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L'érotisme discret des claviers mécaniques customisés

Tous les jours, nous passons des heures à tripoter des claviers. Il fallait bien que quelqu'un les érotise.
Image : Sildrax

Les claviers, c’était mieux avant. Rappelez-vous de votre enfance, quand vous frappiez les touches profondes et bruyantes de l’ordinateur familial pour insulter Adibou. Ces machines tiraient toute leur personnalité (et leurs décibels) d’un système d’interrupteur mécanique : en enfonçant l’une de leurs touches, on activait un assemblage de pièces de métal et de ressorts qui finissait par établir un contact électrique. Au fil du temps, ce dispositif a été remplacé par des dômes de caoutchouc, plus économiques mais moins confortables d’utilisation. Un scandale ! s’écrient aujourd’hui les nouveaux apôtres du clavier mécanique.

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Depuis quelques années, portés par la nouvelle popularité de l’esport, constructeurs de matériel informatique et geeks amateurs luttent pour ramener les claviers mécaniques sur tous les bureaux au motif qu’ils sont plus agréabes, plus durables et plus performants. Et ça prend : la plupart des marques pour gamers proposent désormais des claviers-tanks bardés de LED et de touches programmables qui n’intéressent que les pros de Starcraft, des boîtes inconnues lancent des campagnes de crowdfunding pour financer des simili-machines à écrire d’un goût douteux et, surtout, les internautes les plus riches se battent pour créer le plus beau clavier unique.

Tout l’intérêt des claviers mécaniques, c’est qu’ils peuvent être personnalisés à outrance. Cette discipline, le « custom », repose sur un nombre impressionnant de boutiques et de pièces interchangeables — un peu comme le tuning. Exemple : le fameux mécanisme qui donne toute sa sensation à la « frappe », le switch, existe sous des dizaines de formes différentes. Chaque modèle transmet une impression unique : à vous de voir si vous êtes plutôt linéaire ou tactile, comme on dit dans le milieu, et d’affiner encore vos préférences à l’aide de petits anneaux de caoutchouc.

Pour les touches elles-mêmes et les boîtiers, une grande variété de matières, de formes et de couleurs sont disponibles. La manière dont les touches sont légendées peut également faire l’objet d’une intention particulière : laser, impression haute résolution, moulage spécial ? Pour encore plus de customisation, certains créateurs proposent des touches en résine finement sculptées. Les thèmes sont souvent geek, au sens Reddit du terme : Star Wars, Mario, Pokémon. Le prix de certaines éditions limitées atteint plusieurs dizaines d’euros. Assembler le tout autour d’un circuit imprimé est à la portée de quiconque a pratiqué la soudure en cours de techno, à condition qu’il puisse s’offrir les outils nécessaires : fer à souder, étain, pincettes…

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En général, les claviers mécaniques custom sont un hobby coûteux. La facture pour les pièces « obligatoires » comme les touches, les switches, le boîtier et le circuit imprimé peut vite atteindre des centaines d’euros. Sans faire de folies, un journaliste de Kotaku a investi près de 400 euros dans son clavier. Ce redditor qui se vante d’avoir créé le « clavier chiant le plus cher du monde » a dépensé presque 400 euros pour un objet noir et cubique. Poussez le délire tuning jusqu’au bout et les coûts grimpent encore. Rétroéclairage multicolore ? Câble USB customisé ? Repose-poignets en bois massif ? « Certaines personnes dépensent des milliers de dollars pour leur kit » explique puddsy, l’un des administrateurs du subreddit r/MechanicalKeyboards, contacté par Motherboard.

Image : storm8bring3r

Vous l’aurez compris, les amateurs de claviers mécaniques n’ont pas peur de forcer. Cela se ressent dans leur culture : l’une des publications les plus appréciées de r/MechanicalKeyboards est un clavier dont les touches épellent : « Will you marry me ? » ( « Je trouve ça mignon », lance puddsy.) L’ambiance générale de ce lieu fréquenté par plus de 270 000 personnes oscille entre références geek éculées, passion envahissante (un type prétend avoir reçu des boutons de manchette en forme de touches pour un mariage), consumérisme assumé (les vannes sur le prix des claviers sont trop nombreuses pour ne pas être douteuses) et autodérision fébrile ( « Certaines personnes font la fête le vendredi soir. Je me contente de photographier du plastique qui coûte cher »).

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Cette façade follement américaine cache quelque chose. De-ci de-là, les internautes trahissent la dimension sensuelle, voire sexuelle de leur centre d’intérêt. La mode qui consiste à assortir les couleurs de son clavier à celles d’une paire de baskets, par exemple, sent bon le fétichisme. Les plus aventureux vont jusqu’à poser leur vibromasseur sur le malheureux périphérique, et certains créateurs de touches en résine sculptée proposent des produits en forme de sein, de fesses ou de bouche pulpeuse — et manifestement, des gens sont prêts à payer une dizaine d’euros pour eux.

Ce côté cul se manifeste également dans la langue du clavier mécanique. Une publication relativement appréciée sur Reddit compare l’acte sexuel et l’écriture sur clavier mécanique : « C’est comme le sexe mais juste avec les doigts ». D’ailleurs, l’une des plus fameuses déclarations du milieu explique que certains types de switches procurent la même sensation qu’un « nuage de nichons ». De manière générale, les fans accordent une importance cruciale aux sensations de leur doigts sur leur gros engin : « La sensation d’écriture est géniale », « La sensation (…) est tellement… Satisfaisante ! », « Plonger mes mains dans un clavier me donne la sensation incroyable de ne faire qu’un avec un ordinateur »…

Les claviers mécaniques ne sont pas supposés flatter que le toucher : ils doivent fournir une expérience sensorielle totale, un tourbillon perceptif. Le bruit des touches est presque aussi important que leur comportement sous le doigt. Les fans audiophiles n'hésitent pas à parler de « sonorité » : veloutée, claquante ? Tout est possible. Sur YouTube, les vidéos d’ASMR à base de clavier mécanique décrochent facilement des centaines de milliers de vues. L’un des commentaires les plus populaires d’ASMR Sounds: Typing on a Mechanical Keyboard est un aveu : « Je n’aurais jamais cru regarder/écouter du keyboard porn dans ma vie. » Nous non plus.

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« Il y a beaucoup de keyboard drama. (…) C’est ce qui fait tourner la communauté, il y en a tellement. »

Côté vue, c’est évidemment l’apparence du clavier qui doit faire le boulot. La couleur compte, les lignes aussi. Les touches doivent être joliment inclinées. Cependant, même les sens qui n’ont a priori rien à voir avec un périphérique informatique sont concernés. Certains passionnés vantent le fumet de leur dernière acquisition (« surtout [le modèle] avec la parure de cuir ») et ce classement publié par PC Gamer croît trouver « un air goûteux » à un clavier aux tons pastel. D’ailleurs, on utilise le terme « flavor » — « goût », « parfum » en français — pour décrire différents types de switches.

À force, difficile de ne pas trouver une dimension érotique aux claviers mécaniques customisés. Sylvie Protassief, psychologue à Paris, croit la percevoir elle aussi malgré son étonnement : « Je suis perplexe, je n’ai jamais vu ça. Ça relève de l'érotisme mais pas du fétichisme. Tout peut être érotique, pourquoi pas un clavier d’ordinateur ? J’ai une relation à mon iPhone qui est relativement érotique, c’est un bel objet. » Une poignée d’auteurs répartis entre la presse universitaire américaine et Urban Dictionary appellent ça le techno-érotisme.

Le sociologue Dennis Waskul définit le techno-érotisme comme la « célébration passionnée d’objets de désir technologiques ». À l’âge industriel, explique-t-il, il s’appliquait surtout aux voitures. Aujourd’hui, les pistons chromés des muscle cars ont laissé place aux circuits imprimés. La « présence physique robuste » du moteur a disparu derrière les boîtiers silencieux et froids des ordinateurs. En tant que périphérique d’entrée vers l’immense pouvoir qu’ils renferment, le clavier lui-même acquiert un pouvoir, une aura rare — et c’est sans doute ce qui lui vaut d'être ciselé comme un fétiche.

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Image : spicypenis

Le psychanalyste Christophe Perrot suppose que l’aspect communautaire alimente l’enthousiasme des amateurs de claviers mécaniques customs. Joint par téléphone, il s’interroge : « On dirait qu’il y a une grande solitude. Auraient-ils eu de tels propos avant que les ordinateurs ne soient connectés ? Ils sont en connexion avec quelqu’un. Ce n’est pas juste la machine qui est complètement érotisée. Je pense que l’autre, en face, est imaginé dans l’histoire. Ça s’adresse à quelqu’un, ça ne tourne pas en boucle sur soi-même. »

La communauté des claviers customs est, en effet, remarquablement étendue et active. Puddsy croit savoir qu’elle est née en Corée avant d’essaimer en Chine, puis dans le reste du monde : Allemagne, Canada, Belgique… Toutes ces nationalités se retrouvent dans des groupes Slack et Discord pour discuter. Comme beaucoup d’autres fandoms établis sur Internet, cette nébuleuse se passionne pour les petits drames. « Oh, mon Dieu, s’exclame le puddsy. Oui, il y a beaucoup de keyboard drama. (…) C’est ce qui fait tourner la communauté, il y en a tellement. » On s’accuse de plagiat, d’arnaque, de concurrence déloyale…

Au milieu de ce pugilat général, les Américains semblent seuls à trouver sensuel leur périphérique custom. Sur les forums francophones d’Hardware.fr, le fil de discussion dédié aux claviers mécaniques est raisonnable et courtois depuis sa naissance, en 2004. Pas d’éruptions sensuelles ni de mises en scène nuptiales, on parle avant tout technique (exemple : faut-il diviser la barre d’espace en deux pour réduire le bruit ?) ou prix et on photographie sa création sur son bureau, sobrement. C'est moins amusant, c'est sûr.

Malgré nos recherches acharnées et à notre grand étonnement, nous n'avons pas trouvé l'ombre d'un objet pornographique impliquant un clavier. Toute cette affaire n'est-elle qu'un énième concours de bites entre Américains ? Allons-nous trop loin dans la psychanalyse Reddit ? La règle 34 aurait-elle trouvé sa némésis ? Tant de questions, si peu de temps. Seul un auteur sous pseudonyme rigolo, Supervert, ose une comparaison entre clavier et pénis dans son roman pour adulte Extraterrestrial Sex Fetish : « Souris, joystick, trackball, tablette, micro, clavier, caméra (…) techniquement, le membre masculin est un périphérique d'entrée. » Pensez-y la prochaine fois que vous cartonnez la touche retour arrière.