12 millions de raisons de croire aux hommes-lézards

FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

12 millions de raisons de croire aux hommes-lézards

Des dizaines de millions de gens croient très sérieusement que les Reptiliens dominent le monde.

Selon un sondage réalisé en 2013, quelque 12 millions d'Américains estiment tout à fait possible que les reptiliens dominent le monde – autrement dit, que des hommes-lézards occupent les postes-clés au sein des gouvernements des plus grandes nations et des médias. Pourtant, la théorie des hommes-lézards en costume-cravate est loin d'être la plus répandue ; d'après le même sondage, 21 millions d'Américains croient fermement que l'homme n'a jamais marché sur la Lune et qu'il s'agit d'un complot. 116 millions d'entre eux sont persuadés que le changement climatique est un mensonge.

Publicité

Vous pouvez évidemment vous moquer. Mais le truc, avec les théories du complot, c'est qu'elles ne sont des théories que jusqu'à ce que leurs hypothèses fondamentales ne soient partiellement confirmées par la réalité. Comme le disait le chercheur Joseph Uscinski dans The Atlantic en octobre dernier, « chacune de ces théories a une chance, même infime, de s'avérer exacte. » Pensez donc à tous ces activistes qui interdisaient les téléphones dans leurs réunions avant que l'on découvre que la NSA avait les moyens d'allumer à distance n'importe quel téléphone et de s'en servir pour écouter des conversations. Imaginez comment vous auriez réagi si quelqu'un vous avait dit en 2011 que Facebook menait des expériences psychologiques secrètes sur les gens.

Pourtant, dans la culture populaire comme, jusqu'à récemment, dans le monde de la recherche en psychologie, les conspirationnistes sont vus comme des malades mentaux ; psychologues et chercheurs les ont souvent décrits comme des « fous furieux », une forme de sous-culture caractérisée par une pensée délirante au sens clinique du terme. Le stéréotype le plus répandu aujourd'hui est celui d'un homme blanc aux yeux écarquillés assis dans une pièce sombre, réalisant des montages d'images de surveillance en slow-motion sur lesquels figurent des flèches rouges mal dessinées pour indiquer aux spectateurs les « anomalies » ayant attiré son attention.

Publicité

Mais au cours des dernières années, le regard des chercheurs sur les théories du complot – et ceux qui les alimentent – a commencé à évoluer.

« En vérité, il n'y a pas une grande différence entre les conspirationnistes et le reste du monde », explique Rob Brotherton, qui a publié en novembre un ouvrage de référence sur la psychologie des théories du complot, Suspicious Minds.

Selon l'auteur, qui possède un doctorat de l'université de Londres et enseigne actuellement à Barnard, les traits qui font que certaines personnes croient à l'existence de vérités cachées « se retrouvent plus ou moins chez tous les individus… Ce sont des biais qui sont bien ancrés dans nos cerveaux », et qui peuvent aussi bien affecter la manière dont nous nous souvenons de notre première rencontre avec notre compagnon que notre tendance à douter de la mort d'Hitler ou Ben Laden.

Le livre de Brotherton évoque un large panorama de phénomènes psychologiques assez répandus, parmi lesquels le biais d'intentionnalité – la tendance à attribuer des intentions à des objets animés ou inanimés – ainsi que la tendance naturelle de notre cerveau à percevoir des liens de causalité, même quand ceux-ci n'ont rien d'évident.

« La preuve la plus éclatante du pouvoir du biais de confirmation », écrit l'auteur, se trouve dans ce qu'on appelle « l'effet retour de flamme », un phénomène qu'a longuement étudié Brendan Nyhan, professeur de science politique à l'université de Darthmoth.

Publicité

Sans surprise, les noirs américains qui ont entendu parler de l'étude de Tuskegee sur la syphilis sont plus enclins à croire à des théories du complot impliquant le gouvernement.

En gros, l'effet retour de flamme, c'est ce qui se produit quand vous essayez de raisonner quelqu'un qui a des opinions très fortes sur un sujet donné en lui présentant des arguments contradictoires et étayés : au lieu de changer d'avis, votre interlocuteur a de fortes chances de se braquer, de rejeter vos arguments et de se refermer encore davantage sur sa croyance initiale. C'est pour cela qu'il est très difficile de dissuader des gens de croire aux chemtrails, ou encore de penser que les vaccins peuvent provoquer l'autisme chez les enfants.

Mais cela n'affecte pas que les « cinglés ». En 2014, le chercheur interviewé par The Atlantic, Joseph Uscinski, et son collègue Joseph Parent, ont publié un livre qui constitue l'une des études les plus complètes sur la pensée conspirationniste à ce jour. Allant à l'encontre de l'idée (fausse) selon laquelle Internet aurait engendré un âge d'or du conspirationniste, ils ont étudié plus de 120.000 lettres reçues par les éditeurs du New York Times et du Chicago Tribune entre 1890 et 2010, ainsi que des discussions et des articles sur Internet évoquant des théories du complot avant et après l'élection présidentielle américaine de 2012. Ils ont également mené leurs propres enquêtes d'opinion.

Publicité

Leurs recherches couvrent un nombre extraordinaire de théories, allant des plus répandues (c'est la CIA qui a tué JFK, évidemment) aux plus obscures (le complot du Congrès US visant à tuer tous les chiens domestiques). Elles montrent également que les théories du complot étaient au moins aussi répandues – si ce n'est plus – avant Internet, et que les gens qui y croient forment un groupe démographique très hétérogène. Évidemment, les théories ont évolué au fil du temps, mais comme l'écrivent les auteurs, elles « concernent tous les groupes sociaux, quels que soient l'âge, le genre, l'origine ethnique, les revenus, les convictions politiques, le niveau d'éducation et la profession des individus. »

« On peut donc affirmer, concluent-ils, que presque tout le monde croit à au moins une théorie du complot, et que beaucoup de gens croient à plusieurs d'entre elles. » Les auteurs affirment également que ce qui alimente en bonne partie ces théories, c'est l'idée qu'il y a un déséquilibre du pouvoir, c'est-à-dire une vision du monde certainement plus politique que pathologique.

Les recherches d'Uscinski et Parent ont été complétées par d'autres travaux récents qui montrent comment les théories du complot s'appuient sur notre tendance naturelle à la paranoïa, et donc à soupçonner que des choses soient secrètement liées entre elles, surtout quand nous avons le sentiment de n'avoir aucune prise sur le cours des événements. Une étude menée en 2014 aux Pays-Bas par Jan-Willem van Prooijen a montré que les gens qui craignent de n'avoir aucun contrôle sur leur environnement immédiat ont davantage tendance à croire à un complot totalement inventé (selon lequel, en l'occurrence, le conseil municipal d'Amsterdam aurait couvert des crimes). Quand les gens se sentent impuissants, ils se tournent vers des explications simplistes, parfois complètement invraisemblables.

Publicité

Les théories du complot ont tendance à prendre des proportions épiques lorsqu'elles touchent à des événements géopolitiques de grande ampleur tels que le 11 septembre ; Uscinski et Brotherton soulignent à ce sujet l'importance du biais de proportionnalité, c'est-à-dire une tendance à penser que des événements monumentaux ont forcément des causes tout aussi monumentales (et obscures, évidemment).

Bien sûr, pour ne rien arranger, il existe effectivement des forces maléfiques à l'œuvre en ce bas-monde, et les complots bien réels ne manquent pas. Dans son livre, Brotherton cite un exemple particulièrement effroyable : l'étude de Tuskegee sur la syphilis, une étude menée par des médecins américains entre 1932 et 1972 au cours de laquelle on a volontairement inoculé la syphilis à des afro-américains avant de refuser de les traiter, le tout dans le but d'étudier les effets à long-terme de cette maladie mortelle.

Sans surprise, les noirs américains qui ont entendu parler de cet épisode sont plus enclins à croire à des théories du complot impliquant le gouvernement – comme par exemple le fait que les dirigeants américains auraient créé le sida.

« Il y a un fond de plausibilité, si ce n'est de vérité, dans la plupart des théories du complot, affirme Brotherton. Il y a des raisons de s'inquiéter de la militarisation croissante de la police, et du pouvoir détenu par le gouvernement. »

Le cliché du conspirationniste accro à Reddit est davantage un produit de l'évolution des télécommunications que de l'augmentation du nombre de personnes croyant à ce genre de choses. Fait intéressant, cette paranoïa (ou, si vous préférez, ce scepticisme) se rencontre davantage chez certains types de gens : il a par exemple été démontré que ceux qui croient à une théorie du complot ont de fortes chances de croire à une autre, même si les deux hypothèses se contredisent totalement. Exemple : vous avez plus de chances de croire que la princesse Diana est toujours en vie si vous croyez aussi qu'elle a été assassinée par la famille royale.

Internet « a probablement changé la nature des théories du complot », affirme Brotherton, en leur permettant de s'exprimer en temps réel, comme par exemple lors de l'attentat du marathon de Boston. « Quand il vous fallait nécessairement écrire un livre pour répandre votre théorie, vous étiez obligé de la développer longuement. » Pour autant, contrairement à ce que pensent certains, cela n'a pas vraiment amené plus de gens à croire à ces théories.

Où se situe donc la limite entre un seuil « raisonnable » de paranoïa, et le conspirationnisme véritable ? A priori, cela dépend surtout de l'ampleur de la théorie, et du fait que votre vision du monde soit entièrement fondée ou non sur votre croyance en d'étranges complots plutôt que sur la logique et la réalité. Mais si l'on en croit Brotherton et ses collègues, la manière dont ces théories font appel à nos instincts est universelle.

Comme le dit Brotherton, « les gens aiment voir le monde de façon binaire, le bien contre le mal. Ils veulent croire que ces forces s'affrontent et les dépassent. » Au fond, dit-il, il y a une forme d'espoir (bien que ce ne soit pas toujours évident) dans la pensée conspirationniste : « Si nous pouvons identifier les gens qui manigancent en secret, alors nous pouvons les combattre. »