Sunn O))), drone metal, US
© Ronald Dick / Southern Lord Recordings
Noisey

Sunn O))), l'endurance dans la répétition

Les rois du drone metal fêtent leur vingt ans d'existence avec un nouvel album épatant, « Life Metal », sorti en avril dernier sur Southern Lord Recordings. En attendant un autre volet dans le courant de l'année.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Ma rencontre avec Sunn O))) (c’est important tant l’attrait du duo de Seattle fonctionne sur la sidération de la première fois) remonte à une sortie de bar hasardeuse il y a des années, et plus particulièrement à ce moment où un type affublé d’un T-shirt à l’effigie du groupe suscité en bouscula un autre. Au lieu de la bagarre de saloon annoncée, le second, voyant le vêtement du premier, lui lança sur un ton de défi : « Ah toi tu écoutes Sunn O))) ? Et tu vas vraiment jusqu’au bout ? » Avant même d’avoir écouté leur musique, l’idée de devoir la subir m'était déjà assez intrigante en soi, et correspondait à une période adolescente où écouter de la musique pouvait parfois relever du chemin de croix qu’on s’infligeait à soi-même, une sorte de torture-test un peu puérile pour vérifier si l’on en est, si l’on fait partie des « vrais ».

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« Un raga indien au milieu d’un tremblement de terre »

Dans un article du New York Times de 2006, à peu près au moment où la cote de Sunn O))) explosait, la moitié du groupe Stephen O’Malley reconnaissait à demi-mot la même chose : « Il y a trois types de personnes qui viennent à nos concerts. Les vrais fans de musique, ceux qui sont à fond dans le metal ou la musique expérimentale. Puis tu as ceux qui viennent pour le show ; pour nous voir jouer en robes et pour la machine à fumée. Enfin, tu as ceux qui sont attirés par l’aspect purement physique. Ce sont ceux qui vont se mettre pile en face des enceintes pendant une heure et demie. Est-ce que je peux tenir ? Est-ce que je vais me pisser dessus ? Est-ce que je vais gerber ? Mais quand ce sera fini j’aurai l’impression de m’être libéré, d’avoir battu le groupe ou je ne sais quoi, peu importe à quel point l’expérience est atroce. »

Aujourd’hui, Sunn O))) en est à sa vingt-et-unième année d’existence, mais certains à-côtés font toujours écran à la puissance de sa musique (tour à tour majestueuse et assourdissante, libératrice et despotique, belle comme un oiseau de mauvais augure et terrifiante). Mais pas nécessairement pour les mêmes raisons aujourd’hui qu’hier. Car depuis la première écoute et le choc originel d’entendre quelque chose qui ne ressemble à rien de connu (« un raga indien au milieu d’un tremblement de terre », selon le même article du New York Times), ou d’assister en concert à la performance d’un groupe encapuché et enfumé qui joue pendant plusieurs minutes la même note dans un vacarme étourdissant, depuis que le drone metal n’est plus un sous-genre incongru du metal mais une esthétique à part entière, bref, depuis que le nom de Sunn O))) est une marque déposée, comment le temps résiste-t-il donc à l’effet initial de sidération ?

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Surtout qu’aujourd’hui, on n’écoute plus la musique de la même manière. Ce qui a plus ou moins sauvé Sunn O))) de l’ennui, selon O’Malley lorsqu’on le rencontre à Paris, à l’occasion de la sortie de Life Metal, dernier album du groupe (avant la fin du monde ?) : « Le groupe est arrivé à un moment où l’idée de genre a disparu. Et je déteste dire ça, et encore plus en parler, mais tout a changé à cause d’Internet. Avant, on devait définir précisément ce qu’on faisait. Mais une fois que tout est devenu disponible, ces définitions n’étaient plus nécessaires. À moins que tu ne sois quelqu’un de fidèle, ou que tu aies un rapport nostalgique aux choses. Ce qui n’a jamais été notre cas. [Sourire ] »

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© Ronald Dick / Southern Lord Recordings

Car Sunn O))) s’est toujours attelé, depuis ses débuts, à déconstruire l’idée qu’on devait se faire non seulement d’un groupe de metal, mais à plus forte raison d’un groupe tout court. Pour cela, ils ont cherché à creuser toujours le même sillon, une drone music menaçante et toute-puissante qui doit autant aux élucubrations metal terre-à-terre de Venom qu’aux sons continus d’Eliane Radigue, puise aussi bien dans un bréviaire metal puriste que dans la musique contemporaine. Des premières secousses telluriques de The Grimmrobe Demos, en passant par le sommet collaboratif Monoliths and Dimensions, ou encore plus récemment le retour aux sources de Kannon, l’œuvre de Sunn O))) s’est articulée comme un mantra sinueux. Aujourd’hui, si l’on trouve dans leur public les weirdos jusqu’au-boutistes que mentionnait O’Malley plus haut, celle-ci parle également aussi bien au geek chevelu qu’à l’étudiant en anthropologie, au metalhead un peu burné qu’au féru d’ésotérisme. Ce qui ne veut pas dire que Sunn O))) opère un travail de synthèse. Plutôt tout l’inverse : aller creuser toujours la même idée, « mais qui peut être une grande idée ! », me souffle O’Malley. Ce dernier croit toujours, malgré notre époque de la playlist, aux vertus du deep listening, pratique initiée par la grande figure américaine de la musique expérimentale Pauline Oliveros, fondée sur des principes d’improvisation, de musique électronique, de rites, d’apprentissage et de méditation. »

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Sur scène encore plus que sur disque, la musique de Sunn O))) s’apprécie dans sa dimension immersive, comme si elle opérait dans une fournaise ardente et suffocante de laquelle l’auditeur averti ressort éreinté et à genoux, à l’image d’un rite de passage. Les membres du groupe, passé de duo à trio et avec une variante d’invités plus ou moins prestigieux au fil des années, sont vêtus de robes, et on ne peut distinguer à travers l’épais brouillard de fumée ce qui se trame sur scène. O’Malley : « Je pense qu’on a commencé à utiliser des robes et tout ça, pour rendre tout ça ambigu. On ne voit pas vraiment qui joue à quel endroit, on ne voit pas vraiment les mouvements. Peut-être que ça encourage 5 ou 10% de différence oblige à se concentrer sur la partie musicale. Tous ces éléments ont à faire avec la psychologie, de ce qu’on y met et ce qu’on projette dans ces costumes. Et un concert est une sorte de cérémonial, c’est un rassemblement avec un but, mais tout ça n’est qu’une question de cadre. On ne pratique pas une cérémonie, ce n’est pas un théâtre. Le contraire serait de suivre un script. Il n’y a pas de calcul à proprement parler, mais ça encourage les gens à avoir une expérience, à aller dans cette boite, et avoir un autre type d’expérience sonore, parce que c’est abstrait justement. »

Passer le flambeau

Parisien depuis maintenant plusieurs années, Stephen O’Malley voit dans la capitale française une soupape culturelle : « Moi qui viens de Seattle, je n’ai jamais connu ce genre d’accès à la culture que vous avez. À Paris, vous avez l’IRCAM, le GRM, Pierre Schaeffer, Boulez. Je n’ai rien connu de tout ça ! Toutes ces choses qui font partie d’un background de tous les jours. Alors d’accord, ce n’est pas le background de tout le monde, mais je pense qu’il est bien plus accessible ici que dans un tas d’endroits. » Une manière de dire que la musique de Sunn O))) ne sera pas prophète en son pays, ou qu’il se repose sur la patience de l’auditeur, d’une fanbase dévouée et patiente ? « Non, je veux juste dire que j’ai juste de la chance que les gens soient intéressés. Et c’est sans doute pour ça qu’on ne sera jamais hyper connus. On a eu de la chance de jouer dans de gros festivals, et rien que ça c’est extraordinaire. C’est exigeant, aussi bien en live que sur disque. C’est exigeant aussi d’attendre ça de l’auditeur. C’est pour ça que le live est si important pour nous. Quand tu fais le choix d’y aller, tu fais vraiment un choix de t’immerger. Et ça c’est très gratifiant. »

Ce qui pendait au nez des rois du drone metal ces dernières années, c'est un risque de décalcification justement lié à leur longévité, souvent synonyme de . Alors pourquoi se fait-il qu'on entende toujours leur musique, aussi écrasante qu'elle puisse être, avec une souplesse, comme si on l'entendait pour la première fois à chaque fois ? O'Malley : « Dans une interview, que je suis rétrospectivement immensément content d’avoir lue, Dylan Carlson de Earth a dit quelque chose comme : ‘’je ne pense pas que ce que je fasse soit exceptionnel. Je porte juste une torche que d’autres ont portée avant moi. Je ne fais que perpétuer une tradition.’’ Et c’est vrai, la musique porte en elle comme aucun autre art une tradition orale. Qui est transmise. Jusqu’à ce que ça devienne un produit de consommation courant vers le milieu du XXe siècle. Cet aspect-là est toujours présent, mais cet aspect consumériste a complètement bouleversé la musique. Ça a rendu l’idée qu’il était important de faire quelque chose de différent tout le temps. »

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Une manière de s’en remettre aux autres plutôt qu'à sa propre hybris (toujours un risque avec la musique du groupe), comme sur l’album collaboratif Soused avec le héros Scott Walker, ou sur le dernier album Life Metal produit par Steve Albini, duquel surnage un point d'orgue, « Novae », « notre moment le plus Tony Conrad » comme le dit O’Malley. Sur ce morceau de clôture, la musicienne islandaise Hildur Guðnadóttir joue de l'haldorophone, dérivé très rare du banjo, qui fait rentrer les dernières minutes du disque dans une grâce d’où l’on ne distingue plus grand-chose, ni le temps (alors que ledit morceau s’étire tout de même sur près d’une demi-heure), ni les guitares, pourtant le nerf de la guerre semble-t-il dans le travail de Sunn O))).

« Peut-être que mon talent consiste à mettre des collaborations en place, plutôt que, je ne sais pas, shredder ma guitare. »

L'album Life Metal de Sunn O))) est sorti fin avril sur Southern Lord Recordings. Sa suite, Pyroclasts, sortira dans le courant de l'année.

À noter que Sunn O))) proposera un weekend de résidence avec trois shows inédits en France du 31 janvier au 2 février prochains à la Gaîté Lyrique, huit ans après leur dernier concert à Paris.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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