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De l'enfer d'être une balance en prison

« C’est censé être l’un des nôtres. On est tous dans la même galère. Il a pas respecté le Code. Faut lui faire sa fête. »
être une balance en prison​

« Tiens ta langue si tu veux pas qu’on te l’arrache. »

L’adage figure en tête du Code des Détenus, ensemble proverbial de règles établies entre voleurs. À mon arrivée dans le système carcéral, c’était le cadet de mes soucis. Ne pas trahir ses potes, quoi de plus simple ?

Un beau jour, mon pote Koby a agressé Chris, la cinquantaine et la même moustache que Hitler. Il avait changé de chaîne sans en référer au préalable au maître autoproclamé de la télécommande. Koby est parti au mitard, ou à l’isolement si vous préférez, et à son retour on avait transféré Chris dans une autre aile de la prison.

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Koby avait encore la rage : « Cette petite pute m’avait balancé ! » Devant son teint jaunâtre, je n’ai pas pu m’empêcher de glousser. Il n’a pas apprécié.

J’étais perplexe. « Attends Koby, une balance, c’est quelqu’un en qui t’as confiance et qui te trahit, non ? Lui, ça fait un bail que tu lui fais la misère. Tu lui as cassé une dent, merde ! Comment tu voulais t’attirer sa loyauté après ça ? »

Koby n’en démordait pas. « T’as rien compris mec. Une balance, c’est un mec qui ne tient pas sa langue, point barre. Tu parles trop, tu mets quelqu’un dans la merde ? Ben t’es une balance. » Comme personne ne semblait contester, je me suis contenté de hausser les épaules.

Dans mon bloc, le vin artisanal coulait à flots. C’est tout juste s’il ne sortait pas directement des robinets. Tout le monde en fabriquait, y compris cet ex-adjoint au shérif coiffé comme Einstein. Nos gardiens étaient ses anciens collègues, alors il ne leur parlait pas mal. Il a eu le malheur de faire une blague débile où il comparait le bloc à un alambic géant. La nuit suivante, raid surprise, et adieu le vin maison.

Le lendemain matin, j’ai entendu Al et Bert en parler tout haut. Ils fixaient un regard noir sur Einstein qui, lui, fuyait tout eye contact.

– Al : « Il faudrait qu’on donne une bonne leçon à ce sale flic de mes deux. »

– Bert : « Mais putain tu t’attendais à quoi ? On savait que c’était risqué de lui en parler. »

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– Al : « Balek. C’est censé être l’un des nôtres. On est tous dans la même galère. Il a pas respecté le Code. Faut lui faire sa fête. »

Leur conciliabule a duré plus d’une heure, mais à la fin Al avait persuadé Bert d’aller casser la gueule à l’adjoint déchu. Mais attention : j’en ai vu des types comme Al, des « casseurs de cafteurs ». Ils ont tendance à faire du zèle, et là n’importe qui peut trinquer.

Une fois, il y a deux types qui se sont battus dans une cellule pendant que Bryan faisait le guet, un oeil sur le bureau des gardiens, l’autre sur la bagarre.

Bureau. Bagarre. Bureau. Bagarre.

Soudain, un groupe de gardiens en pleine montée d’adrénaline a fait irruption par le côté.

Pendant que ses collègues passaient les menottes aux deux adversaires en sang et torse nu, l’un des gardiens a chuchoté au troisième larron : « Mec, j’y étais moi dans le bureau. On se serait douté de rien si t’avais pas tourné la tête sans arrêt. Conseil pour la prochaine fois, tocard : si tu t’affoles, tu nous affoles. » Le temps que le calme ne revienne dans la salle commune, Bryan avait viré pivoine.

Une fois les gardiens partis, une voix a lancé : « Putain de balance ! Les gars, plus personne ne demande à ce mec de faire le guet, compris ? »

Bryan ne l’entendait pas de cette oreille. Il a trouvé le propriétaire de la voix en question, lui a flanqué une paire de gifles et hurlé : « Si tu crois que je vais laisser un fils de pute comme toi me pourrir ma réputation… J’ai rien dit à personne, moi. Moi, les donneurs, je les bouffe au petit-déjeuner. Compris ? »

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L’autre s’est confondu en excuses. Bryan avait dissolu en quelques instants sa réputation de balance.

Les exemples de ce genre étaient légions. Un moment d’inattention, un type repéré à cause de nous, ce genre de choses pouvait nous retomber dessus à tout instant. Et qui dit réputation, dit intégration. Pas seulement auprès des autres détenus, mais aussi des gardiens, des infirmières ou même de l’aumônier. La réputation, ou « visage », c’est une façon de compter les points et d’établir une certaine street-cred. Un « balance » tamponné sur son front, c’est pire que tout ici. Pour s’en débarrasser, il faut défier son accusateur en combat singulier. Si on gagne, il devient la présumée balance. C’est comme ça.

Un peu confus, certes, mais j’ai fini par comprendre : attirer des ennuis aux autres, c’est une mauvaise idée, et à moins de se sentir une vocation conjointe de juge, juré et procureur, il vaut mieux faire exprès de ne pas le faire que ne pas faire exprès de le faire. J’ai fait de cette ligne du Code « moral » mon mantra à mon arrivée dans le couloir de la mort.

« On est nos propres flics. »

Telle est notre devise. Après avoir constaté que la criminalité était plus faible dans notre aile que partout ailleurs, les gardiens ont relâché leur surveillance. On reste soudés et on maintient la paix à notre échelle. On est une communauté. On a des règles. On s’y tient. Mais nul système de valeurs n’est parfait. Notre micro-société paradoxale possède un vice caché.

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« Sergent à terre ! » Les cris fusent de toutes parts. Même notre doyen Lil’Mike, avec sa gueule d’ange et ses cheveux blancs impeccables, s’y met.

Les gardiens ont surpris deux amants qui se sont encore retrouvés en cachette dans une cellule. Cette fois-ci, ils n’ont pas même eu le temps de se déshabiller que la sergente de garde était déjà là. Dernier avertissement : la prochaine fois, c’est le Trou. David, le dominant, est furieux.

Après avoir mis Lil’Mike à l’écart, il lui aboie dessus. « Pourquoi t’as pas crié avec les autres enculé ??!

Mais c’est ce que j’ai fait ! On l’a tous fait. J’y peux rien si tu nous as pas entendus. »

Il se tourne vers les autres en quête de soutien, mais ils sont tous partis, l’air de rien. Mike est vieux et chétif. David a la moitié de son âge et sa force de titan n’est un secret pour personne.

« Puisque je te dis que j’ai crié, putain ! T’étais juste trop occupé pour m’entendre ! De toute façon, on devrait même pas avoir à faire ça. C’est ton problème, t’as qu’à demander à quelqu’un de faire le guet ou…

C’en est trop pour David. Hors de lui, il se met à rouer de coups ses côtes saillantes. Trop facile.

Quelques jours plus tard, notre amoureux transi est menotté et placé au Trou le temps que les gardiens « fassent toute la lumière » sur l’incident. Ils ont reçu un mot anonyme. La version de Mike, c’est qu’il a glissé sous la douche. Sa canne ajoute un soupçon de vraisemblance à son récit.

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Dans la queue du réfectoire, un ami me confie : « Ils veulent faire porter le chapeau au mec de Mike, tu sais, Danny. Il est un peu bizarre depuis le jour de la bagarre mais ça fait pas une preuve. »

Une fois sorti du Trou, David tente de scalper le dit-Danny avec un rasoir de fortune. Cette fois-ci les gardiens ont tout vu : retour au Trou.

Danny ne veut pas de bandages. Il préfère afficher ses points de suture et nous regarder avec insistance. C’est sa façon un peu glauque de nous demander : « C’est ça votre communauté ? » Son front strié de lignes rouge vif est pour moi un point de bascule.

Notre devise résonne encore et encore, « On est nos propres flics. » Je la jette aussi loin que possible, comme un fruit verreux. Je suis écoeuré. En gros, se battre contre l’injustice revient à être une balance. Que faire ?

L’épisode du scalp me rappelle un sujet de conversation fréquent. La clé en prison c’est de « se mêler de ses oignons. » Pratique, mais paradoxal : comment peut-on être nos propres flics si chacun garde tout pour soi ? Les lettres anonymes prolifèrent, et c’est bien normal. C’est la seule solution.

J’ai changé les noms et je ne risque aucune représaille, mais le texte que vous avez sous les yeux est très subversif. Ce que je dénonce, c’est notre principale figure d’autorité : le Code des Détenus. Les plus vieux prisonniers ne cessent de répéter : « Cet endroit part en couilles. Ce genre de truc n’arrivait jamais dans le temps. » Permettez-moi de douter du bien-fondé de leur indignation. Les histoires sordides pullulent au sujet de ce bon vieux « temps » : vols, viols, servitude involontaire, trahisons sanglantes… Non, à mon avis ils ont juste peur d’y passer. Ils ont besoin de nous, les « jeunes », pour sauver leur peau.

Le Code doit bien avoir des aspects vertueux, mais trop de gens l’instrumentalisent pour accroître leur pouvoir. C’est une béquille morale qui sert à justifier tout et n’importe quoi. Ces règles anti-balances ne sont que le support d’une philosophie survivaliste très primitive. La loi du plus fort, ni plus ni moins.

George T. Wilkerson a 37 ans et il est incarcéré à la prison centrale de Raleigh en Caroline du Nord. Condamné à mort en 2006 pour deux affaires de meurtre, il attend son exécution.

Cet article a été publié en collaboration avec le Marshall Project.

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