussi d’ici. »

Au bout de trois heures sur les cinq heures de session, on commence à s’habituer à l’autopsie et la plupart des participants semblaient juste vouloir se barrer au plus vite. Certains étaient excités d’être là cependant et m’ont dit que selon eux, cela devrait faire partie du programme de l’école.

Parmi eux, Victor, 37 ans. Quand l’agent de circulation lui a fait souffler dans le ballon le 14 janvier 2019, il portait une fausse barbe blanche et était habillé en Père Noël. Le 14 janvier est le Nouvel an, ou l’Ancien Nouvel An, selon le calendrier orthodoxe, et c’est une fête importante dans la ville de Victor au nord de la Moldavie. La police savait qu’il y aurait du travail ce soir-là. Victor raconte qu’il se dépêchait parce qu’il était pressé d’arriver chez lui. Il avait des invités et il était le Père Noël. Mais les invités sont restés sans Victor cette nuit-là, et Victor, sans son permis.

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Quelques jours avant mon expérience à la morgue, j’ai observé un autre groupe, également inscrit au programme, lors d’un exercice de réflexion. Les participants devaient écrire les côtés positifs et négatifs de la consommation d’alcool au tableau. Dans la colonne positive, les gens ont dit que boire rendait plus intelligent, plus jovial et amical, aidait « à nettoyer ses blessures » (psychologiques et physiques) et à noyer ses chagrins. Dans la colonne négative, ils ont écrit que l’alcool détruisait le système nerveux et les organes internes, sa famille et sa personnalité.

A la morgue, après plusieurs heures passées avec des cadavres, la pause cigarette a été interrompue par une annonce : le groupe devait se diriger au deuxième étage du centre médical, où des victimes d’accident de la route étaient hospitalisées. On a assigné à chaque participant un patient dont il devait s’occuper pendant plusieurs heures. Certains faisaient la conversation aux patients pour les distraire, d’autres les aidaient à manger, remplaçant leurs proches morts de fatigue.

J’ai discuté avec Hottabych, 30 ans, qui s’est fait arrêter par la police le 8 mars 2017, après une nuit passée en boîte. D’habitude, les conducteurs en état d’ivresse essayent de verser des pots-de-vin aux policiers pour s’en sortir, mais Hottabych était fermement opposé à cette pratique pour des raisons morales. « En général, les gens ne pensent pas aux conséquences lorsqu’ils essaient de corrompre la police. La loi ne vaut rien ici. » Il était sceptique quant au programme et aurait préféré voir une réforme du système de justice et l’éradication de la corruption.

Devant le centre médical, j’ai parlé avec Micha, 29 ans, qui était particulièrement nerveux pendant la formation. « Ces cours sont très problématiques, m’a-t-il dit. On est leurs cobayes maintenant, ils font leurs expériences sur nous. Ce n’est pas normal de faire venir des gens non entraînés à la morgue pour cinq heures et leur montrer des choses dures à supporter même pour les professionnels. »

Est-ce que cela suffira à convaincre les participants de laisser leur voiture à la maison la prochaine fois ? On verra bien.

*Hottabych est le nom d’un personnage fictif soviétique célèbre.

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