photographe animalier
Michel d'Oultremont en reportage.
Société

Attente et solitude du photographe animalier

Si se retrouver coincé seul pendant des heures face à ses pensées ferait flipper à peu près n'importe qui, le photographe Michel d'Oultremont en a fait son job.

« Mon travail, c’est attendre. » Voilà comment Michel d’Oultremont résumerait son job. Jeune photographe nature belge élu Wildlife Photographer of the Year en 2018, Michel sillonne depuis près de 10 ans les plaines enneigées du monde à la recherche de bœufs musqués, d’oiseaux rares ou de loutres. Pour aboutir à ses clichés, il passe généralement un petit mois, seul, sans parler à un humain dans des coins reculés comme les Carpates, l’île d’Hokkaido ou encore le parc Yellowstone – où il a failli perdre cinq orteils.

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Installé dans une petite cachette recouverte de branchages, il tente de se faire oublier de la nature en attendant qu’elle se dévoile devant ses yeux. Rester quasiment immobile pendant près de 8 heures dans la neige nécessite de ne pas avoir peur de se retrouver face à ses pensées. Mais Michel semble avoir intégré ce mode de fonctionnement, embrassant cette solitude choisie. Pour mieux comprendre comment il vit l’attente et ce précieux exil, on lui a passé un petit coup de fil avant qu’il ne reparte en expédition – en Himalaya à la recherche de la Panthère des neiges.

VICE : Bon, je pense que tout le monde rêve de faire ton job. Comment tu t’y es pris ?
Michel d’Oultremont : Depuis que je suis gamin, j’ai une espèce de curiosité pour la nature. Ça a commencé quand j’étais en primaire. Je me baladais dans les champs et les forêts à côté de chez moi en Belgique, au sud de Bruxelles. Puis vers mes 12 ou 13 ans, j’ai commencé à aller un peu plus loin avec un pote. On prenait nos vélos et on roulait sur quelques kilomètres pour aller voir des lapins, des oiseaux, des renards, des chevreuils. C’était vraiment un jeu d’enfant, où on se prenait pour des aventuriers. On était très assidu, on faisait ça assez intensément. En 2007, j’ai 15 ans, et j’apprends qu’il y a un festival de photo nature à Namur, « Namur Nature ». Et ils projetaient un film sur les secrets des photographes animaliers. Ça a été un déclic. J’ai mis toutes mes économies dans un vieux téléobjectif et c’était parti.

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Comment fais-tu pour trouver des bons coins où il y a des animaux ?
Je suis un peu en contact avec des naturalistes et des gardes forestiers. Mais en réalité, j’utilise énormément Google Maps. Ça peut paraître bizarre de faire du repérage pour les animaux sur ton ordi, mais ça marche plutôt pas mal. Je repère les lisières de forêts, les marais, les chemins que sont susceptibles d’emprunter les animaux. Puis c’est aussi pratique pour savoir où tu vas pouvoir placer ton affût histoire d’avoir une bonne vue sur les animaux.

C’est quoi ça, « un affût » ?
C’est comme une petite cachette, qui te permet de te camoufler des animaux. C’est souvent rapide à faire – une petite tente, quelques branches de sapins, un filet de camouflage. Ça te camoufle des animaux pour qu’ils n’aient pas peur de toi. Parce qu’en Europe – enfin disons, en France, Suisse ou Belgique – les animaux sont très craintifs à cause des chasseurs. Même les petits oiseaux. Du coup, c’est tout un défi de s’approcher d’eux. Alors, bien sûr j’utilise de très gros téléobjectifs, mais j’ai besoin d’être proche des animaux pour aboutir à une image intéressante. Si tu ne pratiques pas l’affût, il y a une autre technique, c’est la billebaude. En gros, c’est une balade photographique. Tu te promènes avec ton appareil et t’espères prendre des photos. Je ne suis pas fan, parce que les animaux te voient et peuvent prendre peur. Je n’aime pas trop les déranger.

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Dans les Ardennes belges

Et tu restes longtemps comme ça à attendre ?
Le plus long affût que j’ai fait, c’était en Croatie pour photographier des ours. J’ai dû attendre septante-deux heures [72 heures] dans le même affût. Tu cuisines dans ton affût, tu dors dedans… Mais même quand je vais à côté de chez moi dans les marais pour photographier des oiseaux dans les zones humides, je mets ma petite tente en bord d’étang, et j’y reste un ou deux jours. C’est qui est fabuleux, c’est qu’à un moment, la nature t’oublie, et là t’as tout gagné. Les animaux n’ont plus peur de toi, ni de ton affût. Des oiseaux viennent se poser sur ta petite tente, des renards viennent dormir à côté de toi, parce qu’ils ont oublié qu’il y avait un mec dedans. C’est rentré dans leur paysage et ils oublient ta présence.

« Quand je reste longtemps à l’affût, la pisse c’est en bouteille. C’est facile. Et puis pour chier, j’ai des Tupperware ou des pots »

Mais les animaux ne te sentent pas ?
Ça dépend. Tu dois prévoir ton affût en fonction des vents. Quand tu photographies des mammifères, il faut bien faire gaffe au sens des vents, parce que s’ils te sentent ils ne viennent pas. Un cerf par exemple, ça sent un humain à 300 mètres. Donc si t’es pas à bon vent, il va s’écarter pour ne pas te croiser. Le vent, c’est vraiment l’ennemi du photographe nature. Quand il y a trop de vent, les feuilles font aussi trop de bruit. Les animaux sont inquiets, et en alerte, ils ne sortent pas. Après pour ce qui est des oiseaux – que je photographie aussi beaucoup – c’est un peu plus simple, parce qu’ils n’ont pas d’odorat.

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Question un peu triviale, mais comment fais-tu pour tes besoins ?
Quand t’es pas à l’affût, y’a pas de souci. Tu fais ton trou et puis voilà. Quand je reste longtemps à l’affût, la pisse c’est en bouteille. C’est facile. Et puis pour chier, j’ai des Tupperware ou des pots. Ce n’est pas très glamour, mais c’est soit ça, soit tu te chies dessus. Généralement sur la journée ça passe, tu sais te retenir d’aller faire ta crotte.

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Combat de bœufs musqués.

T’as déjà eu des soucis avec les animaux ?
J’ai croisé pas mal de loups ou d’ours, mais je n’ai jamais eu peur d’un animal. Ils sont simplement curieux, puis ils ont peur de nous. Il y a quand même une fois en Croatie, où un ours a essayé de rentrer dans mon mirador – placé à trois mètres de haut. Il avait réussi à passer sa tête et une patte dans la trappe du mirador. J’ai hurlé pour lui faire peur en lui mettant un petit coup sur sa patte et ça a marché. Il a fait un vacarme d’enfer en partant. Je pense vraiment qu’il a plus eu peur que moi sur le coup. Bon, j’ai quand même passé les trois heures suivantes debout sur la trappe en tremblotant un peu.

Mais s’il t’arrive quelque chose comment tu fais ?
Avant je n’avais pas de balise GPS, parce que ce n’est pas donné et que je n’en avais pas forcément l’envie. Mais là j’ai investi dans un GPS avec bouton SOS relié par satellite. C’est plus rassurant pour ma famille et ma copine. Mais honnêtement, je n’en ai pas vraiment besoin. Je suis assez pragmatique là-dessus. S’il m’arrive un truc, c’est comme ça. C’est la vie.

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En règle générale, tu pars combien de temps pour un reportage ?
Un mois. Si tu pars moins, tu peux faire des images, mais elles ne seront pas forcément intéressantes. C’est seulement à partir de deux semaines que tu commences à bien connaître l’endroit. Parce que tu passes un bon moment à simplement faire des repérages sans sortir l’appareil pour comprendre les habitudes des animaux, comprendre comment est le biotope, réfléchir à quelles images tu voudrais faire. C’est seulement une fois que tu as ça en tête que tu sors l’appareil. Après, passer plus d’un mois seul, ça commence à faire long – surtout si tu n’as pas fait d’images. Parce que ça arrive ça, t’as pas de chance, les animaux ne sortent pas et t’as rien à photographier.

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Sur l'île d'Hokkaido au Japon.

Mais tu ne te fais pas chier au bout d’un moment, seul ?
Bah non ça va. En fait, tu as une routine qui se met en place quand t’es en bivouac comme ça. Tu penses uniquement à ce que tu dois faire. En gros, le matin tu te lèves et tu dois faire bouillir de l’eau et ça peut te prendre un bon moment quand il fait froid et que tu dois récupérer de la neige. Après tu manges ton petit-dej. Puis tu pars faire tes photos. C’est là que mon travail commence. Attendre. Parfois tu t’embêtes dur. Y’a pas un son, pas un oiseau. Mais en réalité, il faut simplement être plus attentif, t’as toujours un truc qui se passe. t’aperçois une mésange par-ci ou un troglodyte. Quand la nuit tombe, tu fais comme le matin, tu refais bouillir de l’eau, tu cuisines. Une fois que t’es dans ton duvet – explosé de fatigue par tes huit heures à moins 30 degrés – tu réfléchis à ta journée du lendemain en te disant « Et si j’essayais de passer par ce col-là pour aller me poster ici et prendre en photo ces animaux ». En fait, tu entres dans un tel mood, qui te fait oublier le monde extérieur, que t’oublies même de te faire chier. T’es dans une routine robotique.

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« Aujourd’hui, c’est très compliqué d’avoir du temps pour laisser divaguer son esprit. Pour moi, c’est une nécessité »

Et tu te parles tout seul pour ne pas devenir fou ?
Non, je ne fais pas ça. Mais c’est marrant parce que j’en parlais dernièrement avec un pote photographe suisse qui lui se parle quand il part en expédition. Il se parle tout haut. À mon avis, pour lui c’est un moyen de se rassurer, se dire qu’il n’est pas seul parce qu’il entend une voix – même si c’est la sienne. Après, moi je ne prononce pas de mots, mais je me parle. C’est plus des pensées.

Mais ça te plaît ça d’être face à tes pensées, c’est assez rare aujourd’hui de se retrouver seul face à soi-même ?
Aujourd’hui, c’est très compliqué d’avoir du temps pour laisser divaguer son esprit. Pour moi, c’est une nécessité. Mes reportages, ce sont des soupapes de décompression. Ça fait un peu psychologie au fond des bois, mais tu déconnectes bien et tu te poses les bonnes questions. Puis quand t’es tout seul, tu n’as plus aucun tracas. Plus personne te fait chier. C’est toi et la nature. C’est peut-être très égoïste de penser ainsi, mais y’a que toi qui comptes. Tu gères uniquement ton affaire.

Et le retour à la vie civile il n’est pas trop ardu ?
Je suis content de revoir des humains, mais il me faut un temps d’adaptation. Comme quand je pars en reportage d’ailleurs. Il me faut trois, quatre jours pour me dire « OK, je suis seul. » Je suis un peu en bad pendant quelques jours. Puis je trouve mon rythme et ça va niquel. Et bien pour mon retour, c’est la même chose. Il me faut un moment, où je ne veux pas voir de monde. Puis après ça va mieux, je fais des barbecues.

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