Jacques Chirac
Photo AFP
Société

J'ai écrit la nécrologie de Jacques Chirac il y a trois ans

Dans le cimetière virtuel des médias, il n’y a pas de place pour l’empathie – seulement pour des dates de bouclage à respecter.
Paul Douard
Paris, FR

Dans les frigos des rédactions françaises – comme chez votre notaire –, tout est déjà prévu depuis longtemps. On y trouve des centaines de nécrologies prêtes à l’emploi d’hommes et de femmes qui pourtant sont en ce moment-même en train de déjeuner au restaurant. Moi par exemple, j’ai rédigé pour VICE la nécrologie de Jacques Chirac il y a près de trois ans. C’était lors d’une belle après-midi ensoleillée – dont Jacques Chirac a sans doute lui même pu profiter, puisqu’il était toujours vivant à cette époque – que j’ai écrit sereinement une première version de ce qu’on nomme une « nécro ». Alors que l’ancien Président de la République profitait certainement de sa journée tel un honorable retraité, j’étais en train de parler de lui au passé.

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Le bouclage d’un journal, ça se prépare. Alors que beaucoup d’incertitudes remplissent habituellement nos journées, « la mort est finalement la seule chose qui est prévisible dans notre métier » m’explique Raphaëlle Bacqué, grande reporter pour le journal Le Monde et auteur de nombreuses nécrologies. Bien évidemment, nous n’avons pas de calendrier Aztèque qui nous indique la date de décès de chaque être humain, mais nous partons du principe simple que tout le monde va mourir un jour ou l’autre. Dans le doute, les calendriers des maisons d’édition peuvent être d’une grande aide. Quand une dizaine d’ouvrages aux noms délicats tel que 365 jours avec Jacques Chirac (et Bernadette) : une perle par jour du président préféré des français, aux éditions Tut Tut, ou encore Jacques Chirac a dit… , aux éditions Mazarine, c’est que la fin est proche.

« Il y a quelques années, un journaliste est décédé avant la parution de la nécro dont il était l’auteur. »

Dans le pire des cas, on se répartit le plus simplement du monde les probables morts de l’année entre nous. « On essaie d'anticiper ce que l'on pressent comme de grands évènements, c'est-à-dire les décès de chefs d'Etat, d'artistes importants ou d'hommes qui ont pesé sur le cours de l'histoire », m’explique Alain Guillemoles, en charge de nombreuses nécrologies pour le quotidien La Croix. Débute alors une longue agonie de groupe.

Pour un journaliste, le moment de gloire ultime vient au moment de la parution de son papier. C’est comme un orgasme de plusieurs jours pour lequel vous avez travaillé de longues heures sous la contrainte et les corrections infinies de votre supérieur. Imaginez un instant que pour les nécro, vous pouvez attendre des années avant de voir votre papier publié. Pour ce qui est de la nécrologie de Jacques Chirac, « Elle était prête depuis 4-5 ans déjà. On était parti sur 6-8 pages au départ me semble-t-il » me raconte la journaliste du Monde. Je suis donc dans les derniers. Et là, vous pourriez naturellement objecter que : « il a dû s’en passer des choses depuis cinq ans dans la vie de Chirac ! ». Globalement, non. Par exemple, la nécro de Gorbatchev est toujours au marbre, ou comme celle de Michel Rocard restée au marbre pendant des années « dont la première version du Monde datait d’il y a 15 ans ! » termine Raphaëlle Bacqué.

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Ce supplice de l’attente peut aussi conduire à des drames. Tel un retour de bâton du destin pour nous sanctionner d’avoir sacrifié notre décence sur l’hôtel des ventes en kiosques, il se peut qu’une nécro fasse le même effet qu’un viager. Il y a quelques années, un journaliste est décédé avant la parution de la nécro dont il était l’auteur – son sujet étant quant à lui toujours vivant –, me raconte Raphaëlle Bacqué. Je m’estime donc chanceux d’être encore en vie lors de la parution de cet article.

« Bon, j’imagine que c’est le seul de vos papiers que je ne pourrais pas lire ? » – Charles Pasqua

Ironie de l’histoire ou indécence ultime de notre profession mais certaines nécro sont faites avec l’aide du principal intéressé – soit la personne qui est inscrite dans le tableau « Morts probables en 2019 ». C’est ce que me raconte la reporter du Monde : « Je suis allé voir Charles Pasqua pour un portrait. C’était évidemment pour préparer la nécro, mais je n’avais rien dit – je pense néanmoins qu’il le savait, mais n’a rien voulu me dire. En partant, il m’a simplement dit “Bon, j’imagine que c’est le seul de vos papiers que je ne pourrais pas lire ?“ ». Si cela peut vous paraître glauque, sachez que c’est une forme de prestige. Pour la plupart d’entre nous, notre mort ne sera qu’un événement quelconque aussi important qu’un chat qui traverse la rue en pleine nuit. Une mort à l’image de notre vie en somme. Pour d’autres, ils auront le privilège de faire le bilan avant leur dernier sommeil. Pour Alain Guillemole du journal La Croix, « En aucun cas une nécrologie n'est communiquée à la personne vivante. C'est inimaginable. » Il ne faut pas pousser.

Le truc avec les nécros, c’est qu’elles passionnent autant que les vidéos de chat ou les tribunes de type « Christine Angot dénonce l'imposture du monde du cinéma » comme me le confirme Raphaëlle Bacqué : « Les nécros sont toujours une très grosse vente du journal, comme pour la mort de Simone Veil par exemple. » À l’inverse, ne pas être sur le coup peut faire des déçus. Il y a quelque temps, Alexandra Schwartzbrod, directrice-adjointe de la rédaction de Libération, expliquait aux Inrocks regretter que le journal était l’un des seuls journaux à ne pas avoir parler de la disparition de Nelson Mandela, pour une histoire de dépêche AFP manquée par un stagiaire. En règle générale, et en cas de mort inattendue, merci de décéder le matin et à l’hôpital afin que l’information circule rapidement, comme 60% de la population française. C’est plus simple pour s’organiser.

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